Marie-Claude Sawerschel (mcs) Je me souviens, Alexia, que, enfant, tu t’es mise à lire tout Roald Dahl, puis que tu as relu “Les deux Gredins” ou “Charlie et la chocolaterie” à plusieurs reprises.
Quoique maman grande lectrice, je ne connaissais pas Roald Dahl à cette époque et ce n’est par conséquent pas moi qui te l’ai fait connaître.
Te souviens-tu de l’âge que tu avais et des circonstances dans lesquelles Roald Dahl est entré dans ta vie ?
Alexia Sawerschel (AS) : Je ne me rappelle pas exactement dans quelle circonstances j’ai reçu mon premier livre de Roald Dahl. J’ai le souvenir d’avoir lu Les deux gredins pour la première fois sur une plage en vacances alors que je devais avoir environ 7 ans. Il me semble que c’était mon premier livre de Roald Dahl, et j’étais très amusée par l’humour particulièrement grinçant et l’imaginaire très riche de ce roman, pourtant bien moins fantastique que d’autres œuvres de l’auteur. Je l’ai effectivement relu en boucle, avant de découvrir que Roald Dahl avait une œuvre prolifique (James et la grosse pêche, Mathilda, Deux biographies, Sacrées sorcières, Le bon gros géant…)
Je devais avoir environ 7 ans et j’étais très amusée par l’humour particulièrement grinçant et l’imaginaire très riche de ce roman.
MCS : Comment définirais-tu l’univers dans lequel tu es entrée en lisant Roald Dahl ? Il me semble me souvenir de ton amusement, de tes rires quand il t’arrivait d’évoquer tes lectures…
AS : Je crois que l’univers de Roald Dahl, du moins dans sa littérature pour enfants, puise son inspiration dans l’observation fine et souvent très amusée du monde réel, distordue par une imagination débridée. A cela s’ajoute le caractère irrévérencieux et en partie choquant (la chasse aux oiseaux à la colle faites par les deux gredins, et qui finit par se retourner contre eux par exemple…). Je pense que c’est surtout ce dernier aspect qui m’a fait particulièrement rire, surtout avec Les deux gredins. Ce roman est moins connu que d’autres, probablement parce qu’il n’y a pas d’enfant héros à qui on peut s’identifier. C’est une troisième composante des autres romans pour enfants de Roald Dahl, l’enfant soit pauvre, soit mal-aimé, surdoué ou incompris qui s’épanouit et se découvre en s’ouvrant au monde. Un monde qui comprend souvent des amis très originaux.
L’univers de Roald Dahl puise son inspiration dans l’observation fine et souvent très amusée du monde réel, distordue par une imagination débridée.
MCS : Est-ce que tu éprouvais ses romans comme un peu décalés ou osés, un peu cavaliers par rapport à ce qu’on osait dire en général ? En quoi ?
AS : Oui j’éprouvais ces romans comme décalés. En dehors de l’univers imaginaire riche, c’est certainement aussi ce qui me plaisait. Les personnages de Roald Dahl sont irrévérencieux envers la société. Les héros sont fondamentalement bons, mais aussi facétieux et culottés… Ils n’ont pas trop de remords lorsque de mauvaises choses arrivent aux personnages qui sont, eux, fermés d’esprit, narcissiques ou avares. Ceci arrive toujours de façon assez rigolote mais parfois néanmoins brutale. L’exemple le plus connu est la façon dont les enfants sont éliminés de la visite de la fabrique dans Charlie et la chocolaterie. Ceci dit, les mauvais personnages comme les bons ont en général des traits amusants et sont attachants, et leurs mésaventures sont souvent au moins en partie provoquées par leur faute.
Les personnages de Roald Dahl sont irrévérencieux envers la société. Les héros sont fondamentalement bons, mais aussi facétieux et culottés…
MCS : L’éditeur anglais a annoncé une réécriture de ses romans pour les rendre plus acceptables, moins stigmatisants pour les gros (qui ne le sont plus désormais), pour les chauves (les sorcières ont leurs cheveux maintenant), ou pour être plus en adéquation avec la négation des situations genrées (ce ne sont plus les mamans qui font la cuisine, mais les parents). Les traits de l’écriture appelés à disparaître y étaient-ils pour quelque chose dans ta joie de lire Roald Dahl ? Est-ce important de pouvoir être exposée à du “politiquement incorrect” comme enfant ? En quoi et pourquoi ?
AS : Si je me souviens bien, dans Les deux gredins, les deux ‘mauvais personnages‘ sont au centre de l’histoire pendant les trois quarts du récit. La première partie consiste à décrire par de multiples d’exemples à quel point ces personnages sont ignobles. Cette construction inhabituelle m’avait beaucoup plu à l’époque, car je ne voyais pas du tout où cette histoire allait me mener.
Je ne connais, d’un point de vue d’enfant, que l’exemple du gros, qui est l’enfant trop gourmand et gâté de Charlie et la chocolaterie. Les chauves viennent de Sacrées sorcières que j’avais oublié, mais que j’ai redécouvert récemment dans une réadaptation en bande dessinée de Pénélope Bagieux, pourtant féministe, qui aurait certainement quelque chose à dire sur la question. Quant à une femme qui cuisine, je ne m’en rappelle pas. Je n’ai pas eu en main les versions révisées, mais dans ces trois exemples, à mon avis, le gros et la cuisine sont des changements anecdotiques. Le problème, c’est que ces romans sont bourrés de descriptions caricaturales et amusantes, qu’on pourrait penser moqueuses. Il y a le géant aux trop grandes oreilles, le gredin à la barbe dégoûtante etc. Si on enlevait toutes les descriptions amusantes – et donc potentiellement blessantes pour un groupe de personnes – des personnages de Roald Dahl, ses livres s‘aminciraient sévèrement.
Dans le cas des sorcières chauves, en revanche, il y a vraiment une perte dans l’histoire. Les sorcières de Roald Dahl sont, en société, belles et féminines, mais elles cachent sous leurs masques et leurs perruques une apparence bien moins humaine: oreilles et dents aiguisées, crâne chauve, peau pourrie et ‘asticotée’… Elles trouvent les enfants dégoûtants et organisent des congrès pour s’en débarrasser, officiellement des congrès pour La Défense des enfants !
Ces sorcières déconstruisent le stéréotype de la sorcière au nez crochu, que je trouve plus stigmatisant, parce que trop typique. Une autre sorcière chez Roald Dahl prendrait à nouveau une autre forme. Quand il y a assez d’imagination, pas besoin de stéréotypes!
Comme dans Les deux gredins, on aime les sorcières qui nous veulent pourtant du mal à nous, enfants, car elles ont une certaine classe et sont “badass”. Les personnages vraiment moins aimables sont en général les plus conventionnels, comme le directeur d’hôtel, raide et coincé, à qui la grand-mère cloue magistralement le bec dans Sacrées sorcières.
Quand il y a assez d’imagination, pas besoin de stéréotypes!
J’ai toujours été assez politiquement correcte, dans le sens où je me suis toujours irritée, par exemple, des blagues racistes, car elles me donnaient l’impression que, derrière le côté léger et non sérieux, il y avait une forme d’entretien d’une stigmatisation d’un groupe donné.
J’ai pourtant apprécié Tintin en Afrique, pourtant clairement raciste, dans mon enfance. Je pense de toute façon que, dès l’enfance, nous sommes capables de discerner la réalité de la fiction, surtout dans le mode humoristique. Sans comprendre le caractère colonial du roman, je pouvais déjà saisir le caractère daté, irréel et la nature grossière et ignorante de Tintin. Je n’ai jamais pensé que les Africains décrits avaient un quelconque rapport avec mes camarades de classe de couleur, ni avec les habitants des pays africains. Le récit est, de notre point de vue, absurde et l’identification avec Tintin à notre époque est dans cet album quasiment impossible. C’est d’ailleurs clairement un des moins bons albums. A mon avis, cet album serait réellement problématique s’il sortait aujourd’hui, mais comme relique du passé, on peut continuer à le trouver amusant.
Dès l’enfance, nous sommes capables de discerner la réalité de la fiction, surtout dans le mode humoristique.
Chez Roald Dahl, je n’ai jamais eu cette impression de stigmatisation dans aucun livre. Peut-être que cela changerait si je le relisais aujourd’hui ? Il s’agit plutôt d’un bouquet de personnages imaginaires aux caractéristiques très variées, parfois développées à partir d’observations amusées de personnes réelles. Les héros principaux sont souvent un peu vides, on peut ainsi enfiler aisément leur costumes, mais le reste est une ode à la diversité et à l’originalité!
Cette impression se confirme (de nouveau, dans mon souvenir) à la lecture des autobiographies de Roald Dahl, que j’ai aussi lues à plusieurs reprises dans mon enfance et qui contiennent une multitude de rencontres et d’observations amusées sur toutes sortes d’individus. Dans mon souvenir, ces observations sont dénuées de préjugés sur certains groupes sociaux, mais elles sont très individuelles, facétieuses ou poétiques. Par exemple, la rencontre avec une personne qui ne supporte pas de voir des orteils, qu’elle assimile à des vers de terres. Ou l’idée qu’un enfant serait plus beau si sa mère avait vu et entendu de belles choses pendant la grossesse.
MCS : Quel est ton avis sur cette décision de l’éditeur anglais ?
AS : Si Roald Dahl vivait aujourd’hui et considérait que ses propres romans font circuler des clichés blessants ou stigmatisants (ce dont je doute, comme tu l’as compris), je pense qu’il ne s’embêterait pas à les édulcorer – quel ennui !- mais qu’il s’amuserait à inventer de nouvelles histoires, avec un humour et une fantaisie qui correspondrait aux lecteurs d’aujourd’hui.
Les éditeurs qui jugent leurs classiques politiquement incorrects ne devraient-ils pas faire de même, et nous dénicher de nouvelles perles au lieu d’esquinter les anciennes ?
Les éditeurs qui jugent leurs classiques politiquement incorrects ne devraient-ils pas nous dénicher de nouvelles perles au lieu d’esquinter les anciennes?