Etre stoïque sans être stoïcien peut être mortel

Kelly Catlin, triple championne du monde cycliste de 23 ans, a mis fin à ses jours le 7 mars 2019. Emploi du temps dément. Sport d’élite et études de haut vol. Pas de temps à soi. Elle a comparé l’exercice de compatibilité entre tant d’activités exigeantes comme du jonglage avec des couteaux. Douée pour tout. Mémoire d’éléphant. Elle a laissé une lettre en guise d’adieu. Elle y fait un bilan, y donne des conseils :

La plus grande force que vous développerez est la capacité de reconnaître vos propres faiblesses et d’apprendre à demander de l’aide. C’est une leçon que je ne fais que découvrir, lentement et douloureusement. J’échoue toujours. En tant qu’athlètes, nous sommes tous socialement programmés pour être stoïques avec notre douleur, pour porter nos fardeaux et ne pas nous plaindre. Ce sont des habitudes difficiles à briser”.

Et encore :

“ Tout comme vos muscles, votre esprit ne peut se réparer et devenir plus fort qu’avec le repos. Demandez une journée de repos, ou, si vous avez la chance d’être votre propre coach, accordez-vous une journée de repos. Contrairement à tout le reste dans la vie, cela ne peut pas vous faire de mal”.

Poignant.

On aurait voulu être là.

Sentir ce qui se préparait.

Lui apprendre la patience.

Lui permettre de mettre en pratique le conseil qu’elle a donné mais n’a pas été à même de suivre.

Kelly Catlin a été stoïque sans pouvoir être stoïcienne.

C’est un crime que d’encourager les gens à être stoïques, sans leur donner les moyens d’être stoïciens. L’origine commune des termes (la langue anglaise utilise le même terme pour désigner les deux états), le fait que les Stoïciens aient généralement été stoïques, ne permet pas d’inférer que les gens stoïques sont aussi stoïciens. Avoir appris à être courageux, à supporter la peur, la privation, les duretés et les aléas de la vie sans se laisser troubler est une chose. Faire preuve de ces qualités au prix de l’oubli de soi en est une autre. Le courage, la résistance et la sérénité face à la douleur ne valent pas grand-chose si elles s’acquièrent au prix de l’abnégation, de l’oubli de soi : il n’y a là rien, mais vraiment rien de stoïcien. Ce que nous enseignent Zénon de Kition, Epictète, Marc-Aurèle et Sénèque, précisément, c’est que, s’il faut supporter ce qui ne dépend pas de nous, il s’agit, en revanche, d’agir sur ce qui dépend de nous, essentiellement nos sentiments et nos émotions. Faire la distinction entre ce qui dépend de nous et ce qui n’en dépend pas est une habitude salutaire. On évite de se charger de ce sur qui on n’a pas prise (quel meilleur remède contre l’anxiété, presque toujours inutile ?) et on agit là où on a prise (quel meilleur remède contre le défaitisme et la procrastination ?)

Mais le culte de l’effort et de l’art de tout supporter sans renoncer à soi présente, pour ceux qui subordonnent et commandent, un avantage immédiat certain. Cultiver le stoïcisme chez les autres, c’est s’assurer un gouvernement facile, s’attacher leur obéissance : les stoïques prennent sur eux toutes les difficultés, font preuve d’héroïsme, se montrent fidèles jusqu’à la mort parce qu’ils ont intégré ce qu’on attend d’eux. Ils voient une valeur dans cette abnégation, la valeur suprême, même parfois, sans avoir les moyens de l’assumer au long cours. C’est que la qualité d’être stoïque ne repose pas sur un choix individuel, sur la responsabilité et le choix autonome. Elle n’est pas liberté. Elle est esclavage, un esclavage mortel s’il devient la source unique de la confiance en soi et de l’estime de soi.

Chez Kelly Catlin, la gloire, les victoires, la notoriété, la reconnaissance qu’elle a reçue de son environnement, la peur de décevoir sans doute, ont constitué autant de pièges qui l’ont empêchée de se poser les questions qui l’auraient peut-être sauvée : Où est-ce que je puise la validation de mes actions ? A quoi est-ce que j’obéis dans mon existence ? Qu’est-ce qui dépend de moi et qu’est-ce qui n’en dépend pas ? C’est la clé de voûte de toute la philosophie stoïcienne. Nous sommes maîtres de ce qui dépend de nous, c’est-à-dire en priorité et presque exclusivement de nos idées, de nos sentiments et de nos émotions. Le reste de notre existence est soumis à des influences qui nous échappent. Cela, il s’agit simplement de le supporter.

Mais ce qui dépend de nous peut être le fruit de notre travail : nous pouvons nous interroger sur nos représentations, débusquer celles qui sont erronées, passer au crible nos conditionnements, nos désirs et nos aversions pour voir en quoi elles entravent (inutilement) notre existence, en quoi elles sont contraires à notre nature, à la nature. Le stoïcisme est une éthique en acte, une éthique exigeante qui ne nous laisse pas nous endormir sur nos lauriers certes, mais qui nous protège aussi, qui prend soin de nous en ne nous laissant pas nous soumettre de nous-mêmes à des injonctions qui ne sont pas les nôtres.

On comprend pourquoi Kelly Catlin a mis fin à ses jours et on voit aussi comment il aurait été possible qu’elle ne se résolve pas à cette extrémité.

Si nous devions prendre son exemple comme guide éducatif, il me semble que nous devrions mettre en place dans les écoles les éléments de construction de la confiance en soi, qui comprend l’acceptation bienveillante de ses limites comme terrain fertile pour se trouver soi-même et coller véritablement à ce à quoi on se dédie. Le frère de Kelly Catlin, qui a fait découvrir le cyclisme à sa soeur, formule une hypothèse éclairante : “elle n’aimait pas vraiment le vélo, mais elle a commencé à gagner et elle aimait gagner”. Validation par les pairs, par la gloire. Fausse route si c’est la seule, car cette gloire-là ne dépend pas de nous, et elle nous affaiblit lorsqu’elle vient à manquer si on l’a cru nôtre.

Paix à ton âme, Kelly.

Références :

Diogène Laërce : Vies, doctrines et sentences des philosophes illustres, livre VII

Epictète : Manuel / Entretiens

Sénèque : Fragments, Consolations, Entretiens

Marc-Aurèle : Pensées pour moi-même

Illustration : Nelly Damas pour Foliosophy

(Texte paru sur le site https://www.foliosophy.com/ où je me réjouis de vous retrouver dès le mois de juillet 2023)

Le discours de Saint Pierre, une institution œcuménique

Les copains confédérés qui ignorent notre tradition du discours de Saint Pierre rigolent chaque fois qu’ils apprennent l’existence de cette appellation, leur oreille entendant non pas “le discours tenu dans la cathédrale Saint-Pierre”, mais le discours d’un dénommé Pierre sanctifié au détour d’on ne sait pas quoi.

C’est vrai qu’elle est solennelle, cette cérémonie. Le lieu, laïcisé de fait pour l’opération, teinte toutefois nos élus d’une aura un peu religieuse. On y joue le carrefour de la tradition et de la modernité, de l’alliance des trois pouvoirs, du local et de l’international. Du passé et du futur. C’est le petit big bang du nouveau monde genevois des cinq années à venir.

Le lieu, laïcisé de fait pour l’opération, teinte toutefois nos élus d’une aura un peu religieuse.

Le discours fonctionne comme une espèce de sas d’entrée dans la nouvelle législature. On s’est éloigné du temps des promesses électorales fracassantes. Rien d’étonnant à ça : on était alors dans le temps de la confrontation, la campagne fonctionnant comme un marché à la criée. A Saint-Pierre, les élus en cérémonie d’adoubement doivent montrer la concorde, l’alliance, la paix retrouvée qui filera les décisions de la législature à venir.

Le discours de Saint-Pierre, c’est presque un genre, comme on le dit en littérature ou au cinéma. Certains passages sont devenus obligés : l’exorde annonce le début des temps nouveaux enracinés dans le monde d’avant, on fait un petit détour par la constitution fédérale, pour rappeler que la force de la communauté se mesure au bien-être du plus faible de ses membres. Et puis, pourquoi pas, Rousseau, le Genevois parti à pied de sa ville pour faire essaimer son Contrat social dans le monde entier.

Le discours de Saint-Pierre, ce ne sont ni des promesses électorales, ni un programme politique. C’est un entre-deux où on doit réunir tout le monde (c’est là son caractère un peu œcuménique) et commencer à se montrer prudent quant aux promesses. On se montre réfléchi depuis le discours de 2018 qui affichait une volonté presque militaire de “gouverner ensemble”, engagement qui n’en a pas moins très vite heurté un écueil fatal. On sait maintenant que le discours de Saint-Pierre passera cinq ans plus tard au jeu des différences (promis/pas fait).

Ce qui est intéressant, dans le discours de Saint-Pierre, une fois le moment d’émotion collective passé, c’est d’entendre ce qui n’a pas été dit, ce qui ne peut pas l’être à ce stade, dans cet exercice un peu pastoral.

Le nouveau conseil d’Etat veut une “administration performante, efficace” (on ne dit plus “efficiente”, comme pendant la campagne, adjectif qui poserait la question du strict contrôle des ressources dont on sait qu’elle ne fait pas l’unanimité), une administration libérée des “contraintes trop bureaucratiques”. La manière d’y parvenir sera probablement un point de discorde, qui ne peut par conséquent pas être abordé dans l’immédiat.

La nouvelle équipe vise un “renforcement du système de soins accessible à l’ensemble de la population”. Comment ? Caisse unique ? Caisse publique ? Les promesses de campagne devront encore mûrir autour de la table du mercredi matin.

La police cantonale ? Important, en effet ! Et le discours de citer les missions connues de ladite. On en restera là pour le moment, c’est plus sûr.

Qui ne voudrait pas de “finances publiques saines” ? La droite a manifestement réussi à faire passer l’idée d’une diminution d’impôts pour “redonner du pouvoir d’achat” à la population. Avec une cautèle cette fois : pour peu que les résultats des comptes soient “durablement positifs”. Voilà qui n’engage plus du tout. Pas plus, somme toute que la vision de la mobilité où chacun, dans la perspective de “mobilité multimodale et innovante”,  peut espérer être satisfait, sans entraves. Sans priorisation des modes, ça va être compliqué de débloquer Genève.

La transition démographique est identifiée comme importante. Il faut s’occuper des aînés, des jeunes, des petits, du congé parental, des places d’accueil. Rien sur la croissance. Rien sur l’école à trois ans ou l’horaire continu, non plus, sujets qui divisent. Le Conseil d’Etat continuera d’œuvrer pour “une école publique forte qui forme, qui oriente”. On entend passer le spectre de la réforme du cycle d’orientation, qu’on évite de nommer à ce stade.

Sur l’économie et les entreprises, on ne dit pas que l’outil de travail sera défiscalisé (promesse de la droite), on dit que cette fiscalisation sera “allégée”. Tout est dans le pourcentage, comme le diable dans les détails.

A l’image des trois parchemins du Trésor de la Licorne, les étapes de la construction de cette législature se présentent comme des transparents aux informations partielles qu’il s’agira, au fil des mois et des années, de superposer pour en faire émerger la vérité : les promesses, le discours de Saint-Pierre, les réalisations concrètes devront être soigneusement compilés pour que, au soir du 31 mai 2028, on puisse en dresser l’image complète.

Aujourd’hui, c’est le moment de souhaiter bonne chance à un Conseil d’Etat dont on devine que les défis tiendront en grande partie dans la concrétisation partagée des quelques lignes d’une profession de foi qui doit maintenant passer aux actes. Pour de vrai.

 

 

Kant vegan ?

Kant était omnivore et il aimait la viande, ses biographes sont affirmatifs sur ce point. L’un d’eux, Jachmann, avance sans rire que : “ses menus étaient simples : trois plats, fromage et beurre”. Mais il est vrai que le repas de midi, qui s’étirait jusqu’à seize ou dix-sept heures, suivant les discussions engagées avec les convives qui partageaient chaque jour sa table, était le seul de la journée. On sait qu’il aimait le bouillon de veau et que son problématique valet, Lampe, lui servait des viandes rôties, sans que le gibier ne figure jamais à sa table. Si c’est le poisson qu’il préférait — il adorait le cabillaud et disait qu’il en “mangerait une pleine assiette, même en sortant de table” — il mâchait longuement la viande, pour en extraire le jus, et abandonnait discrètement le reliquat dans un coin de son assiette, sous des croûtes de pain. On appréciera. Autre temps, autres habitudes.

Ce n’est évidemment pas pour ses travers masticatoires que Kant est resté dans les mémoires, même si c’est bien à son génie philosophique qu’on doit de connaître l’état de sa dentition, “fort mauvaise et qui lui donnait beaucoup de soucis”. Pas de relooking personnel posthume pour les philosophes stars, privés des selfies lisses et photoshopés d’anonymes qui n’ont pas toujours autre chose à apporter que l’éclat de leurs dents blanches. Voilà qui nous repose.

Les étudiants, parfois contraints, qui abordent la philosophie morale de Kant, voient tout d’abord se dresser devant eux un mur, genre face nord d’une cime qui attend toujours son vainqueur. Quelques heures de lecture et quelques semaines de digestion plus tard, une fois le tilt atteint, et parfois même l’effet waouh vécu, ils peinent à penser le processus de la moralité autrement que par Emmanuel et c’est alors tout un art que de leur faire goûter les beautés de l’utilitarisme. Mais le jeu en vaut la chandelle car c’est bien entre les mamelles de ces deux philosophies que, grosso modo, nous jaugeons spontanément ce qui est moral et ce qui l’est moins.

Prenons les choses simplement. Faisons d’abord la distinction entre ce qui est bon et le Bien, ou entre ce qui est bon relativement à quelque chose et ce qui est bon absolument. Si je veux soigner quelqu’un d’une maladie qui le terrasse, je dois choisir le bon remède. Le remède est bon relativement à l’effet que je vise, à savoir guérir le malade. De même, et tous les lecteurs d’Agatha Christie le savent, si je veux empoisonner quelqu’un, il faut que je trouve le poison le mieux adapté à l’effet que je recherche, poison lent, fulgurant, mortel, paralysant, qui laisse des traces ou reste imperceptible à la plus fouillée des autopsies. Ici, le poison est bon relativement au but que je recherche exactement comme dans le cas du remède. Dans les deux cas, on a affaire à ce que Kant appelle un impératif hypothétique, c’est-à-dire à un commandement (impératif) qui m’ordonne de faire quelque chose pour peu que je recherche une fin déterminée (hypothétique). Pour faire une omelette, il faut casser des œufs, c’est totalement indispensable, mais on verrait mal pourquoi on en casserait si ce n’est pas pour faire une omelette, exactement comme ce n’est pas un mal de ne pas casser des œufs quand on ne veut pas faire d’omelette. Pas besoin d’en rajouter, tout le monde a compris à ce stade.

Pour ce qui concerne le Bien ou ce qui est bon absolument, les choses sont un peu plus compliquées. Prenons l’exemple d’un homme bon qui pourrait nous donner l’illusion d’un bien qui ne serait pas relatif. Comment est-ce que je pourrai énoncer les qualités d’un homme bon ? Est-ce qu’il est calme, est-ce qu’il sait se maîtriser ? Est-il d’un naturel attentif pour autrui ? Sait-il garder son sang-froid en toutes circonstances ? Cherche-t-il le meilleur pour autrui ? On pourrait presque se mettre d’accord sur l’idée que ces qualités sont bonnes absolument, et non pas relativement à quelque chose, si on ne s’avisait que toutes ces qualités peuvent se rencontrer chez un criminel sanguinaire. Et elles nous paraîtront particulièrement ignobles pour cette raison qu’elles sont mises au service d’une intention que nous jugeons mauvaise. Le film “Un ami qui vous veut du bien”, a, lui, définitivement montré à quel point peuvent être terrifiants ceux qui veulent le meilleur pour vous.

Ainsi n’y a-t-il de bon absolument qu’une bonne volonté.

Car la question est bien celle-ci : pourquoi y a-t-il certaines actions que nous jugeons bonnes ou mauvaises absolument, sans lien aucun avec le but à atteindre ou les conséquences qu’elles entraînent ? Ce dernier point est important : nous avons tous connu des maladroits ou des malchanceux dont les actions aboutissent à de véritables catastrophes sans qu’on puisse vraiment leur en vouloir. Pourquoi ? Parce que leur intention était bonne. Et comment reconnaît-on (théoriquement) une intention bonne ? A ceci que nous pourrions vouloir que cette intention, et le commandement qui a mis en œuvre l’action pour la réaliser, puisse être rejoué par n’importe qui n’importe où, en clair que la maxime de cette action, le principe qui a subjectivement été vécu par la personne en question lorsqu’elle a voulu, puisse devenir une loi de la nature, comme si les êtres humains ou tout être raisonnable (l’extra-terrestre ET, par exemple) étaient amenés à compléter les lois de la nature physique qui leur préexistent en établissant une loi de la nature du point de vue moral. Et on peut conclure provisoirement (en espérant ne pas avoir perdu trop de monde en route) en disant qu’un commandement, qui ordonne absolument sans égard au but et aux conséquences, est un impératif catégorique, qu’il n’y en a d’ailleurs qu’un seul que Kant exprime sous une formule désormais consacrée :

“Agis uniquement d’après la maxime qui fait que tu peux vouloir en même temps qu’elle devienne une loi universelle”.

On a affaire avec Kant à la posture morale la plus rigoureuse (certains la disent rigide) qu’on puisse concevoir, plus exigeante que la règle d’or même qui nous recommande de ne pas faire à autrui ce qu’on ne voudrait pas qu’on nous fasse, dans la mesure, où, dans l’impératif catégorique, je ne prends pas mes préférences personnelles subjectives comme étalon de référence pour décider de ce qui est bon.

Voilà qu’il est temps de se demander en quoi ces considérations peuvent jeter un coup de projecteur sur les questions, importantes, débattues aujourd’hui à propos du sort à réserver aux animaux, des thèses antispécistes et des invitations au véganisme. Ce mouvement est fondé sur la déclaration suivante dans les statuts de la Vegan society du 20 novembre 1979 :

« < Le véganisme> est une philosophie et une façon de vivre qui cherche à exclure -autant que faire se peut- toute forme d’exploitation et de cruauté envers les animaux, que ce soit pour se nourrir, s’habiller, ou pour tout autre but, et par extension, faire la promotion du développement et l’usage d’alternatives sans exploitation animale, pour le bénéfice des humains, des animaux et de l’environnement […] »

Ce mouvement s’est résolument radicalisé dans les décennies qui ont suivi, excluant toute utilisation de produits issus des animaux ou découlant de leur activité.

On l’a vu, primo Kant n’était pas vegan. Deuxio Kant réserve l’activation de l’impératif catégorique aux seuls être raisonnables, c’est-à-dire aux êtres qui non seulement agissent d’après des lois (ce que fait également une pierre en se détachant de la montagne et en tombant dans la vallée par exemple), mais qui aient la capacité d’agir d’après la représentation des lois, c’est-à-dire qui soient capables d’assujettir leur volonté à des principes. Donc pas les cailloux, ni les plantes, ni, dans son esprit, les animaux.

Dessin: Guy Mérat

Le cercle éthique de Kant, le périmètre qui comprend les êtres, est donc strictement réservé, en gros et pour être pragmatique, aux êtres humains.

Mais si nous avons, avec Kant, la construction du système moral le plus sévère que l’on puisse concevoir, il doit pouvoir être testé sur le traitement des êtres vivants que nous incluons, dans nos sociétés post-kantiennes, progressivement dans notre cercle éthique. Après tout, le Gange a bien aujourd’hui le statut juridique d’une personne.

Reprenons l’impératif catégorique :

“Agis uniquement d’après la maxime qui fait que tu peux vouloir en même temps qu’elle devienne une loi universelle”

Et appliquons à notre propos la conséquence qui, pour Kant, découle de son impératif catégorique et constitue une autre manière de le formuler, en l’étendant aux animaux, aux plantes, aux cours d’eau et à notre planète :

« Agis de façon telle que tu traites <l’humanité>, aussi bien dans ta <personne> que dans toute autre, toujours en même temps comme fin, et jamais simplement comme moyen”.

Si cette formulation de l’impératif catégorique nous enjoint de considérer notre dentiste ou le chauffeur du bus “toujours en même temps comme une fin, et pas seulement comme le moyen” de me faire soigner les dents, ou d’arriver à l’heure à bon port, cela signifie que je dois du respect à leurs personnes qui sont aussi, comme moi, des législateurs potentiels à même d’activer l’impératif moral dans leur tête. Je ne suis pas invitée à assommer le dentiste qui a mal fait son travail ni à insulter le chauffeur qui lambine sur la route. Soit, mais ce qu’il faut retenir ici est que le contrat social qui me lie à eux implique que, régulièrement, je sois amenée à les considérer comme des moyens, exactement comme je me considère par moments comme le moyen par lequel mes enfants peuvent être élevés, nourris, soignés, par exemple.

On s’aperçoit que la formule permet un juste équilibre entre la dimension sacrée de la personne (chez Kant) ou du vivant (dans notre démonstration) et la dimension économique qui régit le fait de vivre en société. Jocelyne Porcher, sociologue et zootechnicienne après avoir été éleveuse de moutons, dit la même chose dans la relation qui unit les humains et les animaux :

“Travailler avec les animaux, cela veut dire produire, mais cela veut dire aussi vivre ensemble, se construire, s’épanouir. Le travail a des rationalités économiques, mais il a aussi des rationalités relationnelles et identitaires”.

Jocelyne Porcher

Or, dans le débat vegan le plus radical à l’oeuvre. aujourd’hui, la moralité est plus contraignante encore que la vision kantienne, puisqu’elle va jusqu’à exclure que nous puissions utiliser les animaux comme moyens. Lorsque le véganisme réprouve une balade en forêt sur un cheval ou la vie partagée avec un animal domestique, il est plus restrictif que ne l’est Kant avec ses frères humains. Mais, de façon assez symptomatique dans le contexte vegan, on n’y dit rien des humains, pour la bonne raison que, si personne ne peut être utilisé comme moyen, alors il n’y a pas de société possible.

Et il n’y aurait pas eu de civilisations possibles non plus, si l’homme n’avait jamais fait alliance avec les animaux domestiques. Il faut ne jamais avoir été proches des animaux domestiques pour penser que la domestication est une monstruosité contre nature. “Car les animaux domestiques, nous rappelle Jocelyne Porcher, ont en majorité un statut de proie. Quand vous êtes une brebis, la liberté qui vous apparaît le plus clairement est celle du loup et non pas la vôtre. Les bergers n’ont pas réduit les brebis en esclavage. Ils ont construit une alliance capable de rassurer les animaux et à même de leur permettre de vivre sans la peur du prédateur.”

Références :

Michel Onfray : Le ventre des philosophes

Jean Mistler : Kant intime, Grasset

Thomas de Quincey : Les derniers jours d’Emmanuel Kant

Emmanuel Kant : Fondements de la métaphysique des moeurs

Jocelyne porcher (2014) : Vivre avec les animaux : une utopie pour le XXIe siècle

Jocelyne Porcher (2007) : Ne libérez pas les animaux !

Jean-François Braunstein (2018) : La philosophie devenue folle

Walt Whitman : Feuilles d’herbe

nb: j’ai publié ce texte initialement sur la plateforme Medium, en 2019. Dans la perspective de la fermeture annoncée des blogs du temps, j’emploierai les jours restants à republier ici des textes encore d’actualité avant d’annoncer ma migration sur un nouvel espace foliosophy.com, en construction.
Illustration de couverture : Nelly Damas pour Foliosophy

Eduquer et épanouir. Dialogue avec Delia Mamon, fondatrice de Graines de Paix

 

Marie-Claude Sawerschel (MCS) : Nous nous sommes rencontrées, chère Delia, via les réseaux, parce que tu as commenté un débat télévisé sur l’école auquel je participais. Dans ton commentaire, tu remerciais les participants tout en déplorant que les questions essentielles n’aient pas été abordées et j’étais bien d’accord avec ta remarque.

J’ai découvert ensuite que tu es la fondatrice de Graines de Paix, une fondation qui se donne pour mission de « servir la transformation de l’éducation en faveur d’une pleine réussite scolaire en y intégrant l’épanouissement, la prévention des violences et la paix (scolaire, sociétale, avec la nature) » ce qui est un programme on ne peut plus urgent !

Dis-nous tout d’abord qui tu es Delia, d’où tu viens et comment tu en es venue à t’engager activement sur les questions d’éducation.

 

Les débuts : deux systèmes scolaires et mai 68

Delia Mamon (DM) : J’ai effectué la première partie de mes études primaires et secondaires aux Etats-Unis, où mes parents avaient choisi de vivre. Cependant, à mes 8-9 ans, ma famille m’a scolarisée en France et j’ai pu ainsi observer à quel point les deux systèmes scolaires étaient opposés, l’un valorisant et humain, l’autre dévalorisant et sans humanité. De l’école publique américaine, je ne garde que de bons souvenirs, non seulement pour moi-même mais pour tous mes camarades. L’enseignement y était très vivant, ludique. Nous étions actifs, responsabilisés, et j’insiste sur le fait qu’aucun élève n’était rabaissé par les enseignants. En France, c’était tout le contraire. Ça s’est si mal passé pour moi que mes parents ont dû me ramener aux Etats-Unis après quelques mois.

Puis mes parents se sont définitivement établis en France quand j’avais douze ans. Je me souviens avoir été totalement révoltée au lycée par l’esprit punitif qui y régnait. Les élèves, même les filles les plus douées (les classes n’étaient pas encore mixtes), étaient terrorisées durant les cours. De plus, les enseignants dénigraient les élèves en public. J’ai eu des notes épouvantables, des 0 injustifiés, simplement parce que curieuse, je posais des questions. Je n’ai pas compris tout de suite qu’en France, poser une question pouvait être très mal vécu par les enseignants puisqu’aux Etats-Unis nous étions au contraire encouragé∙es à en poser.

J’ai fini par m’adapter, c’est-à-dire par cesser de poser des questions. Mais si on ne peut pas poser de questions, à quoi ça sert d’écouter ? Comment les élèves peuvent-ils maintenir leur concentration, le désir d’apprendre ?

MCS : Le constat est sans appel : aux Etats-Unis, l’éducation était positive alors qu’en France, elle était punitive, donc négative ?

DM : Oui, c’est cela. Et c’est toujours le cas aujourd’hui. Je ne peux pas parler des Etats-Unis actuels. Je ne peux d’ailleurs parler que de l’expérience que j’ai vécue comme élève dans l’école publique où j’étais. Était-ce le reflet de l’enseignement américain en général ? Il semble que oui car d’autres personnes qui ont accompli une partie de leur scolarité aux Etats-Unis, m’ont dit avoir vécu ce même contraste.

MCS : Et ensuite?

DM : J’ai vécu Mai 68, à Paris, à 14 ans, comme une fenêtre d’opportunité pour une école plus humaine. Avec deux autres camarades, qui avaient elles aussi l’expérience d’une scolarisation hors de l’hexagone, nous avions contribué activement à la fermeture du Lycée Victor Duruy dès les débuts de la contestation.

MCS : Vous meniez le mouvement pour votre classe parce que vous saviez qu’un autre enseignement était possible ?

DM : Oui, nous en étions convaincues.

MCS : En quoi ce parcours scolaire personnel a-t-il été fondateur pour toi ?

DM : Le modèle scolaire m’avait transformée en une élève très moyenne qui peinait. Mais au Bac, à ma grande stupéfaction, j’ai eu quelques excellentes notes, ce qui a provoqué chez moi un immense déclic – somme toute, « je n’étais pas si nulle que ça ». J’ai alors compris que l’estime de soi était la clé pour déverrouiller les blocages des élèves dans les apprentissages..

MCS : Est-ce que tu défendrais l’idée que c’est par la note chiffrée que l’estime de soi se construit ou par une approche valorisante ?

 

Développer l’estime de soi et la confiance en soi

DM : Tout dépend comment les notes sont utilisées : si elles ont pour but de distinguer 2 ou 3 élèves et de rabaisser tous les autres, elles tuent dans l’œuf l’estime de soi de la grande majorité, baissant par-là le niveau de la classe. Si elles servent à mesurer les progrès de chacun, les élèves se sentent aidé∙es et non plus dévalorisé∙es, les comportements deviennent positifs. Une notation des progrès donne à l’élève des repères pour mieux progresser. Toute la classe réussit mieux, ce qui permet aussi à l’enseignant de se sentir mieux et d’aller plus vite. L’estime de soi se construit tout d’abord à la maison, à partir de la toute petite enfance. Je me souviens comment mon père nous parlait déjà d’études universitaires alors qu’on savait à peine parler. Puis elle se construit tout au long de la scolarité. Mais l’estime de soi peut s’effondrer en cas de remarques dévalorisantes à répétition, de notes punitives, ou un manque d’occasions pour se valoriser. Il en résulte un fort sentiment d’injustice. C’est de tout cela dont se plaignent les élèves en primaire et au cycle.

MCS :  Quelles composantes précises vois-tu dans ce que tu appelles « l’estime de soi » ? On devine, en t’entendant, qu’elle relève du courage face aux défis qui nous attendent, de la confiance dans l’avenir, de la capacité d’adaptation, de la capacité à analyser ses émotions…

J’insiste là-dessus parce que, dans l’école genevoise, la « confiance en soi » est identifiée comme centrale dans le dispositif FO18, la formation obligatoire jusqu’à 18 ans inscrite dans la nouvelle Constitution. La confiance en soi est le premier élément que l’institution s’emploie à reconstruire chez les élèves qui portent le qualificatif de « décrocheurs ». « Retrouver la confiance en soi » est un des premiers ateliers par lequel passent ces élèves. Et la question se pose véritablement de savoir pourquoi on ne se préoccupe pas, dans l’ensemble du parcours scolaire, de renforcer et de développer la confiance que les élèves ont en eux-mêmes si on admet que rien n’est possible sans cette composante.

DM : L’estime de soi des élèves est l’image qu’ils se font de leur propre valeur, tandis que la confiance en soi des élèves est leur perception de leurs capacités pour penser, apprendre, réussir, mais aussi se connaître, maîtriser leurs émotions, socialiser, se défendre… Je suis d’accord avec toi que la confiance en soi et l’estime de soi doivent se cultiver dès le début de la scolarité et tout au long, c’est central pour réussir les apprentissages ! C’est pourquoi il est important de féliciter les élèves pour les progrès qu’ils font, c’est-à-dire de se focaliser non pas sur le résultat mais sur les progrès. C’est ce que chaque adulte fait spontanément face à des petits qui apprennent à marcher : est-ce qu’il viendrait à l’idée de quiconque de reprocher à un enfant qui apprend à marcher d’avoir raté une marche et d’être tombé ?

 

L’estime de soi des élèves est l’image qu’ils se font de leur propre valeur, tandis que la confiance en soi des élèves est leur perception de leurs capacités pour penser, apprendre, réussir, mais aussi se connaître, maîtriser leurs émotions, socialiser, se défendre…

 

MCS : Dans tout apprentissage, c’est la progression qui compte, et non l’objectif qui serait la maîtrise totale ?

DM : Oui. L’encouragement est un ingrédient clé de la réussite scolaire. Nous savons encourager les enfants de manière spontanée en dehors d’enjeux scolaires, mais tout se passe comme si l’encouragement était perçu comme inapproprié en classe. Aider les enseignants à développer des postures qui encouragent les élèves et les stimulent serait vraiment bénéfique pour tous les élèves.

Le deuxième élément à mieux prendre en compte est que chaque enfant se développe à son rythme. Ce rythme va s’accélérer ou ralentir selon le climat d’apprentissage : si les activités d’apprentissage stimulent les élèves, les mettent en interaction, les amusent, les testent sous forme de jeu, le rythme d’apprentissage sera plus élevé pour l’ensemble des élèves. S’il est demandé aux élèves d’être passifs, de ne pas bouger ou de ne pas faire de bruit, alors ils s’ennuient et leurs pensées vagabondent ailleurs ralentissant le rythme d’apprentissage.

MCS : L’estime de soi se construit dans l’interaction…

DM : Oui, dans l’interaction : avec l’enseignant d’une part, et avec ses pairs dans les apprentissages. D’où l’intérêt de donner aux élèves des activités d’apprentissage collaboratives, c’est-à-dire qui permettent aux élèves de dialoguer, apprendre, résoudre à plusieurs. Ils peuvent développer ainsi leur confiance et leur estime de soi d’autant plus qu’ils apprennent à se considérer mutuellement.

MCS : L’enfant se construit, intérieurement et extérieurement sous le regard de l’adulte…

DM : Oui, l’élève se construit et grandit dans le regard de l’autre. C’est par le regard que l’enfant se sent valorisé, par là qu’il comprend qu’on l’estime, qu’on croit en lui, ou pas. Le regard dit tout. Le regard peut exprimer par exemple l’enthousiasme, l’admiration, la bienveillance, la tendresse, ou la réprobation, le mépris, la colère ou l’ennui. Le regard est signifiant pour les enfants comme pour les adultes. L’enfant y est particulièrement sensible puisque c’est son premier mode de communication, avant la parole.

L’enseignant a tout intérêt aussi à développer le regard positif des élèves les uns envers les autres : par le biais d’activités collectives qui amènent les élèves à prendre conscience de leurs qualités aux yeux de leurs pairs et réciproquement. C’est certainement l’un des grands objectifs des ressources scolaires de Graines de Paix, notamment les guides d’activité Grandir en paix.

 

L’élève se construit et grandit dans le regard de l’autre.

 

MCS : Qualités qui ne sont pas du seul ressort des disciplines scolaires…

DM : (sourire) Cela va sans dire… L’apprentissage des disciplines scolaires se fait plus aisément lorsque les qualités personnelles des élèves sont développées. Développer en classe leurs valeurs humaines, leurs compétences émotionnelles et sociales, leur capacité à réfléchir et discerner permet de renforcer leur sentiment de sécurité psychologique face aux apprentissages et entre eux. Chaque élève a besoin de sécurité psychologique pour apprendre, c’est-à-dire de respect, de considération, d’appréciation, de bienveillance, de ne pas être rabaissé, ni insulté ou harcelé. D’où l’intérêt de développer ces valeurs humaines en classe dans la réciprocité.

MCS : C’est une critique qu’on fait facilement à l’école traditionnelle : on lui reproche d’accueillir les élèves comme s’ils ne savaient rien…

DM : Oui, dans la recherche de l’égalité pour tous les élèves, on a longtemps pensé que les élèves devaient démarrer tous au même niveau pour ne pas défavoriser les élèves qui arrivent sans rudiments en classe. Cependant, il y a plusieurs manières d’assurer l’égalité des chances, par exemple en donnant autant de chances d’interaction aux élèves du fond qu’aux élèves devant. C’est un des grands points forts des pédagogies collaboratives. On sait aussi que les classes ayant des élèves de plusieurs niveaux fonctionnent bien précisément parce que les élèves peuvent alors s’entraider, être utiles les uns aux autres. Je l’ai vécu aux Etats-Unis où nos classes étaient hétérogènes et que nous étions invités à nous entraider pour apprendre. Et on apprenait par ce biais la considération mutuelle.

 

Dans la recherche de l’égalité pour tous les élèves, on a longtemps pensé que les élèves devaient démarrer tous au même niveau pour ne pas défavoriser les élèves qui arrivent sans rudiments en classe. Cependant, il y a plusieurs manières d’assurer l’égalité des chances, par exemple en donnant autant de chances d’interaction aux élèves du fond qu’aux élèves devant. C’est un des grands points forts des pédagogies collaboratives.

 

MCS : C’est un peu ce que j’ai appris dans ma petite école de campagne, où trois degrés étaient rassemblés et où, pour des raisons pratiques, nous nous trouvions régulièrement dans des situations où les plus grands expliquaient aux plus petits. Je garde un vif souvenir de ces moments et de ce que j’ai appris à ces occasions. D’ailleurs dans des sociétés plus traditionnelles où l’école n’est pas aussi structurée que chez nous, chacun apprend de chacun.

DM : La fragmentation des familles accroît l’isolement des enfants. Ils ont moins d’occasions de se frotter les uns aux autres pour apprendre à bien vivre ensemble. C’est pourquoi le Plan d’Etudes Romand met l’accent sur les compétences à développer tout en enseignant les disciplines. Sans l’apprentissage de ces compétences pour bien vivre ensemble, la frustration des élèves peut enfler au point de perturber le climat de classe et affecter les apprentissages.

MCS : On trouve dans certains métiers des personnes qui ont souvent eu un parcours chaotique où l’école les a disqualifiés en permanence.

DM : Certains métiers sont mal valorisés par la société. Les couturières comme les ouvriers en bâtiment par exemple ont un sens de l’espace tridimensionnel extrêmement développé, c’est-à-dire une aptitude mathématique, qui n’est pas reconnue. J’ai récemment rencontré un jeune homme qui a monté son entreprise et qui m’a confié que son parcours scolaire avait été épouvantable. Puis, il a compris que, s’il devait réussir, ce serait « malgré l’école ». Ces exemples de parcours scolaires brisés sont malheureusement trop fréquents, mais on peut y remédier par un changement de regard, afin de voir en chaque élève une perle précieuse qui nous est confiée.

MCS : Peut-être connais-tu Bertrand Ogilvie, un philosophe et psychanalyste français qui fait l’hypothèse, dans un de ces ouvrages récents, La légende dorée de l’école émancipée, que l’école est une machine à produire une fracture sociale pour reproduire des élites. Et pour qu’il y ait une élite, il faut que certains en soient exclus.

DM : Il y a une grande différence entre la France et la Suisse sur le sujet de l’école élitiste. Et pour revenir au livre précité, il semble que l’auteur se soucie comme vous et moi de l’effet brise-élan de l’éducation actuelle, qui empêche les élèves de s’épanouir.

 

Une éducation pour la paix

MCS : Pour en venir à la Fondation Graines de Paix, comment Graines de Paix a-t-elle commencé ?

DM : Le déclencheur a été la guerre d’Irak en 2003. Une énième guerre, malgré tous les systèmes érigés pour les prévenir : la justice, les lois, les constitutions, la diplomatie, l’ONU, les religions, l’éducation (…). Même au 21e siècle, malgré une hausse remarquable du niveau scolaire autour du monde. J’avais un pressentiment très négatif que le monde allait revivre de grandes violences. Puis un matin de 2004, je me suis réveillée en sursaut, avec la prise de conscience qu’il fallait créer un projet pour y répondre. Un projet qui permette de repenser l’éducation en élargissant son champ aux grands enjeux sociétaux, en organisant les apprentissages de manière à servir ces enjeux.

Le déclencheur a été la guerre d’Irak en 2003.

 

A partir de là, il s’agissait d’identifier les domaines qui manquaient dans les programmes scolaires qui permettraient de prévenir la violence – relationnelle, scolaire, interculturelle, sociétale, … De cette réflexion est ressorti qu’il fallait développer les valeurs humaines en classe, celles axées sur le ressenti mutuel, en plus des valeurs morales, lesquelles sont de l’ordre du devoir et qui s’avèrent inefficaces pour prévenir les violences, même scolaires, contre les enfants.

MCS : Comment les définis-tu ?

DM : Les valeurs humaines sont celles qui nous lient les uns aux autres, qui produisent du lien et qui sont ressenties ainsi. D’abord, il y a le respect, qui est la première marche sur l’échelle des valeurs humaines : il est cependant neutre, en ce sens qu’il demande peu d’affect. Puis il y a la considération : si nous « considérons » l’élève, il peut grandir comme le fait une plante que l’on soigne. L’éducation prend tout son sens lorsque l’enseignant vit son rôle comme le ferait un jardinier. C’est la perspective la plus riche qu’on puisse avoir de l’enseignement, où chaque activité devient une nourriture pour l’élève et non pas un poison.

MCS : Et les autres valeurs humaines ?

 

 

DM : Au-dessus de la considération, en imaginant toujours une échelle avec des marches qui montent, il y a l’appréciation, puis la bienveillance, puis l’empathie, et enfin la fraternité. En groupe, les valeurs humaines qui comptent sont l’acceptation de la différence et l’ouverture aux autres. Ce sont toutes ces valeurs qui permettent des interactions réussies, c’est-à-dire sereines.

Au début de Graines de Paix, la transmission de ces idées se faisait par notre site web, qui était notre premier investissement. Rapidement, le site nous avait permis de toucher un public large – plus de 100’000 visiteurs par an venant des 5 continents. Au début de 2008, le Comité de l’association, convaincu par l’importance d’intégrer ces valeurs et compétences en classe, a requis qu’un manuel scolaire soit rédigé. Après un an de réflexions, j’ai pu présenter un projet de manuel comprenant une douzaine d’activités pédagogiques à Éducation 21 (à l’époque Fondation Éducation et Développement). M. Charlie Maurer, directeur romand de l’époque, avait été impressionné par la forte corrélation entre le dispositif pédagogique de ce projet de manuel et celui du futur Plan d’Études romand (PER), non encore publié. Il m’a alors donné trois jours pour établir les correspondances entre les compétences promues par Graines de Paix et celles du PER en me disant que, si j’y parvenais dans ce délai, Graines de Paix serait soutenu financièrement. C’est ce qui s’est passé.

En effectuant ce travail de correspondance, j’ai été amusée de constater que les compétences émotionnelles, si importantes pour réussir les apprentissages, étaient « cachées » dans la catégorie « Pensée créatrice » du PER. Il fallait croire que la notion de pensée créatrice passerait mieux selon ses auteurs. Cela dit, c’était stimulant d’être si en phase avec les objectifs du futur PER.

MCS : Est-ce à dire que Graines de Paix n’est, dans le fond, pas nécessaire ?

 

Convergences avec le Plan d’Etudes Romand

DM : (Sourire) Le PER structure les objectifs éducatifs et les savoirs associés en trois dimensions – les disciplines, les capacités transversales et la formation générale. Il laisse la liberté aux enseignants de choisir comment ils enseignent ces disciplines, compétences et savoirs. Les activités conçues par Graines de Paix concrétisent ces trois dimensions. Ce sont des activités clés en main qui permettent aux enseignants de mettre en œuvre le PER, de le faire de manière vivante et interactive et d’établir un climat de classe harmonieux ce faisant.

MCS : L’objectif de conjugaison entre les compétences figure bien dans la pédagogie du PER. Mais j’avoue trouver surprenante la liste des moyens d’enseignement catalogués sur le site internet du plan d’études romand : ils demeurent tous strictement liés à des domaines disciplinaires bien spécifiques. Donc, dans les faits, si ce mariage des compétences se fait, c’est sur la seule initiative de l’enseignant. D’où l’importance qu’une vision comme celle de Graines de Paix, ses ressources, ses formations, puissent être accueillies dans les classes.

DM : Ce mariage entre disciplines et compétences de vie est difficile à faire pour les enseignants tant qu’ils ne sont pas formés à le faire, ni sensibilisés à la manière dont cela va leur faciliter la gestion de la classe. Les formations continues se focalisent sur les symptômes tels que le harcèlement, et non sur les causes. Les enjeux sociaux y sont peu mis en valeur. La durée est de quelques jours par an pour tous les domaines de formation continue. D’où la grande souffrance actuelle des enseignants et des élèves. Le problème est là : un Plan d’études excellent, mais qui n’est pas mis en œuvre dans les classes faute d’une formation de plusieurs jours permettant aux enseignants de transformer leurs pratiques et en finir avec cette souffrance. L’argument du coût ne tient pas : les coûts d’absentéisme, de frais de santé, de médicalisation des élèves, de sécurité, de réparations sont sûrement plus élevés.

MCS : Je me souviens d’un séminaire destiné à des enseignants dispensé par un sociologue de l’éducation qui voulait nous rendre attentifs au fait qu’on peut facilement stigmatiser un élève, ou le mettre à ban, sans même s’en apercevoir. « Je vais d’ailleurs le faire maintenant » avait-il annoncé. « Vous, Madame, vous allez être celle que je stigmatise ». Et effectivement, après une heure de travail collectif, cette collègue était complètement lâchée, même par le groupe. La mise à ban avait pourtant été très discrète. L’animateur s’était contenté de l’oublier dans le tour de présentation, il n’avait pas du tout commenté une intervention qu’elle avait faite ensuite alors qu’il donnait quittance aux autres. Et comme personne dans le groupe ne réagissait, elle s’était trouvée écartée sans que personne ne le veuille. Nous avions pris conscience de la violence muette qu’il peut y avoir dans cette négation de l’existence de quelqu’un.

DM : J’ai observé cela dans une classe au Liban : un élève réfugié, qui essayait de s’intégrer avec enthousiasme, était ignoré de l’enseignant. Il n’avait pas le temps de l’aider à comprendre m’avait-il expliqué. Le risque, en frustrant ainsi des élèves, est de provoquer plus tard des comportements violents, voire terroristes. Il est encore et toujours question d’émotions.

 

Il est encore et toujours question d’émotions.

 

MCS : L’émotion est ce qui nous meut, nous met en marche, nous met en branle. Pas d’action sans émotion. Et l’action a un lien direct avec l’émotion vécue.

DM : Oui. C’est pourquoi enseigner demande une attention et une fermeté bienveillantes. On accepte l’erreur, tout en explicitant à l’élève les efforts à entreprendre et les limites à respecter. En cela, la bienveillance n’est ni indulgence, ni tolérance. La tolérance évoque de fait quelque chose d’à peine tolérable (!) et éveille des émotions négatives, que l’élève va ressentir. La bienveillance au contraire permettra de susciter des émotions positives chez l’élève, ce qui facilite l’enseignement. C’est ce qui apparaît dans ton passionnant dialogue avec le médaillé Fields, Hugo Duminil Copin, publié sur ton blog. Dans son travail et son attitude face aux mathématiques, il adopte une posture enthousiaste…

MCS : … généreuse et joyeuse…

DM : … C’est un mathématicien joyeux, curieux et créatif, qualités qui sont à développer absolument chez les enfants.

MCS : Oui, un grand monsieur, très concerné par les questions d’éducation.

Dans quels pays Graines de Paix intervient-elle ?

DM : Notamment en Suisse romande, en Côte d’Ivoire et au Bénin. Il nous est arrivé de travailler au Sénégal dans des classes, en Tunisie et au Liban avec des inspecteurs et des conseillers pédagogiques. Certains projets sont freinés parce que les fonds pour les réaliser sont parfois difficiles à trouver.

MCS : Par qui Graines de Paix est-il financé ?

DM : Nous sommes financés par la DDC (Centre de compétences de la Confédération chargé de la coopération internationale ainsi que de l’aide humanitaire), l’UNICEF, l’UNESCO, FedPol, l’Etat de Vaud, la Ville de Genève, des fondations privées, des dons. Dont un mandat de l’UNESCO sur les révisions à apporter aux curricula de trois pays du Sahel afin d’y intégrer la lutte contre la violence et la radicalisation. C’est passionnant. Nous avons également reçu, en 2022 le prestigieux « Prix UNESCO-Hamdan pour le développement des enseignants », un prix de 100’000 USD qui récompense les approches novatrices dans la refonte des formations d’enseignants.

MCS : En quoi consiste exactement le prix UNESCO-Hamdan ?

DM : Le prix UNESCO-Hamdan a été fondé en 2008 « pour soutenir l’amélioration de la qualité de l’enseignement et de l’apprentissage ».

 

Et les notes dans tout ça ?

MCS : Nous avons tout à l’heure un peu abordé la question de l’évaluation, mais j’aimerais y revenir pour entendre ta position sur l’évaluation chiffrée, qui devient parfois un but en soi puisque c’est en fonction de ces notes que la progression des élèves se joue. Promu, pas promu. Suivant la manière dont l’évaluation est pratiquée, elle peut générer (et elle le fait trop souvent) une anxiété qui va à rebours de ce qu’on professe en matière de développement de « toutes les compétences ».

Je suis souvent navrée en entendant des élèves, dans les transports publics ou au sortir des classes, parler de leurs notes, avec une fébrilité angoissée ou une vanité mal placée, et se définir par-là. Ils semblent construire leur identité non pas seulement d’étudiant, mais d’être humain tout court, par les notes que leurs prestations scolaires se voient décerner.

DM : Que le focus soit exagérément mis sur les notes, c’est certain. Mais le paysage n’est pas noir et blanc. Les notes bien utilisées permettent aux élèves de vérifier qu’ils progressent. Une note insuffisante est le signal pour l’enseignant qu’il doit mieux accompagner l’élève. A terme, tous les élèves devraient avoir de bonnes notes, puisque le but, c’est d’apprendre.

MCS : On voit malheureusement trop souvent les notes utilisées comme des jugements tombés du ciel, qui laissent les élèves démunis sur les pistes à suivre pour s’améliorer. La note n’est plus ici un indicateur utile, partagé entre l’enseignant et l’élève pour favoriser l’apprentissage. Il est l’outil de la mise à ban, alors que la note doit être utilisée comme outil qui permet peu à peu à l’élève de devenir son propre coach.

DM : Bien d’accord. Cependant, lorsque les apprentissages se font dans la considération et la bienveillance de chaque élève, par l’éveil de toutes les facultés, il n’y a plus de mises au ban, les angoisses se dissipent.

MCS : …Dans la Joie, aurait dit Spinoza. Il est, à ma connaissance, le philosophe le plus important et le plus influent sur la question des émotions (qu’il nomme les affects), et le premier, sans doute, à ne pas les disqualifier comme étant contraires à la noblissime raison.

DM : Oui, les objectifs éducatifs sont enfin en voie d’intégrer à parts égales la démarche réflexive et les compétences pour vivre ensemble, afin de ne plus se limiter aux savoirs de base. Avec une attention particulière aux compétences émotionnelles puisqu’elles impactent la réussite scolaire. De plus, lorsque les émotions des élèves sont apaisées, on peut quasi tout leur apprendre plus aisément. Par exemple, l’arithmétique. Les opérations arithmétiques pourraient s’apprendre comme un tout dès l’entrée à l’école. Après tout, les animaux eux-mêmes savent compter leurs nouveaux nés et savent s’il en manque un ! Les élèves peuvent les apprendre sous forme de jeux avec des billes, des parts d’oranges, des noix, et avec des jeux de rôle joyeux et valorisants comme vendeurs et acheteurs. Les enfants aidaient bien leurs parents à vendre au marché, encore tout jeunes, et cela se voit toujours en Afrique.

 

Graines de paix : la méthode

MCS : Venons-en maintenant à la méthode de Graines de Paix. Tu as expliqué qu’elle permet aux enseignants de mettre en œuvre le Plan d’Études romand avec des activités réunissant les compétences disciplinaires, les compétences transversales et la formation générale. Explique-nous comment Graines de Paix et sa méthode, « Grandir en Paix » est conçue.

DM : Grandir en paix est un set de 4 guides d’activités conçus pour développer ces compétences tout en consolidant les savoirs. Chaque activité met en œuvre une leçon, par exemple sur les sciences de la nature (la discipline). Elle développe en même temps des connaissances en termes de formation générale, telles que la démocratie ou la santé, ainsi qu’un ensemble de capacités transversales (émotionnelles, collaboratives, réflexives,…).

MCS : Une démarche éducative très holistique. Dans chaque activité, l’élève apprend, il apprend à être et apprend à interagir avec ses pairs.

DM : Oui, et dans la réciprocité. Cette notion est centrale dans la pédagogie Graines de Paix. Par exemple, plusieurs activités favorisent l’apprentissages des limites : les élèves s’exercent à expliciter leurs limites et à accepter aussi celles des autres.

MCS : Donne-nous un exemple précis d’activité qui met en œuvre une palette de compétences.

DM : L’activité « La fourmilière » (Grandir en paix, volume 3, 8-10 ans, activité 20) est un bon exemple.

1 : Les élèves commencent par l’observation du travail des fourmis et la répartition des rôles via une vidéo, puis répondent à des questions sur ces rôles (Sciences de la nature, MSN 28).

2 : Puis les élèves jouent les uns les nourricières qui transportent les œufs d’une caisse à une autre, les autres les ouvrières qui vont construire les galeries pour les nourrices à l’aide de plots. Les deux groupes doivent communiquer pour se synchroniser (Corps et mouvement, CM24, Vivre ensemble et exercice de la démocratie, FG 24). Puis échange des rôles et complexification en ajoutant des instructions pour freiner ou faciliter la progression dans le même temps de 10 minutes.

3 : Ensuite les élèves dressent individuellement le bilan dans leur cahier en faisant un schéma (Art, A23) et en décrivant les rôles qu’ils ont joués dans leur cahier (Langues, L1-22). Puis ils s’expriment sur les émotions ressenties (Pensée créatrice, compétences émotionnelles), et les compétences des fourmis pour réussir (Collaboration, Communication).

4 : La classe dialogue et réfléchit : sur l’utilité de la coopération – à l’école, à la maison, dans la société, sur la planète – et sur des cas concrets où la coopération leur paraît indispensable. Enfin, ils indiquent comment ils pourraient mieux coopérer (en classe, en famille, en société, pour la planète) (Expression orale L1-24, Démarche réflexive).

MCS : Comment en es-tu arrivée à l’appellation de « Graines de Paix » pour l’organisation ?

DM : Je voulais un nom poétique, allégorique qui puisse inspirer tous âges en tous continents, qui puisse faire sens pour la mère aux champs en Afrique comme pour une entrepreneuse en Suisse. La graine exprime l’enfant qui contient un trésor de paix en lui, l’enfant qui va grandir, mûrir, nourrir et produire à son tour de multiples graines, symbolisant ainsi le rôle de l’éducation.

MCS : Qu’est-ce qui manque dans la formation de nos enseignants aujourd’hui ?

DM : Ce qui manque dans les formations est tout d’abord la prise en compte des besoins des enseignants, des élèves, de nos sociétés. Ensuite, comment faciliter l’enseignement des disciplines, des compétences de vie et des sujets de réflexion de manière à ce que chaque élève s’investisse avec aisance et enthousiasme, sans angoisses dans ses apprentissages. Ce qui manque enfin est comment développer les capacités des élèves afin qu’ils et elles puissent s’impliquer pour le devenir du monde. Au vu de ces manques, un projet pilote avec suivi-évaluation permettrait de tester comment les combler de la manière la plus efficiente.

MCS : Ce serait une façon d’enrichir la méthode de séquences pédagogiques nouvelles, imaginées par les enseignants…

DM : Oui ! C’est certainement un de nos buts avec Grandir en paix. Que les activités servent de modèle pour développer les élèves en êtres humains confiants en leurs capacités, attentifs entre eux et au monde, responsables et proactifs pour apporter des solutions.

MCS : Est-ce que tu es optimiste, en ce début d’année 2023, sur notre capacité à favoriser la paix dans le monde par l’éducation ?

DM : Je suis d’avis que c’est l’unique manière d’y arriver. Nous voyons bien à quel point les compétences pour dialoguer, coopérer, résoudre, manquent pour prévenir les violences, la radicalisation, l’abus de pouvoir, les désastres écologiques. L’éducation se doit de former dès le plus jeune âge ceux qui vont devenir les futurs leaders – acteurs et actrices politiques, économiques, financiers, éducatifs, … tout comme l’ensemble des futurs citoyens, aux compétences de vie.

 

Roald Dahl et l’éditeur gredin. Souvenirs d’une enfant lectrice devenue grande.

Marie-Claude Sawerschel (mcs) Je me souviens, Alexia, que, enfant, tu t’es mise à lire tout Roald Dahl, puis que tu as relu “Les deux Gredins” ou “Charlie et la chocolaterie” à plusieurs reprises.

Quoique maman grande lectrice, je ne connaissais pas Roald Dahl à cette époque et ce n’est par conséquent pas moi qui te l’ai fait connaître.

Te souviens-tu de l’âge que tu avais et des circonstances dans lesquelles Roald Dahl est entré dans ta vie ?

Alexia Sawerschel (AS) : Je ne me rappelle pas exactement dans quelle circonstances j’ai reçu mon premier livre de Roald Dahl. J’ai le souvenir d’avoir lu Les deux gredins pour la première fois sur une plage en vacances alors que je devais avoir environ 7 ans. Il me semble que c’était mon premier livre de Roald Dahl, et j’étais très amusée par l’humour particulièrement grinçant et l’imaginaire très riche de ce roman, pourtant bien moins fantastique que d’autres œuvres de l’auteur. Je l’ai effectivement relu en boucle, avant de découvrir que Roald Dahl avait une œuvre prolifique (James et la grosse pêche, Mathilda, Deux biographies, Sacrées sorcières, Le bon gros géant…)

Je devais avoir environ 7 ans et j’étais très amusée par l’humour particulièrement grinçant et l’imaginaire très riche de ce roman.

MCS : Comment définirais-tu l’univers dans lequel tu es entrée en lisant Roald Dahl ? Il me semble me souvenir de ton amusement, de tes rires quand il t’arrivait d’évoquer tes lectures…
AS : Je crois que l’univers  de Roald Dahl, du moins dans sa littérature pour enfants, puise son inspiration dans l’observation fine et souvent très amusée du monde réel, distordue par une imagination débridée. A cela s’ajoute le caractère irrévérencieux et en partie choquant (la chasse aux oiseaux à la colle faites par les deux gredins, et qui finit par se retourner contre eux par exemple…). Je pense que c’est surtout ce dernier aspect qui m’a fait particulièrement rire, surtout avec Les deux gredins. Ce roman est moins connu que d’autres, probablement parce qu’il n’y a pas d’enfant héros à qui on peut s’identifier. C’est une troisième composante des autres romans pour enfants de Roald Dahl, l’enfant soit pauvre, soit mal-aimé, surdoué ou incompris qui s’épanouit et se découvre en s’ouvrant au monde. Un monde qui comprend souvent des amis très originaux.
L’univers  de Roald Dahl puise son inspiration dans l’observation fine et souvent très amusée du monde réel, distordue par une imagination débridée. 
MCS : Est-ce que tu éprouvais ses romans comme un peu décalés ou osés, un peu cavaliers par rapport à ce qu’on osait dire en général ? En quoi ?
AS : Oui j’éprouvais ces romans comme décalés. En dehors de l’univers imaginaire riche, c’est certainement aussi ce qui me plaisait. Les personnages de Roald Dahl sont irrévérencieux envers la société. Les héros sont fondamentalement bons, mais aussi facétieux et culottés… Ils n’ont pas trop de remords lorsque de mauvaises choses arrivent aux personnages qui sont, eux, fermés d’esprit, narcissiques ou avares. Ceci arrive toujours de façon assez rigolote mais parfois néanmoins brutale. L’exemple le plus connu est la façon dont les enfants sont éliminés de la visite de la fabrique dans Charlie et la chocolaterie. Ceci dit, les mauvais personnages comme les bons ont en général des traits amusants et sont attachants, et leurs mésaventures sont souvent au moins en partie provoquées par leur faute.
Les personnages de Roald Dahl sont irrévérencieux envers la société. Les héros sont fondamentalement bons, mais aussi facétieux et culottés…
MCS : L’éditeur anglais a annoncé une réécriture de ses romans pour les rendre plus acceptables, moins stigmatisants pour les gros (qui ne le sont plus désormais), pour les chauves (les sorcières ont leurs cheveux maintenant), ou pour être plus en adéquation avec la négation des situations genrées (ce ne sont plus les mamans qui font la cuisine, mais les parents). Les traits de l’écriture appelés à disparaître y étaient-ils pour quelque chose dans ta joie de lire Roald Dahl ? Est-ce important de pouvoir être exposée à du “politiquement incorrect” comme enfant ? En quoi et pourquoi ?
AS : Si je me souviens bien, dans Les deux gredins, les deux ‘mauvais personnages‘ sont au centre de l’histoire pendant les trois quarts du récit. La première partie consiste à décrire par de multiples d’exemples à quel point ces personnages sont ignobles. Cette construction inhabituelle m’avait beaucoup plu à l’époque, car je ne voyais pas du tout où cette histoire allait me mener.
Je ne connais, d’un point de vue d’enfant, que l’exemple du gros, qui est l’enfant trop gourmand et gâté de Charlie et la chocolaterie. Les chauves viennent de Sacrées sorcières que j’avais oublié, mais que j’ai redécouvert récemment dans une réadaptation en bande dessinée de Pénélope Bagieux, pourtant féministe, qui aurait certainement quelque chose à dire sur la question. Quant à une femme qui cuisine, je ne m’en rappelle pas. Je n’ai pas eu en main les versions révisées, mais dans ces trois exemples, à mon avis, le gros et la cuisine sont des changements anecdotiques. Le problème, c’est que ces romans sont bourrés de descriptions caricaturales et amusantes, qu’on pourrait penser moqueuses. Il y a le géant aux trop grandes oreilles, le gredin à la barbe dégoûtante etc. Si on enlevait toutes les descriptions amusantes – et donc potentiellement blessantes pour un groupe de personnes – des personnages de Roald Dahl, ses livres s‘aminciraient sévèrement.
Dans le cas des sorcières chauves, en revanche, il y a vraiment une perte dans l’histoire. Les sorcières de Roald Dahl sont, en société, belles et féminines, mais elles cachent sous leurs masques et leurs perruques une apparence bien moins humaine: oreilles et dents aiguisées, crâne chauve, peau pourrie et ‘asticotée’… Elles trouvent les enfants dégoûtants et organisent des congrès  pour s’en débarrasser, officiellement des congrès pour La Défense des enfants !
Ces sorcières déconstruisent le stéréotype de la sorcière au nez crochu, que je trouve plus stigmatisant, parce que trop typique. Une autre sorcière chez Roald Dahl prendrait à nouveau une autre forme. Quand il y a assez d’imagination, pas besoin de stéréotypes!
Comme dans Les deux gredins, on aime les sorcières qui nous veulent pourtant du mal à nous, enfants, car elles ont une certaine classe et sont “badass”. Les personnages vraiment moins aimables sont en général les plus conventionnels, comme le directeur d’hôtel, raide et coincé, à qui la grand-mère cloue magistralement le bec dans Sacrées sorcières.
Quand il y a assez d’imagination, pas besoin de stéréotypes! 
J’ai toujours été assez politiquement correcte, dans le sens où je me suis toujours irritée, par exemple, des blagues racistes, car elles me donnaient l’impression que, derrière le côté léger et non sérieux, il y avait une forme d’entretien d’une stigmatisation d’un groupe donné.
J’ai pourtant apprécié Tintin en Afrique, pourtant clairement raciste, dans mon enfance. Je pense de toute façon que, dès l’enfance, nous sommes capables de discerner la réalité de la fiction, surtout dans le mode humoristique. Sans comprendre le caractère colonial du roman, je pouvais déjà saisir le caractère daté, irréel et la nature grossière et ignorante de Tintin. Je n’ai jamais pensé que les Africains décrits avaient un quelconque rapport avec mes camarades de classe de couleur, ni avec les habitants des pays africains. Le récit est, de notre point de vue, absurde et l’identification avec Tintin à notre époque est dans cet album quasiment impossible. C’est  d’ailleurs clairement un des moins bons albums. A mon avis, cet album serait réellement problématique s’il sortait aujourd’hui, mais comme relique du passé, on peut continuer à le trouver amusant.
Dès l’enfance, nous sommes capables de discerner la réalité de la fiction, surtout dans le mode humoristique.
Chez Roald Dahl, je n’ai jamais eu cette impression de stigmatisation dans aucun livre. Peut-être que cela changerait si je le relisais aujourd’hui ? Il s’agit plutôt d’un bouquet de personnages imaginaires aux caractéristiques très variées, parfois développées à partir d’observations amusées de personnes réelles. Les héros principaux sont souvent un peu vides, on peut ainsi enfiler aisément leur costumes, mais le reste est une ode à la diversité et à l’originalité!
Cette impression se confirme (de nouveau, dans mon souvenir) à la lecture des autobiographies de Roald Dahl, que j’ai aussi lues à plusieurs reprises dans mon enfance et qui contiennent une multitude de rencontres et d’observations amusées sur toutes sortes d’individus. Dans mon souvenir, ces observations sont dénuées de préjugés sur certains groupes sociaux, mais elles sont très individuelles, facétieuses ou poétiques. Par exemple, la rencontre avec une personne qui ne supporte pas de voir des orteils, qu’elle assimile à des vers de terres. Ou l’idée qu’un enfant serait plus beau si sa mère avait vu et entendu de belles choses pendant la grossesse.
MCS : Quel est ton avis sur cette décision de l’éditeur anglais ?
AS : Si  Roald Dahl vivait aujourd’hui et considérait que ses propres romans font circuler des clichés blessants ou stigmatisants (ce dont je doute, comme tu l’as compris), je pense qu’il ne s’embêterait pas à les édulcorer – quel ennui !- mais qu’il s’amuserait à inventer de nouvelles histoires, avec un humour et une fantaisie qui correspondrait aux lecteurs d’aujourd’hui.
Les éditeurs qui jugent leurs classiques politiquement incorrects ne devraient-ils pas faire de même, et nous dénicher de nouvelles perles au lieu d’esquinter les anciennes ?
Les éditeurs qui jugent leurs classiques politiquement incorrects ne devraient-ils pas nous dénicher de nouvelles perles au lieu d’esquinter les anciennes?

Entretien avec Hugo Duminil-Copin, médaille Fields 2022

 

Un échange sur les mathématiques, leur apprentissage et leur statut épistémologique

 

Grâce à lui, notre université brille maintenant au firmament au niveau mondial.

Yves Flückiger, recteur de l’Université de Genève à propos de Hugo Duminil Copin, médaillé Fields 2022 lors du Dies Academicus du 14 octobre 2022

 

Marie-Claude Sawerschel (mcs) : Je ne crois pas nécessaire de te présenter, Hugo : ton nom a fait le tour de la planète le 5 juillet 2022 lorsque tu as reçu la prestigieuse médaille Fields pour tes travaux sur les transitions de phase, par lesquels tu expliques comment on peut modéliser les situations dans lesquelles un système ou un matériau change d’état. On imagine mal le nombre d’applications possibles grâce à tes travaux.

Tous ceux qui t’ont entendu parler ne peuvent qu’être frappés par ton extraordinaire dynamisme et la rapidité hors pair de ton intelligence. Mais surtout, tu irradies la joie quand tu parles des mathématiques et tu insistes toujours pour rappeler que l’imagination et la créativité jouent un rôle primordial dans ta pratique.

Alors, deux types de questions me sont venues à l’esprit en t’écoutant, l’une relative au statut épistémologique des mathématiques (C’est quoi, au fond, le type de connaissance que les mathématiques construisent ?), l’autre à l’enseignement des mathématiques. Je propose que nous commencions par cette dernière.

 

L’apprentissage des mathématiques : une difficulté mythique

Hugo Duminil-Copin (HDC) : (Sourire amusé) : D’accord. J’ai des idées là-dessus, bien sûr. Mais je précise que je ne suis pas enseignant et que je ne connais pas grand-chose sur la manière dont les enseignements s’implémentent. Mais les questions d’enseignement des mathématiques m’intéressent beaucoup.

mcs : Tu fais volontiers des allusions humoristiques sur la difficulté des mathématiques pour les élèves, les étudiants et le public en général au début de tes conférences, allusions que tout le monde comprend au quart de tour. C’est le signe d’un lieu commun qui a une gigantesque part de vérité.

A ce propos, je repense à ces deux collégiens qui, dans le bus tôt le matin, révisaient vite fait avant une épreuve qui les attendait : 

L’un, désignant des lignes absconses griffonnées sur une page : comment tu passes de ça à ça ? 

L’autre : Tu prends cette formule. (Il la montre) 

L’un : Ah bon ! Pourquoi ?  

L’autre : J’sais pas, mais l’prof y fait comme ça, pis ça marche. 

Une autre histoire encore, que j’adore tant elle en dit long sur la difficulté à conjuguer les formes de la rationalité et la nature du sens pour chacun de nous. Un collègue de maths déboule, dépité, à la salle des maîtres après un cours, s’épanche au milieu des collègues que nous sommes : 

“J’arrive au début du cours et j’annonce aux élèves que je vais leur démontrer le théorème (…) Alors, j’entends un élève qui, du fond de la classe me lance :

– Pas la peine, M’sieur : on vous croit.” 

 J’ai connu des personnes excellemment formées qui rêvaient encore, des décennies après leur bac ou leur maturité qu’elles devaient repasser l’examen oral de démonstration de théorèmes. Je ne vois pas d’autre discipline scolaire qui ait ce statut terrifiant. Pourquoi, à ton avis ? Pourquoi les mathématiques constituent-elles un tel écueil pour tant de personnes ? 

HDC : Encore une fois, je n’ai aucune expertise autre que mon expérience personnelle de pratique des mathématiques et d’enseignement à l’université, donc je ne peux que faire des parallèles à prendre avec des pincettes car certaines choses ne sont peut-être pas du tout adaptées à l’École. À mon sens, les directives données aux enseignants favorisent la pratique d’un formalisme mathématique alors qu’on gagnerait à laisser les élèves expérimenter, à les faire travailler en groupes pour formuler des hypothèses, jouer avec les problèmes.  Les moteurs principaux en mathématique sont la curiosité et la créativité. Ces facultés ne sont pas stimulées par le simple fait d’appliquer des formules et de faire du formalisme mathématique.

 

« La curiosité et la créativité ne sont pas stimulées par le simple fait d’appliquer des formules et de faire du formalisme mathématique. »

 

Idéalement, il faudrait plutôt que les élèves aient l’occasion de travailler sur des problèmes, d’envisager des solutions, de faire preuve d’inventivité, et pourquoi pas même parfois de penser dans un espace de jeu mathématique. Mais cela requiert du temps, des moyens, qui ne sont pas toujours donnés à nos enseignants.

En plus, il faut dire qu’il y a des difficultés particulières pour le prof de maths, que je vois à mon niveau et qui à mon avis peuvent se retrouver aussi chez les enseignants du primaire et secondaire.

D’abord, je n’ai pas conscience d’enseigner quelque chose de compliqué. C’est un biais naturel qui vient du fait qu’une fois assimilé, le savoir mathématique semble infiniment simple. C’est d’ailleurs le signe que le concept, l’idée, le théorème, a été proprement compris. Je dois donc toujours faire attention à me rappeler que la personne à qui j’enseigne n’a, par définition, pas encore acquis le savoir complètement. Ce phénomène est vrai dans n’importe quel enseignement, mais il prend une dimension immense lorsque l’on parle de mathématiques, car l’apprentissage requiert un long processus d’appropriation, qui passe par un dépassement de soi, de ses limites. L’élève est donc particulièrement fragile et sensible à ce décalage entre l’aisance des personnes qui ont déjà compris, et la difficulté qu’il peut rencontrer dans l’apprentissage. Ajouter à cela les fantasmes selon lesquels on naît doué ou non en maths, et on obtient un cocktail explosif.

 

Différence d’aptitude entre les genres : un regrettable a priori

J’en profite pour faire une digression. Les personnes les plus impactées par ce type de préjugés sont les jeunes filles et les personnes issues de milieux défavorisés. C’est vraiment triste qu’elles paient le prix fort de cette vision bien trop partagée et totalement erronée des mathématiques et de leur apprentissage. Je souhaite donc fortement insister sur le fait qu’il n’existe aucune bosse des maths, au même titre qu’il n’existe aucun avantage pour les hommes vis-à-vis des femmes. Comme toutes les formes de savoir, le travail et la pratique est ce qui permet à quelqu’un de réussir en mathématique. Si un ou une élève est bon en travaillant dur, c’est parfait. N’allons pas détruire sa confiance en soulignant que son voisin ou sa voisine est plus « doué », car il ou elle semble y arriver en travaillant moins. Trop d’enfants sont découragés à tort et j’entends trop souvent des gens me dire qu’ils étaient mauvais en mathématiques, alors qu’après une brève discussion, je me rends compte qu’ils n’étaient absolument pas en échec avec les mathématiques, mais seulement qu’il existait des élèves meilleurs qu’eux dans leur classe.

 

« Je souhaite fortement insister sur le fait qu’il n’existe aucune bosse des maths.»

 

Pour revenir à l’appropriation, on tombe sur une deuxième difficulté de l’enseignement mathématique : contrairement à beaucoup d’autres disciplines, on ne fait pas beaucoup appel à la mémoire. Ça peut être déconcertant. L’essentiel tient dans une certaine manière d’aborder les problèmes et cette approche peut être très personnelle. Certains font des détours étonnants pour arriver à des résultats qu’on obtiendrait facilement par une voie beaucoup plus rapide. Est-ce que c’est faux pour autant ? Non, car il n’y a pas une seule manière de résoudre un problème. On ne fait pas assez attention à cette dimension des maths et l’on apprend trop souvent une manière imposée de parvenir à un résultat.

En fait, contrairement à ce que l’on pourrait croire de prime abord, les mathématiques gagnent à être apprises de façon plus individualisée, car chaque personne a sa propre intuition, qui mérite d’être encouragée le plus possible.

mcs: Est-ce que la formation initiale et continue des maîtres ne devrait pas se faire un peu plus dans la proximité des facultés spécifiques, pour que l’interaction entre universitaires, chercheurs et enseignants soit permanente ?

HDC : Oui, bien sûr. Cela dit, l’université de Genève, dans le cadre de Sciences scope offre des activités de découvertes en sciences et en maths pour les classes. Ces activités sont très prisées par les enseignants et elles ont énormément de succès. On espère seulement qu’elles pourront durer. La question financière est toujours une inconnue. Dans le contexte actuel où l’espace informationnel se cloisonne et se fragmente de plus en plus, il est important que l’université favorise l’interaction entre collègues de tous horizons et qu’elle assure la transmission aux plus jeunes, quelles que soient leurs conditions.

mcs : J’en reviens à ton propre parcours, pour essayer de comprendre ce qui fait qu’on se met à aimer les mathématiques. Tu parles régulièrement des mathématiques comme d’un « espace de jeu”, ce qui doit faire rêver pas mal d’élèves. Tu dis : pour faire des maths, il faut un cerveau et une ou deux personnes avec lesquelles réfléchir. Comment faire pour qu’un maximum d’élèves goûtent aux plaisirs du jeu ? Toi-même, l’as-tu toujours eu ?

HDC : je ne m’en souviens pas vraiment, mais comme on me pose souvent la question depuis que j’ai eu la médaille Fields (sourire), j’ai demandé à mon père quel enfant j’étais. Il semble que j’aie toujours été curieux de tout et que j’avais besoin d’arriver à une réponse qui apaise le cerveau.  C’est peut-être pour ça que j’ai choisi d’étudier les mathématiques plutôt que la physique qui était une option possible : parce qu’il y a des moments où les maths apportent une espèce de sérénité, un grand sentiment de sécurité.

 

« Il y a des moments où les maths apportent une espèce de sérénité, un grand sentiment de sécurité. »

 

mcs : Tu veux parler de ce sentiment qui nous remplit quand, comme dans la résolution d’un problème de logique, on trouve brusquement la solution et qu’on est sûrs, indépendamment de toute évaluation ou confirmation extérieures, que c’est juste ?

HDC : Oui, c’est ça.

 

Apprendre les mathématiques : c’est quoi ?

mcs : Au fond, “apprendre les mathématiques”, c’est quoi ?

HDC : À mon avis, l’enseignement des mathématiques comportent trois aspects différents qui se complètent. Faire des mathématiques, c’est d’abord apprendre à calculer. J’entends “calculer” au sens large, c’est-à-dire “dompter les nombres, apprendre à jongler avec eux. Apprendre les produits en croix, les multiplications. Ce travail s’assimile un peu, sur le plan de la langue, à éviter une espèce de dyslexie des nombres ou en tout cas un illettrisme mathématique. C’est apprendre à “lire” les nombres en fait.

Faire des mathématiques, c’est, en second lieu, l’équivalent lettré de l’écriture elle-même, c’est-à-dire produire des raisonnements : apprentissage de la logique, apprentissage de ce qui est une preuve, de ce qui n’en est pas une. C’est évidemment quelque chose de très utile pour le citoyen de pouvoir discerner un raisonnement logique rigoureux et de ce qui n’en relève pas.

La troisième dimension de l’apprentissage des mathématiques, et c’est à mon sens un point parfois négligé de l’enseignement, ce sont les mathématiques conçues comme culture : place des mathématiques dans l’histoire, place des mathématiques dans la société. Il y a des enseignants qui le font, comme Estelle Kollar, la “Wonderwomaths”, qui produit des vidéos sur TikTok et qui a toujours le souci de replacer les connaissances mathématiques dans un contexte historique, pour montrer à quel moment ces connaissances ont pris place dans l’histoire, ce qu’elles ont créé, quels ont été les progrès sociaux et sociétaux qui en ont découlé. Cette dimension des mathématiques me paraît importante également parce qu’elle est de nature à rassurer les gens qui pensent que les mathématiques sont quelque chose de très difficile. Par exemple, il y a moins de 200 ans, la notion de nombre négatif était une notion comprise par à peu près personne dans la population en général, ça n’était pas du tout quelque chose de naturel. C’était un peu comme si on parlait maintenant de nombres imaginaires aux gens de la rue : les gens se diraient : “Mais c’est complètement hors sol, totalement déconnecté de ma vie !”

Mais aujourd’hui, la notion de “nombre négatif” est devenue totalement naturelle. Quand on parle du solde d’un compte en banque, on comprend très facilement ce que signifie un nombre négatif…

mcs : Ou un thermomètre…

HDC : Oui, exactement. Il y a de nombreux exemples d’utilisation de ces nombres négatifs. Il y a une foule de connaissances qu’on apprend à nos enfants qui, à une époque pas si reculée de notre histoire, étaient complètement inconnues. Ces connaissances, sans qu’on s’en aperçoive, ont changé peu à peu toutes nos représentations. Les notions de x,y,z, les variables muettes comme on les appelle, n’existaient pas au moyen-âge,

mcs : Il a fallu attendre Descartes ?

HDC : Oui et Viète. Il y a des tonnes d’exemples de ce qu’on demande à nos jeunes de manipuler qui étaient totalement inconnus il n’y a pas si longtemps.

Les sept ponts de Königsberg

J’aime beaucoup, par exemple, le problème des “sept ponts de Königsberg”, qui est l’un des premiers problèmes de la théorie des graphes. C’est un problème que Leonhard Euler a résolu à son époque, il y a trois cents ans. On peut travailler ce problème avec des collégiens par exemple, intéressés par les questions mathématiques. Je donne cet exercice dans mes exposés “grand public”. Il se présente sous la forme d’un plan de ville avec ses sept ponts, et la question consiste à se demander s’il existe un chemin qui permette de se promener dans cette ville en passant par tous les ponts exactement une fois. En fait, il se trouve qu’il n’en existe pas.

Les gens trouvent souvent assez facilement la preuve qu’en effet ce trajet n’existe pas et ils considèrent que l’exercice n’est pas aussi compliqué que ça, somme toute. Et ce que j’aime leur dire, c’est que Euler, le grand Euler, un des plus grands mathématiciens de tous les temps, a longuement planché dessus et que 100 ans de recherches mathématiques ont été nécessaires pour trouver la solution qui est aujourd’hui à la portée de qui a fait un peu de mathématiques.

C’est assez fascinant de constater que le bain conceptuel dans lequel on baigne aujourd’hui a un niveau qui n’était pas naturel même pour les grands mathématiciens d’époques antérieures.

mcs : Est-ce qu’un collégien aujourd’hui est équipé pour comprendre cette démonstration ou bien est-ce qu’avec le bagage mathématique dont il dispose, il est capable d’effectuer la démonstration par lui-même ?

HDC : Un élève de maths avancées du collège est parfaitement capable d’en faire la démonstration, parce que les élèves connaissent un peu de combinatoire et parce que le formalisme logique enseigné est beaucoup plus rigoureux aujourd’hui.

Par ailleurs, nous sommes sans cesse, par tout ce que nous voyons autour de nous (et Internet a accéléré les choses), en contact avec ce que l’on appelle des graphes. Ces « rencontres conceptuelles » permanentes préparent nos cerveaux à aborder les problèmes avec un niveau de complexité qui était complètement absent des siècles précédents, où les mathématiciens devaient tout construire par eux-mêmes.

Nous maîtrisons aujourd’hui sans nous en rendre compte des notions qui n’étaient pas naturelles du tout pour ceux qui nous ont précédés.

 

« Nous maîtrisons aujourd’hui sans nous en rendre compte des notions qui n’étaient pas naturelles du tout pour ceux qui nous ont précédés. »

 

mcs : C’est fascinant. Nous avons en effet peu à l’esprit que ce qui nous paraît naturel est le fruit d’un long travail des générations précédentes. Nous n’avons pas vraiment conscience du fait que nos enfants comprennent aisément des notions qui étaient inaccessibles aux plus grands cerveaux de l’histoire.

HDC : Oui et il y a, dans ce registre, un mathématicien que je recommande vivement. Il s’agit de David Bessis. Ses interventions médiatiques sont excellentes. Il s’intéresse à la capacité d’abstraction, de représentation, d’intuition.  Il a écrit un ouvrage, intitulé “Mathematica” qui mérite le détour. Il soutient l’idée qu’on progresse dans notre intuition. Il montre que ce qui nous paraît trivial n’est souvent que le signe de la maîtrise d’un processus dont on a oublié l’effort de construction.

mcs : Si je te comprends bien, cette dimension du progrès collectif, progrès épistémologique qui a des conséquences sur le plan social et sociétal mériterait d’être enseigné en tant que tel. Je souscris mille fois à cette idée.

HDC : Oui ! L’enseignement de l’épistémologie des sciences permettrait de raccrocher ceux qui seraient peut-être moins intéressés par le côté utilitaire des mathématiques. La dimension historique de nos progrès épistémologiques est loin d’être négligeable.

mcs : Oui, c’est important pour mieux comprendre l’évolution de ce que nous sommes en tant qu’humains. Du point de vue pédagogique, le fait d’aborder les sciences et les mathématiques par ce biais-là crée par ailleurs une émotion qui favorise l’apprentissage parce qu’elle donne du sens, d’un autre point de vue, à ce qui est appris. Cette transversalité manque dans les apprentissages, et pas seulement en sciences.

HDC : Si on regarde ce qui se passe avec la chimie, la physique ou la biologie, on a plus facilement en tête les progrès techniques associés.  C’est évidemment beaucoup plus difficile en mathématiques, alors que ces progrès sont aussi importants. Il y a un grand travail de reconnexion à faire aux mathématiques vues comme bien commun.

 

Les mathématiques : un savoir à nul autre pareil ?

mcs : Le fait que ce soit plus difficile avec les mathématiques en raison de leur grand niveau d’abstraction et parce que les changements qu’elles induisent ne sont pas aussi apparents que des découvertes en physique ou en chimie nous amène au deuxième sujet sur lequel j’aimerais beaucoup t’entendre, celui du statut épistémologique des mathématiques, sur le type de connaissances que les mathématiques construisent.

Vous, mathématiciens, lorsque vous formulez des hypothèses, on peut considérer que vous inventez, en quelque sorte. Mais curieusement lorsque vous trouvez un résultat, une équation, on n’a pas l’impression que c’est une invention que vous faites, mais quelque chose comme une découverte. Alors ma question est la suivante : est-ce que ce que vous trouvez – quelque chose comme une loi de la nature cachée aux yeux des mortels – est objectivement dans la nature, comme indépendamment de nous ou est-ce que vous avez simplement élaboré quelque chose que notre cerveau, aussi loin qu’il est capable, permet d’élaborer ?

HDC : Oui. Je pense qu’on a affaire à un type de connaissances bien particulier, qui peut se construire sans recours à l’expérience ni à la préoccupation d’une application quelconque.

Les mathématiciens se divisent en deux groupes : le premier, nettement majoritaire, se range dans ta première catégorie : les mathématiciens et mathématiciennes découvrent quelque chose qui existe indépendamment d’eux. Mais moi, je me range plutôt dans la deuxième catégorie, très minoritaire, qui considère que, somme toute, nos axiomatiques sont assez imparfaites et qu’elles rendent plutôt compte de ce que nous sommes capables de faire. Il est vrai que certains résultats sont si fondamentaux que l’on peut clairement penser que n’importe quelle créature intelligente serait naturellement menée à développer des mathématiques les incluant, mais il reste toute une autre partie des mathématiques où je pense que la sensibilité humaine joue un rôle primordial. En plus, je n’aime pas réduire les mathématiques aux résultats et leurs preuves. Je pense personnellement que le processus qui mène à une solution est tout aussi important que la solution elle-même, et ce cheminement est éminemment subjectif.

mcs : Il y a tout une tradition de penseurs, de philosophes et mathématiciens, pour défendre l’idée que les mathématiques constituent une catégorie complètement à part dans la connaissance. Kant, par exemple, qui est un représentant emblématique de cette tradition et qui a beaucoup été suivi, construit sa Critique de la Raison pure sur l’idée que la plupart des sciences expérimentales avancent par confrontation au réel : elles s’élaborent en ajoutant de la compréhension (elles sont “synthétiques” dans le vocabulaire de Kant) après avoir été en contact avec le monde par le biais de nos capacités de perceptions, nos capacités empiriques. La chimie ou la physique sont par conséquent pour Kant des “connaissances synthétiques a posteriori”, c’est-à-dire qu’elles se forment après qu’on a rencontré le réel et qu’on est défié par une certaine forme de résistance que le réel nous oppose. On a pu découvrir la pénicilline en oubliant une boîte de pétri quelque part, par exemple, nous obligeant à nous demander ce qu’était ce truc-là, parce qu’il a provoqué notre étonnement.

A l’inverse, les mathématiques constituent pour lui un type de connaissance qui ajoute de la compréhension sans avoir besoin du réel. Il y voit le seul exemple de “connaissance synthétique a priori”, ce qui fait des mathématiques une maîtresse absolue, à nulle autre pareille dans le panorama de nos connaissances. Est-ce qu’il n’y a pas dans l’histoire des mathématiques de nombreux exemples de théorèmes qui ne trouvent leur justification empirique qu’après coup ? Quel est ton avis là-dessus ?

HDC : C’est vrai, ça arrive. Mais les mathématiques sont similaires aux sciences expérimentales aussi dans la mesure où elles génèrent elles-mêmes des situations où notre étonnement est éveillé. L’étonnement ne vient peut-être pas de quelque chose d’extérieur aux mathématiques, en effet, mais il y a quand même ce processus de compréhension de quelque chose qui est “donné” qui est déjà là. C’est assez rare que les mathématiques s’auto-entretiennent de manière quasi automatique. Il y a toujours cet étonnement éveillé par ce que les mathématiques ont généré précédemment, et cet émerveillement pour ce qui existe déjà est le départ d’une nouvelle découverte.

Évidemment, la vraie question est de savoir ce qu’on appelle la réalité elle-même, ou la nature. Est-ce que ce qui est produit par les mathématiques est en dehors de ce réel, de cette réalité qu’on rencontre ? Est-ce que les mathématiques comme connaissances sont vraiment distinctes de la nature ?

Personnellement, je ne vois pas de distinction forte entre ces types de connaissances, entre les mathématiques ou la physique. Pour moi, les mathématiques sont, comme la physique, des lois de la nature…

Les mathématiques créent un monde qui existe, qui a ses objets, qui a ses propriétés. C’est comme un “monde parallèle”, mais qui a aussi son existence. Ce n’est pas juste un langage, pas juste une logique. Et ce monde, il se trouve que, dans son existence, il n’est quand même pas si loin de celui dans lequel on vit. Il y est connecté. Il permet de se raccrocher de temps en temps à ce réel (empirique), de se reconnecter au monde de la physique, par exemple.

mcs : “Reconnexion au réel “ parce que, ce qu’on a découvert dans ce monde parallèle, “ça marche” ?

HDC : Est-ce que ça marche parce que c’est un fruit de notre capacité de raisonnement en tant qu’humain, et que c’est cette capacité qui nous permet de décrire le monde ou est-ce que c’est quelque chose de plus profond, ancré dans les lois de l’univers et que justement on découvre, mais qui serait quand même en dehors de l’humain ? Je ne sais pas.

J’en reviens à cette catégorie de personnes qui pensent que les mathématiques existent indépendamment de l’humain. Un argument très fort dans cette direction est que certaines lois mathématiques correspondent si bien au fonctionnement de notre réalité que ce serait étonnant d’imaginer que ces lois n’y sont pas inscrites.

J’adore donner cet exemple de l’abeille, qui reste toutefois à vérifier. Il semble que l’abeille fonctionne en 3D, pas en 4D : elle n’a pas trois dimensions spatiales et une dimension temporelle. Elle a deux dimensions spatiales et une dimension temporelle. Donc la profondeur, pour elle, c’est simplement un temps. Si on demandait à une abeille de décrire le monde, la notion de la 3e dimension spatiale ne lui viendrait pas.

C’est donc peut-être présomptueux de notre part d’imaginer que ce qu’on comprend du réel est vraiment universel. Il est vrai que l’on challenge de nous-mêmes notre représentation de trois dimensions spatiales de l’univers avec la théorie des cordes par exemple. Mais d’un certain point de vue, qu’est-ce qui nous permet vraiment de penser que ce qu’on prouve à travers notre système de pensée est universel ?

 

« Qu’est-ce qui nous permet vraiment de penser que ce qu’on prouve à travers notre système de pensée est universel ? »

 

mcs : Ça n’est pas parce que, par définition, il est impossible de penser ce qui est en dehors de notre système de pensée que nous pouvons avoir la prétention d’avoir fait le tour de la question…

HDC : Je suis essentiellement d’accord que les nombres premiers, c’est fondamental, et que d’autres civilisations ou d’autres espèces puissent y avoir accès, mais, à travers des exemples, on ne couvre pas l’entièreté des mathématiques, donc cela me semble un débat extrêmement difficile à trancher.

mcs : C’est même possible que ce débat soit complètement vain…

HDC : Oui !!!!

mcsJ’aime ton adjectif de “présomptueux”. Il y a effectivement toute une tradition de la pensée qui fait de l’humain un être radicalement différent de tout le reste de la création. Je le crois faux. Il me semble que nous sommes, comme n’importe quelle créature, “équipés” pour comprendre et effectuer un certain nombre de tâches. En tant qu’humains, nous sommes incapables de nous indiquer la distance d’un chant de colza par une danse, par exemple.

Le réel est plus grand que ce que la tradition nous en dit et cette prétendue suprématie n’est peut-être bien que la représentation d’un autre temps. D’ailleurs, chez Kant non plus nous n’avons pas accès à la chose en soi. Nous avons accès à la chose par le biais de notre représentation.

HDC : Je suis bien d’accord avec ça. Et souvent les scientifiques n’aident pas beaucoup non plus sur ces questions. Ils sont souvent assez péremptoires dans leur façon de donner une valeur universelle à ce qu’ils produisent, surtout en raison, notamment, du caractère prédictif de leurs découvertes. On est parfois capables de prédire comment un phénomène se comporte alors qu’il faut attendre des dizaines ou des centaines d’années pour prouver expérimentalement que c’est bien comme ça que ça se passe. C’est vraiment spectaculaire. Mais est-ce que ça n’est pas simplement le signe que l’humain est capable de trouver des règles simples et naturelles ? Ce n’est pas tellement étonnant que l’univers fonctionne selon des règles et que, de temps en temps, l’humain tombe dessus.

Sans compter qu’il y a toujours ce qu’on appelle le “biais cognitif” qui fait qu’on se souvient surtout de ce qui a marché.

Mais quand j’avance dans ma compréhension, je suis toujours amené à aller plus loin, à me poser de nouvelles questions. Par exemple entre les mathématiques et la physique, il y a toujours comme une espèce de stimulation commune. Heureusement ! C’est ce qui nous permet d’avancer. Quand une équation mathématique fonctionne en physique, le mathématicien est poussé à aller plus loin dans sa compréhension mathématique, offrant ainsi des hypothèses qui vont permettre aux physiciens d’aller plus loin. C’est ce va et vient, comme une course de voitures qui se dépassent l’une l’autre en permanence, qui mène aux grands développements.

mcs : Le savoir génère le savoir et plus on en sait, plus les champs de ce qui est à savoir s’ouvrent., dans une course à laquelle toutes les sciences participent de concert.

HDC : Oui, c’est un non-sens de considérer qu’il y a la pratique d’un côté et la théorie de l’autre. On voit que l’une ne marche pas sans l’autre. Même au sein des mathématiques, c’est ce qui se passe : on développe un nouvel outil pour comprendre quelque chose et cet outil dépasse le problème lui-même, dépasse l’utilité, le champ d’action, l’intérêt, la beauté du problème pour lequel on a développé cet outil.

Ce nouvel outil provoque de nouveaux problèmes pour lesquels il faut de nouveaux outils. Il n’y a pas d’adéquation parfaite entre l’outil et le problème qu’il est censé résoudre. C’est ce qui permet d’avancer. C’est une dimension importante du progrès scientifique à laquelle la science actuelle doit faire attention : l’exigence faite aux chercheurs en matière de publications scientifiques pousse à la surenchère. Qui dit surenchère en matière de publications dit réduction de la profondeur, de la réflexion, de la preuve.  On risque de faire le “minimum syndical”, ce qui fera peu avancer la science.

 

« Il n’y a pas d’adéquation parfaite entre l’outil et le problème qu’il est censé résoudre. C’est ce qui permet d’avancer. »

 

Le 5e postulat d’Euclide : un casse-tête pour 2000 ans de mathématiciens

mcs : Lors de ta prise de parole lors du Dies Academicus d’octobre 2022, tu as joliment parlé de ce fameux 5e postulat d’Euclide sur lequel 21 siècles de chercheurs, de mathématiciens et de penseurs se sont cassé la tête pour finir par démontrer, au XIXe siècle, qu’on ne pouvait pas le prouver à partir des autres, ouvrant ainsi sur ce nouveau domaine que sont les géométries non euclidiennes. Tu as parlé du vertige que tu ressens à l’idée de cette formidable chaîne de fourmis, de mathématiciens et mathématiciennes parfois inconnus, qui ont contribué à faire avancer les mathématiques, que tu conçois comme l’archétype du développement de la connaissance.

Cet exemple était un moment très fort, de la cérémonie, qui unissait des générations de chercheurs et ce que nous sommes tous devenus au XXIe siècle.

HDC : (rires) Merci ! J’aime cette accumulation de petits pas. On a trop tendance à mettre en valeur les héros de la recherche alors que c’est l’apport cumulé de tous qui permet aux “sauts” plus visibles d’avoir lieu.

D’ailleurs, pour en revenir à la cérémonie, c’était vraiment très sympa, ce Dies Academicus, très intéressant.

mcsC’est une cérémonie que j’aime beaucoup. C’est un moment que je trouve important symboliquement. C’est un pont entre la cité qui accueille et honore les scientifiques qui ont travaillé pour les humains que nous sommes et pour enrichir cette aventure collective. C’est très profondément émouvant.

HDC : Oui, c’est exactement ce que tu décris.

mcs: Alors, ce 5e postulat ?

HDC : Ce 5e postulat montre toute la fragilité du savoir humain, mais aussi ce qui en fait la richesse. On y voit toute la ténacité d’une communauté, d’une société, de générations qui s’attellent à résoudre un problème qui survit à la mort des chercheurs. On a mis deux mille ans pour montrer que le 5e postulat d’Euclide ne pouvait pas être démontré, et que, du coup, si on s’affranchit de ce postulat (puisqu’il est indémontrable) on découvre toutes sortes d’autres géométries, tout à fait raisonnables et qui décrivent notre monde, contre toute attente : le monde suit une géométrie non-euclidienne.

mcs : On a découvert les géométries non-euclidiennes en prouvant que le 5e postulat d’Euclide était indémontrable et qu’il y avait toutes les raisons de ne pas s’y soumettre, c’est ça ? C’est totalement fascinant !

HDC : Oui, ça a permis toute la compréhension du monde qu’Einstein a développée.

Ça montre la relativité de notre compréhension et la beauté des choses abstraites ! On pourrait penser que c’est “bidon” de passer son temps à essayer de montrer qu’un postulat ne peut être prouvé à partir des autres axiomes d’Euclide. Mais c’est cette réflexion même qui a permis de faire évoluer notre compréhension du monde.

Aujourd’hui, pour des chercheurs, les géométries non-euclidiennes sont tout à fait naturelles.

mcs : Ce qu’Euclide ne pouvait pas savoir…

HDC : Oui ! Et pourtant, c’était là, sous ses yeux ! Les Grecs savaient que la terre était ronde. La rotondité de la terre permet de violer le 5e postulat.

Le 5e postulat d’Euclide se prête joliment à l’enseignement. C’est un exemple concret où l’exigence d’axiomatique a des résultats spectaculaires sur notre compréhension du monde. L’enseignement peut se saisir de ces exemples pour réfléchir à la valeur des mathématiques dans un panorama historique.

 

Le marché des crédits carbone est-il la version contemporaine du Commerce des Indulgences ? 

« L’absolution pour celui qui abuse d’une jeune fille est taxée de six carlins » nous apprend Le Livre des Taxes de la Chancellerie romaine, qui fixait, avant la Contre-Réforme, si l’on en croit la tradition, le tarif des indulgences. « L’absolution pour un prêtre concubinaire est taxée à sept carlins » tandis que celui qui aura consommé des laitages en des temps défendus s’acquittera de six tournois, etc. » nous explique encore Le Livre des taxes.

Être au clair sur ce que valait ce « carlin », d’or ou d’argent émis pour la première fois par Charles Ier d’Anjou en 1278, est une mission impossible, puisqu’il prenait différentes valeurs suivant le royaume dans lequel il s’échangeait. Mais qu’il ait valu une fortune ou des clopinettes importe peu. L’essentiel réside dans le fait qu’il était possible, moyennant finance, d’être dispensé de la pénitence prévue par l’Église pour être amendé d’un péché qu’on avait commis, un peu à l’instar des jours-amende qui permettent de convertir une peine temporelle en une pénitence moins gourmande en temps contraint. La liste des péchés, comme l’histoire du christianisme en témoigne, était bien fournie et à chacun d’eux correspondait, au gré du temps et des évêchés, une peine bien définie pour faire pénitence. A défaut d’absolution (prérogative de Dieu seul – don’t ask…-), le pénitent bénéficiait alors d’une indulgence (au sens premier de « pardon ») obtenue en contrepartie d’un acte de piété comme le pèlerinage, la prière, la mortification ou le don qui s’est, au fil du temps, transformé en un véritable commerce lucratif, le commerce des indulgences (au sens second de « lettres à vendre ou à acheter »), vigoureusement dénoncé par Martin Luther dans ses 95 propositions, coup d’envoi de la Réforme :

« Ils prêchent des inventions humaines, ceux qui prétendent qu’aussitôt que l’argent résonne dans leur caisse, l’âme s’envole du Purgatoire.» (Luther, 27e proposition)

Geoffrey Chaucer (1340-1400), l’auteur des célèbres Contes de Canterbury, consacre un conte entier aux indulgences, Le Conte du Pardonneur, dans lequel un prêtre traverse la contrée pour vendre ses indulgences :

« J’ai des reliques et des pardons dans mon sac,
aussi beaux qu’homme d’Angleterre,
qui me furent donnés par la main du pape.
Si quelqu’un de vous, par dévotion,
veut faire offrande et avoir mon absolution,
qu’il avance aussitôt et s’agenouille ici
et humblement reçoive mon pardon ;
ou encore prenez des pardons en route,
tout neufs et tout frais, au sortir de chaque village, pourvu que vous offriez toujours de nouveaux et de nouveaux
nobles d’or et des sols qui soient bons et de poids
.»

Geoffrey Chaucer, Canterbury’s tales, The Pardoner’s Tale

Voltaire se moque lui aussi de cette pratique, avec l’esprit qu’on lui connaît, dans l’article Expiations de son Dictionnaire philosophique et conclut placidement :

« Ce qui est très certain, c’est que jamais ces taxes (Les indulgences) ne furent autorisées par aucun concile ; que c’était un abus énorme inventé par l’avarice, et respecté par ceux qui avaient intérêt à ne le pas abolir. Les vendeurs et les acheteurs y trouvaient également leur compte : ainsi, presque personne ne réclama, jusqu’aux troubles de la réformation. Il faut avouer qu’une connaissance bien exacte de toutes ces taxes servirait beaucoup à l’histoire de l’esprit humain. » 

Si le terme d’’indulgences’ est surtout attaché aux dérives du XVIe siècle, elles n’en continuent pas moins d’indiquer au fidèle, aujourd’hui encore, toutes les possibilités de s’amender en prouvant sa volonté de pénitence par des actes méritoires, comme s’abstenir de tabac ou d’alcool pendant un jour, par exemple. Un étonnant document (étonnant pour les non-initiés s’entend), daté du 22 octobre 2020, signé par le Pénitencier majeur Mauro Piacenza, indiquait récemment aux fidèles comment gérer leurs actes de contrition pendant la période du COVID.

Après tout, n’importe quelle maladie a son remède et n’importe quel remède a sa posologie.

L’idée de pénitence et les actes de contrition qui l’accompagnent sont probablement aussi vieux que l’humanité. Pas question ici de tourner en dérision une « mécanique rédemptrice » qui se tient à mi-chemin entre le domaine juridique (la pénitence vue comme une punition devant la Justice divine, comme dette à payer) et le domaine médical (la pénitence considérée comme purge, comme guérison d’une faiblesse de la volonté, d’une propension aux mauvaises habitudes). Après tout, n’importe quelle maladie a son remède et n’importe quel remède a sa posologie. Sans compter que, sans ce commerce, la Basilique Saint-Pierre n’aurait pas vu le jour.

L’indulgence est un amendement qui a valeur de compensation. La question est de savoir en quoi cette compensation, au-delà de la prise de conscience qui l’accompagne et qui légitime peut-être bien l’essentiel de la démarche, a du sens lorsque le rapport de cause à effet est, pour le moins, ténu.

Le principe de compensation carbone envisagé aux accords de Kyoto et plus sérieusement mis en œuvre depuis ceux de Paris n’a pas non plus échappé aux accusations d’hypocrisie éthique et il continue de faire l’objet d’attaques régulières. Le débat, tout particulièrement dans le monde anglo-saxon, a été vif sur la similarité entre l’achat de « crédits carbone » et le « commerce des indulgences au moyen-âge ». Le débat est d’ailleurs largement favorisé par le fait que le terme de « Indulgence » est employé tel quel pour désigner, sans aucun glissement métaphorique, le mécanisme de compensation des émissions dans le domaine anglophone. (Richard Conniff: Carbon Offsets, the indispensable indulgence) 

Le principe de compensation carbone envisagé aux accords de Kyoto et plus sérieusement mis en œuvre depuis ceux de Paris n’a pas non plus échappé aux accusations d’hypocrisie éthique.

Si les indulgences religieuses, dans le meilleur des cas, pouvaient nourrir une prise de conscience et initier un changement de comportement véritable, il est certain qu’elles ont largement permis de se dédouaner hypocritement d’actions nocives sans que ne soit enclenchée aucune modification d’attitude. Ainsi, si l’efficacité des indulgences monnayées est difficile à estimer et franchement égale à zéro pour ce qui était de se sortir rapidement du purgatoire (d’ailleurs inventé pour la cohérence du dispositif), l’efficacité réelle de l’achat de crédits de compensation carbone est absolument cruciale. Il en va de la confiance des investisseurs et de celle des défenseurs du climat à l’endroit de cet outil tant financier qu’écologique. Il ne peut plus être aujourd’hui seulement question de foi.

En clair, les compensations carbone sont-elles efficaces ou sont-elles simplement un moyen d’apaiser notre « culpabilité carbone », ce sentiment de honte si bien illustré par le « flygskam » suédois ?

Les compensations carbone sont-elles efficaces ou sont-elles simplement un moyen d’apaiser notre « culpabilité carbone », ce sentiment de honte si bien illustré par le « flygskam » suédois ?

Pour qui aurait manqué une messe de cette liturgie renouvelée, le principe de la compensation carbone consiste à permettre à des gouvernements, à des entreprises, voire à des particuliers de « compenser » leurs émissions de gaz à effet de serre en « achetant » des crédits carbone, soit sous la forme de diminutions d’émissions à des partenaires qui seraient parvenus à abaisser les leurs, soit en investissant dans un projet de production d’énergies renouvelables, par exemple.

Le marché de la compensation offre grosso modo deux types de produits : le marché dit réglementé, comme celui qui est en vigueur dans l’Union européenne et qui fonctionne selon un système d’échanges de quotas d’émissions grâce auquel les industries et les entreprises peuvent maintenir leurs niveaux d’émissions sous un certain plafond imposé par les gouvernements. Ce marché aurait permis de dégager 48 milliards de dollars en 2019, réinvestis pour l’essentiel dans la transition climatique. Le second produit est celui du marché non réglementé qui fonctionne sur une base volontaire de la part des acquéreurs. Il dégage une manne nettement plus faible, quoiqu’en constante augmentation.

Les biais induits par les dispositifs de compensation n’ont pas manqué et ils sont loin, malgré les efforts, d’être tous résolus. La première difficulté est celle dite du « double comptage » (Péché de gourmandise ?) où se trouvent comptabilisés à la fois les crédits achetés et les crédits vendus. Le second est celui de la transparence, particulièrement délicate à certifier  dans le cas des « compensations d’évitement » qui consistent à payer, par exemple, pour éviter qu’une forêt ne soit détruite (comment prouver que le projet de destruction n’était pas un subterfuge pour augmenter ses crédits ?) (Péché d’avarice ?). Un autre problème est celui de l’équité : comment éviter de transformer le principe de l’achat carbone en un nouveau colonialisme, vert celui-ci ? (Péché d’égoïsme, de vol ?) Un autre encore, celui de la fiabilité : comment s’assurer que les fonds investis dans les projets contribuent véritablement à réduire les émissions de gaz à effets de serre de manière durable ? (Péché de paresse ?)

Le commerce de la compensation contemporaine a eu besoin de son pénitencier majeur, de son « pardonneur », un rôle endossé par plusieurs instances qui viennent attester (« comme par la main du pape » aurait peut-être dit Chaucer) de la fiabilité des produits, de l’efficacité de l’engagement, de l’efficience de l’acte de contrition : l’OCDE a défini des normes et des lignes directrices, le Programme des Nations Unies pour l’Environnement (PNUE) a établi des critères pour la qualité et la transparence des projets, Le Carbon Trust ou le Gold Standard, deux organisations indépendantes, valident et certifient la qualité des projets, pour ne citer que celles-ci.

Le commerce de la compensation contemporaine a eu besoin de son pénitencier majeur, de son « pardonneur. »

Le paradis à gagner est terrestre cette fois-ci. Notre purgatoire, plus réel à chaque épisode caniculaire et à chaque hiver aux températures dangereusement printanières. Les « indulgences » environnementales peuvent constituer un outil transitoire crédible pour peu qu’elles ne soient pas laissées aux marchands du temple, aux projets bonimenteurs, à l’éthique limitée au seul marketing.

Mais la rédemption ne sera complète que si les actes de pénitence s’accompagnent d’une prise de conscience individuelle véritable, d’un engagement fondé sur la connaissance la plus exacte possible du degré de nocivité de nos comportements et des efforts à fournir pour en finir avec les péchés mortels.

Ainsi soit-il.

 

♦ Cydney Posner (2022): Is buying a carbon offset like buying a medieval indulgence ?

https://cooleypubco.com/2022/06/27/carbon-offset-medieval-indulgence/

♦ Richard Conniff (2008): Carbon offsets: the Indispensable Indulgence

https://e360.yale.edu/features/carbon_offsets_the_indispensable_indulgence

♦ Steffen Dalsgaard (2020): Tales of Carbon Offsets: Between Experiments and Indulgences?

https://pure.itu.dk/ws/portalfiles/portal/86249175/Tales_of_Carbon_Offsets_final_for_web.pdf

♦ Tarif des indulgences

https://elettres.com/tarif-des-indulgences/

♦ Voltaire : Dictionnaire philosophique, Expiation

https://fr.wikisource.org/wiki/Dictionnaire_philosophique/Garnier_(1878)/Expiation

♦ Chaucer : Le Pardonneur

https://fr.wikisource.org/wiki/Les_Contes_de_Canterbury/Conte_du_pardonneur

♦ Décret COVID

https://www.vatican.va/roman_curia/tribunals/apost_penit/documents/rc_trib_appen_pro_20201022_decreto-indulgenze_fr.html

 

 

 Illustration : Réformes : l’ubris des indulgences

Lettre de rémission contresignée par dix cardinaux de Rome pour l’église paroissiale Sankt Maria à Altshausen au Nord du lac de Constance, ancienne résidence de l’ordre Teutonique et la confrérie de Saint Sébastien. Les cardinaux accordent chacun 100 jours (au total 1000 jours) de rémissions de péchés pour tous les croyants qui, les jours désignés, se rendent à l’Église et contribuent par leurs œuvres pieuses à sa construction et son équipement. De quoi rassembler une belle somme !

Publié le 29 octobre 2017 par Bernard UMBRECHT

 https://www.lesauterhin.eu/reformes-lubris-des-indulgences/

 

Sempé-ternel et autres effets de système

 

Tel est pris 

Dans le dernier numéro hors-série de Philosophie Magazine consacré à Sempé, plusieurs penseurs et philosophes ont été invités à commenter un dessin de ce génial humoriste à partir de leur domaine d’activité. Exercice difficile à réussir : décoder des dessins aussi synthétiques que ceux de Sempé qui brossent, en quelques traits, la condition de l’homme minuscule dans la complexité du monde ou l’infini de l’univers, est une gageure où on évite avec peine le ridicule. Ceux qui se lancent à expliquer une plaisanterie ou un bon mot parce qu’ils ont peur que leurs auditeurs n’en aient pas saisi tout le sel ne font pas autre chose. 

Il y a de bons commentaires dans ce numéro, toutefois, de ceux qui ajoutent vraiment quelque chose au dessin ou le font aller un peu ailleurs, le mettent largement en perspective et établissent des liens qui n’allaient pas de soi. En fait, il est toujours question de plus-value. 

L’un de ces commentaires est plus particulièrement savoureux, non parce qu’il serait nettement trivial ou franchement bon, mais parce qu’il est “auto-dénonçant” sans le savoir. Le comité de rédaction a confié à Boris Cyrulnik le soin de commenter un dessin où deux petits bonhommes très sempéens, modestes cyclistes, viennent de s’arrêter au bord de la mer sur laquelle un somptueux soleil se couche. On s’attend à ce que leur admiration porte sur ce phénomène époustouflant de la nature. Mais ce sont les yachts luxueux amarrés sous leurs yeux que leur fascination décrit : ”C’est si beau, que dans ces moments-là, un seul mot peut venir à l’esprit : “pognon”. 

Et Boris Cyrulnik de se lancer dans un commentaire (pas sans pertinence d’ailleurs) sur la notion de valeur, celle qu’on fabrique et qui alimente la ségrégation sociale (“Produire du cher permet de se faire croire qu’on a accès à une beauté réservée aux initiés”) versus celle qu’on méprise ou qu’on néglige parce qu’elle appartient à tout le monde (la beauté d’un coucher de soleil). 

Rares sont parmi les lecteurs du journal ceux qui n’auraient pas pu écrire un tel commentaire, car il repose sur un quasi-cliché de la notion de valeur. Mais il a été écrit par Cyrulnik, un nom, presque une marque, de luxe pourrait-on dire, si bien que le lecteur est prié de le considérer comme plus pertinent que s’il provenait d’un simple quidam : ” quand le (tee-shirt) est sans intérêt, la marque, en désignant un prix élevé provoque un sentiment d’exception.” 

Remède : se souvenir qu’il est illusoire de décrire un système avec la prétention de s’en abstraire. 

 

Le péché, la névrose et l’exclusion du jeu social : la chaîne ininterrompue de notre recherche de sens

Dans ce même numéro, le psychiatre et psychanalyste Serge Tisseron, sur un dessin de Sempé toujours, se risque à une hypothèse sur l’encadrement  sociétal de notre psyché. “Pendant les seize siècles de domination de la pensée chrétienne sur l’Occident”, notre sentiment de culpabilité avait le péché pour objet. La liste en était longue : orgueil, envie, impureté… et le prêtre était le médiateur qui nous permettait d’accéder à la rédemption. Au XXe siècle, la culpabilité se simplifie pour devenir “névrose“, (le névrosé étant celui qui est incapable de travailler et incapable de jouir). Dans ce contexte, on paie le psychanalyste pour accéder à la jouissance. Aujourd’hui, avec notre société de consommation triomphante, notre culpabilité serait de ne pas parvenir à travailler pour jouir des biens proposés à la consommation ou de ne pas correspondre à un idéal promu par les réseaux sociaux (beau, lisse, jeune, énergique, dynamique…, la liste est longue elle aussi) c’est-à-dire d’être exclu du jeu social. Les cosmétiques, psychotropes, opérations de relooking, sessions de fitness  et autres chirurgies esthétiques ont le coach comme figure médiatrice.

Remède : essayer de deviner quelle figure médiatrice émergera des appels à la sobriété que nous entendons de toutes parts.

 

Un homme averti n’en vaut pas toujours deux 

Les TPG, qui nous proposent des trajets via leur application (comment ne pas rater votre train à Cornavin quand vous prenez le bus à Hermance) nous lâchent (pas si rarement que ça), au beau milieu de notre parcours avec la sobre information : « Veuillez tenir compte du retard prévu à Rive ». En tenir compte ! Comment ? Trop tard pour agir, trop tard pour sauter du véhicule et courir à la gare. En tenir compte comme les Stoïciens, peut-être, pour dire que, à ce stade, “ça ne dépend plus de nous” et tenter de renouer avec une sérénité qu’on essaiera de ne pas confondre avec de la passivité (pigeon, va !). Qu’en dirait Spinoza, si ce n’est que les TPG, par l’impuissance dans laquelle ils nous mettent, nous diminuent dans notre puissance d’agir ?  

Remède : ne pas croire.

 

La surprise peut-elle jaillir d’un cliché ? 

Je trouve les romans policiers ou les thrillers dans lesquels l’enquêteur vedette a des problèmes d’addiction très fatigants. 

Il est alcoolique, cocaïnomane ou insomniaque. On voit arriver d’avance le double enjeu : la lutte contre le mal externe (les malfrats à démasquer) et le mal interne (l’addiction, les démons intérieurs) à surmonter. De la part de l’auteur, c’est comme s’accorder un jeu de cartes de valeur supérieure à ce qui peut advenir dans l’existence. Sans compter que, comme il s’agit d’un quasi-lieu commun, en plantant le portrait de son héros en difficulté, l’auteur atteste d’entrée son manque d’imagination. On me vend du vent : la promesse d’une surprise à partir de conditions initiales pipées. Et on devine arriver ces moments d’ennui absolus où le détective remplit à ras bord son verre de bourbon, où l’inspectrice qui a avalé trop de somnifères (le lecteur ou le spectateur a été averti de la dose à ne pas dépasser), ne se réveillera pas à temps le lendemain pour être à pied d’oeuvre sur une nouvelle scène de crime… 

Rien à voir, me semble-t-il (mais je ne vois pas exactement pourquoi) avec les films de genre où une poursuite de véhicules avec des crashs à la clé, une démonstration de kung-fu, ou le désamorçage d’une bombe à la dernière seconde, doivent survenir à chaque épisode. 

Remède : commencer par la 4e de couverture

 

Des dreadlocks aux burritos : liberté et appropriation culturelle

Illustration: Nelly Damas pour Foliosophy

“If we want mature responses to social movements, we must first consider the points-of-view of those doing the protesting.”

Axel Honneth

 

 

 

 

 

 

Dialogue avec Till Burckhardt, économiste spécialisé dans les questions en lien avec la diversité des langues, trésorier du Parti vert’libéral genevois et membre du Comité du PVL Lab, le laboratoire politique ouvert.

 

 

MCS : Les sujets sociétaux à controverse ne manquent pas aujourd’hui. On a même l’impression d’assister à une lame de fond qui ébranle un grand nombre de nos socles normatifs : si la question de l’égalité de genres, par exemple, est admise depuis longtemps (et même s’il lui reste une belle marge de progression), celle du langage inclusif divise. De même, notre cercle éthique, grâce auquel nous prenions soin de nos proches d’abord puis des humains dans leur ensemble, s’est élargi à d’autres espèces avec l’assentiment du plus grand nombre, mais l’antispécisme divise. On est tous conscients – autre exemple – du fait que certaines figures historiques, immortalisées sur nos places en raison du caractère de modèle qu’on leur reconnaissait alors, seraient aujourd’hui déférées devant les tribunaux pour violation des droits de l’homme (pardon : “humains”), mais le déboulonnage des statues fait polémique.  Une psychanalyste venue récemment présenter à l’Université de Genève son ouvrage en faveur de transitions de genres mesurées a vu sa conférence interrompue par des manifestants qui lui ont dit ne pas avoir lu son bouquin.  Plus récemment chez nous, c’est le groupe Lauwarm qui s’est vu sommé d’interrompre son concert composé de chansons bernoises, de reggae, de pop et de “World music” (un nouveau concept en passe d’être proscrit ?) à la brasserie La Lorraine à Berne au motif qu’un musicien, blanc, portait des dreadlocks, un attribut dont les origines ne sont pas les mêmes que la pierre d’Unspunnen. Nature du délit ? “Appropriation culturelle”. 

“Notre cercle éthique, grâce auquel nous prenions soin de nos proches d’abord puis des humains dans leur ensemble, s’est élargi à d’autres espèces avec l’assentiment du plus grand nombre, mais l’antispécisme divise.” (MCS)

Il nous arrive assez régulièrement, toi et moi, de ne pas être à l’unisson sur certaines de ces questions, raison pour laquelle j’aimerais beaucoup que nous y réfléchissions ensemble. Les postures de condamnation (émanant des deux bords) nourrissent des polémiques dont les effets outrepassent en violence ce dont il est question et nous figent, les uns et les autres, dans des certitudes qui se durcissent au fil des mois. Il me semble qu’il est temps de se souvenir du conseil de Spinoza, qu’il a lui-même suivi pendant toute son existence : “Ne pas se moquer, ne pas se lamenter, ne pas détester, mais comprendre”. 

“Ne pas se moquer, ne pas se lamenter, ne pas détester, mais comprendre”.

Baruch Spinoza 

J’aurais deux questions pour démarrer. La première consiste à te demander si tu vois un fond commun à tous les exemples que j’évoque ici. La seconde porte sur le concept d’”appropriation culturelle”, qui a déjà une longue carrière outre-Atlantique, mais qui est arrivé plus récemment sur notre continent. Les exemples de censure liés à ce motif ces vingt ou trente dernières années me semblent faire appel, sous un même concept, à des phénomènes de nature très différente :  il est tantôt question de vol d’oeuvres ou le pillage de sites, tantôt d’emprunts culturels par lesquels toutes nos cultures évoluent et se transforment. Entre ces deux pôles, il y a une sacrée différence ! 

“Entre le vol d’oeuvres ou le pillage de sites et l’emprunt culturel, il y a une sacrée différence !” (MCS)

TB : J’aime la citation de Spinoza. La volonté de comprendre – ou de mieux comprendre – devrait laisser le bénéfice du doute avant de passer au stade de l’indignation. Un fond commun à tous ces exemples ? La quête de progrès social et la volonté de reconnaître les défaillances de la société libérale. Ces critiques nous bousculent parce qu’elles mettent en évidence des dysfonctionnements d’un système dans lequel on croit. Or, il est nécessaire d’entendre ces critiques si l’on souhaite que le libéralisme tienne sa promesse : la liberté et l’égalité en dignité, en droits et en opportunités.

“Un fond commun à tous ces exemples ? La quête de progrès social et la volonté de reconnaître les défaillances de la société libérale.” (TB)

Par rapport à ta deuxième question : le débat sur l’”appropriation culturelle” a aussi une longue carrière dans la société francophone européenne sans qu’on ne s’en rende compte. Pensons à Dupond et Dupont et leur penchant pour les tenues folkloriques ou à Louis de Funès dans Rabbi Jacob. Or, les lignes rouges sont floues et fluctuantes.

Le mouvement “black lives matter” nous a obligés à nous interroger sur notre relation avec l’esclavagisme et le système colonial d’une part, et à nous intéresser aux disparités de traitement que des personnes “noires de peau” vivent au quotidien dans nos villes et dans nos campagnes. Il ne s’agit dans ce sens pas de l’importation d’une clé de lecture américaine, mais plutôt de la reconnaissance de la pertinence de cette clé de lecture pour comprendre notre société.

“Il ne s’agit dans ce sens pas de l’importation d’une clé de lecture américaine, mais plutôt de la reconnaissance de la pertinence de cette clé de lecture pour comprendre notre société.” (TB)

Rappelons enfin que la Brasserie Lorraine est une coopérative alternative autogérée, depuis des décennies, un lieu de rencontre de la contre-culture bernoise, mais aussi de dialogue de terrain avec des personnes issues de l’immigration extraeuropéenne. Je pars du principe que s’ils ont décidé de se distancer d’un look qui a longtemps été de quelque sorte leur marque de fabrique, cela doit être l’aboutissement d’un long cheminement réfléchi. Au bout du compte, cela peut susciter mon intérêt intellectuel, mais cela me concerne finalement autant qu’un débat sur les uniformes de la Compagnie des Vieux-Grenadiers ou sur le port de la cravate au Cercle de la Terrasse : des microcosmes privés que je peux trouver fascinants sans pour autant pouvoir m’y identifier dans la moindre mesure. 

En tant qu’ancienne directrice du Collège de Saussure tu dois avoir vu passer beaucoup de dreadlocks et peu d’uniformes et de cravates au fil des années. Je te renvoie la balle : Où se situent les limites de l’approprié et de l’appropriable dans les salles de classe ? Débardeurs, hijabs, hotpants, t-shirt de la honte, kilt, turbans, tabliers, burqas ? La balle est dans ton camp !

MCS : J’empoigne ta dernière question avant d’en revenir au concept d’appropriation culturelle. J’ai vu passer pas mal de looks, dans ma carrière d’enseignante et de directrice, en effet. Le seul souvenir que j’aie où une intervention a paru nécessaire concernait un groupe de jeunes hommes arborant des tenues clairement  empruntées à l’extrême droite : pantalons de para enserrés dans des bottes de combat, tee-shirts moulants dans le pantalon, ceinturons et gros pendentifs aux effigies de groupes d’extrême-droite, voire nazis. La nécessité d’intervenir s’est fait sentir, non pas parce que ces étudiants s’”appropriaient” des signes extérieurs, mais parce que l’ensemble de la collectivité, à commencer par leurs camarades, vivaient cette manifestation comme une menace concrète, physique, impression d’ailleurs confortée par des tracts retrouvés à certains endroits du collège qui ne laissaient aucune ambiguïté sur l’état d’esprit des membres du groupe en question. La dynamique me semble donc être autre que celle que nous invoquons dans la question de l’appropriation culturelle et des dreadlocks sur cheveux blonds, lesquels ne sont jamais apparus comme une “menace” pour la collectivité. Dans l’exemple que je cite, il  n’y avait pas besoin d’être “hyper-sensibles” pour prendre conscience que faire preuve de compréhension ou de tolérance dans ce cas aurait été une erreur.

Sur la question de l’appropriation culturelle, je ne me suis pas très bien fait comprendre en parlant de la différence de développement entre les Etats-Unis et l’Europe sur cette question. Qu’il y ait eu, au sens premier, appropriation culturelle depuis bien longtemps, depuis toujours, depuis que les cultures se croisent, échangent leurs biens, leurs pratiques musicales, leurs étoffes, tous les artefacts possibles et imaginables à commencer par leurs idées, est bien clair. Je vois d’ailleurs mal ce que nous serions sans cette dynamique toujours à l’oeuvre. Et c’est bien une partie du problème comme le montrent les réactions des internautes sur cette question des dreads en rivalisant d’exemples sur les mouvements musicaux, littéraires, picturaux précisément nés de ces emprunts, liés à notre humanité même.

Ce que je visais dans ce décalage temporel entre les deux rives de l’Atlantique, c’était le deuxième sens d’appropriation culturelle entendue comme l’utilisation d’éléments d’une culture par les membres d’une autre culture jugée dominante ou néocoloniale et qui serait, pour cette raison même, nécessairement irrespectueuse. C’est à Boston qu’une exposition de kimonos a été annulée sous la pression de protestataires qui dénonçaient à la fois une appropriation culturelle et un enfermement des ressortissants japonais dans les stéréotypes, alors que des voix, au Japon, se faisaient entendre pour se réjouir qu’une telle exposition permette de mieux rapprocher les cultures. C’est bien dans une université canadienne que des cours de yoga ont été interdits parce que leur pratique sous ces latitudes enlevait le caractère spirituel à cette discipline millénaire. On ne peut nier cette perte, évidemment, ce qui ne signifie pas qu’une pratique du yoga occidentalisée soit irrespectueuse. C’est d’ailleurs le moine Vivekananda, disciple de Râmakrishna qui, en 1896, a publié une interprétation du yoga sûtra à l’usage des Occidentaux. En Europe les affaires de ce genre se sont multipliées aussi, comme en 2017 où Chanel a été accusé de manquer de respect à la culture aborigène en créant un boomerang de luxe (je sais, ça ne s’invente pas).

La question centrale est sans doute celle du respect comme aurait dit Kant, ou de la reconnaissance comme dit Axel Honneth. Et c’est là que les choses se corsent. A quoi se mesure le respect ou son manque ? A l’intention de celui qui agit ? Dans ce cas un philosophe comme Kant peut nous être utile, puisque selon lui seule une  bonne volonté peut être dite intrinsèquement bonne. En effet des qualités indiscutables comme la “modération dans les affections et les passions, la maîtrise de soi, la puissance de calme réflexion (…) peuvent devenir extrêment mauvaises sans le principe de bonne volonté : le sang-froid d’un scélérat ne le rend pas seulement beaucoup plus dangereux; il le rend aussi immédiatement à nos yeux plus détestable encore que nous l’eussions jugé sans cela”.  (Kant : Fondements de la métaphysique des moeurs, 1e section)

Donc dans l’hypothèse où le respect se mesure par la nature de la volonté de celui qui agit, on ne pourrait probablement pas imputer au chanteur de Lauwarm d’avoir manqué de respect (car comment être sûrs, vraiment sûrs au bout du compte de la volonté absolument bonne de quiconque à commencer par la sienne ?). Les deux Américaines sommées de fermer leur échoppe de Burritos à Portland au motif qu’elles n’étaient pas Mexicaines, ne parlaient pas espagnol et avaient induit la recette en observant – parfois derrière les vitres des restaurants mexicains- la confection de cette spécialité, avaient-elles une volonté “mauvaise” parce qu’elles avaient lancé un business sans véritablement être initiées par des cuisiniers et des cuisinières mexicaines à cette fabrication ? etc.

On a l’impression, dans les différentes affaires qui secouent nos réseaux sur cette question d’appropriation culturelle que le respect ne se mesure pas du tout à l’intention de celui qui agit mais au sentiment de quiconque se sentirait touché, blessé, importuné par une action. Quand je dis “quiconque”, je dois préciser “quelqu’un qui pourrait revendiquer la légitimité du ressenti de l’offense parce qu’il appartiendrait à une communauté, un milieu, une culture qui a fait l’objet d’un emprunt” (car c’est bien d’emprunt qu’il s’agit la plupart du temps, pas d’appropriation au sens strict). La difficulté que je vois, et qui explique pas mal de réactions négatives, c’est, d’abord, le caractère essentialisant des attributs culturels ou genrés notamment, qui interdirait toute discussion (et mettrait Flaubert une deuxième fois à l’index : “Madame Bovary, c’est moi”). de la part de ceux qui ne sont pas porteurs de ces attributs. C’est, ensuite, le fait que la norme, la règle (ou la loi), le fonctionnement du collectif, se fondent sur le ressenti de qui aurait légitimité, par ses origines, son sexe, sa culture, ses ascendants, son expérience, son milieu social, à se sentir blessé ou seul autorisé à avoir recours aux éléments de ladite culture. Il y a là comme un renversement de la responsabilité émotionnelle : peu importe mon intention, ce qui compte, c’est le ressenti de l’autre qui va servir à classer mon acte et, potentiellement, à priver toute une collectivité, par exemple, d’un concert auquel personne n’était obligé d’assister en fin de compte. “Nous tenons à nous excuser auprès de toutes les personnes chez qui le concert a provoqué des sentiments négatifs”. Pas sûr que les gens en question étaient des rastafaris eux-mêmes, le rastafarisme étant par ailleurs issu du christianisme, mais là n’est pas la question.

“Il y a là comme un renversement de la responsabilité émotionnelle : peu importe mon intention, ce qui compte, c’est le ressenti de l’autre qui va servir à classer mon acte et, potentiellement, à priver toute une collectivité, par exemple, d’un concert auquel personne n’était obligé d’assister en fin de compte.” (MCS)

TB: Il est évident – en tout cas pour moi – que la culture est un concept fluide et que les interdépendances sont omniprésentes et souhaitables. La question est de savoir dans quel contexte et à quelles conditions on s’approprie des attributs culturels. Si certaines conditions sont remplies, cela peut s’avérer problématique, notamment lorsque l’on tire profit d’un rapport de force bancal, que l’on utilise dans un sens de moquerie ou que l’on ne reconnaît pas le caractère solennel ou rituel d’une pratique.

“L’appropriation culturelle est problématique lorsque l’on tire profit d’un rapport de force bancal, que l’on utilise dans un sens de moquerie ou que l’on ne reconnaît pas le caractère solennel ou rituel d’une pratique.” (TB)

Les cas de figure que tu énumères sont d’ailleurs présentés de manière un peu déformée. Une vérification des faits serait toujours utile. Un événement d’un sponsor japonais autour d’un tableau de Monet représentant un kimono n’est pas la même chose qu’une exposition de kimonos ayant une valeur culturelle en tant que tels, et un cours adapté à des personnes en situation de handicap proposé à titre bénévole à travers une association étudiante n’est pas comparable à un cours de yoga dans le cadre du programme institutionnel d’une université. 

Pour revenir au cas de notre chère Brasserie Lorraine – la Brass’ pour les intimes : depuis 40 ans, ils sont parmi les lieux de discussion de la contreculture et de la convergence des luttes. Dans le microcosme de la gauche alternative ils ont une certaine légitimité pour fixer et à questionner certains codes du militantisme qui leur est propre.

Le fait qu’ils considèrent que dans le contexte politique actuel les dreadlocks ne devraient plus être utilisés comme symbole de militantisme par des personnes qui ne sont pas directement concernées par le racisme me paraît intéressant. Il serait curieux de voir comment vont réagir les prochaines volées de jeunes engagés face à ce changement de paradigmes. 

Sur le point « personne n’était obligée d’y assister », j’aurais quelques réserves. D’une part il s’agissait d’un groupe de remplacement, et il est possible que le public venu pour voir le groupe initialement à l’affiche attirait un autre genre de public. Par ailleurs, la Brass’ fait partie des établissements bernois les plus intransigeants en termes d’adhésion aux idéologies militantes du moment. Un groupe qui se produit là-bas y va en connaissance de cause : il sera scruté de manière particulièrement exigeante par un public qui embrasse de manière décomplexée toutes les tendances que tu as énumérées au début de nos échanges. 

On peut apporter un regard critique à ces formes de militantisme et refuser de se les approprier – ce qui en toute évidence n’est pas attendu de nous. En revanche, il faut reconnaître qu’une partie des combats menés par ces milieux rejoignent des causes qu’on peut embrasser à travers un cheminement fondé sur le principe d’un libéralisme universaliste, humaniste et écologiste. Pensons à la nécessité de revoir les procédés de production et les habitudes de consommation, y compris dans le domaine agricole. Pensons à la quête d’un traitement égal entre tous les modes de vie. Pensons à la volonté de dépasser nos frontières nationales et continentales pour définir la justice sociale. Pensons à la pertinence d’une démarche scientifique pour définir l’urgence de certains enjeux politiques.

Depuis leur scission des Verts, les Vert’libéraux se sont distingués par la capacité de briser certains dogmes et reconnaître l’urgence de certaines causes de portée mondiale face à un parti parfois renfermé sur une grille d’analyse très locale en termes d’écologie. Par la suite, ils ont réussi à se positionner comme force progressiste en embrassant des causes décriées comme « sociétales » par leurs détracteurs, comme les droits économiques individuels des femmes, le libre choix des modes de vie, le bien-être animal et la capacité de se projeter dans une dimension européenne et mondiale et pour trouver des solutions négociées à ces échelles – en sortant des paradigmes d’une lutte des classes à l’échelle nationale et des « solutions locales pour un désordre global ». 

Le fait que des mouvements contestataires utilisent des méthodes contestées et contestables pour donner de la visibilité à ces causes et que d’autres partis commencent à se les  approprier dans la foulée ne devrait surtout pas remettre en question notre engagement pour ces causes. Derrière le « wokisme » se cachent certaines causes que les Vert’libéraux ont su identifier avant la lettre sur la base d’une démarche scientifique et qui maintenant sont portées de manière dérangeante et militante par d’autres acteurs.

“Le fait que des mouvements contestataires utilisent des méthodes contestées et contestables pour donner de la visibilité à ces causes et que d’autres partis commencent à se les  approprier dans la foulée ne devrait surtout pas remettre en question notre engagement pour ces causes.” (TB)

MCS : Merci tout d’abord pour le rappel à l’ordre sur la vérification des informations et des sources. Wikipédia tire parfois trop court. Cela étant, j’observe que, pour ce qui concerne l’événement hebdomadaire contesté autour du kimono, il s’agissait de se vêtir comme le modèle du tableau “la Japonaise”, de Monet, qui se trouve être une jeune femme blonde comme on en trouve peu au Japon. Mais là, n’est pas l’essentiel, même si la précision importe.

Tu dis : “Si certaines conditions sont remplies, cela peut s’avérer problématique, notamment lorsque l’on tire profit d’un rapport de force bancal, que l’on utilise dans un sens de moquerie ou que l’on ne reconnaît pas le caractère solennel ou rituel d’une pratique.” Ces critères du caractère inacceptable de l’emprunt culturel nous permettent d’entrer dans le vif du sujet. Ils sont, me semble-t-il, des déclinaisons possibles du manque de respect que j’évoquais précédemment. Ces critères me paraissent en tant que tels éminemment recevables, mais j’ai des doutes, d’une part sur la facilité d’établir cette démarcation dans de nombreux cas pratiques, et d’autre part sur ce que l’observation de ces éléments peut impliquer en termes de liberté d’expression.

Reprenons le tableau de la Japonaise et de la proposition faite aux visiteurs d’endosser, une fois par semaine, le même kimono que porte le modèle européen dans la représentation de Monet. Le musée ou les visiteurs tirent-ils profit d’un rapport de force bancal ? Se moquent-ils ? (J’admets qu’ils s’amusent). Sans doute, ce faisant, méconnaissent-ils la signification véritable, le rituel du porter du vêtement, dans quel sens les pans se recouvrent et pourquoi, etc. mais peut-être alors s’agirait-il de songer à décrocher le tableau de Monet lui-même qui n’en savait peut-être pas davantage, non plus que son modèle. J’ai fait l’acquisition de kimonos lors d’un voyage au Japon, parce que je trouve l’habit fascinant dans sa conception, somptueusement beau dans sa confection et qu’il me plonge, lorsque je le contemple ou le touche, dans un ravissement qu’évidemment aucun autre vêtement ne peut me procurer. L’expérience est esthétique, elle est imprégnée de la reconnaissance de la qualité de ce qui a permis son émergence. Je ne me suis d’ailleurs pas vu refuser l’achat de ces pièces au Japon dans des magasins tenus par des Japonais qui savent exactement de quoi il en retourne autour d’un kimono. On peut même acquérir, sur place, des modèles ultra bon marché, dont l’intérêt n’a rien de culturel ni d’esthétique, mais qui sont simplement destinés aux soirées déguisées, pour les touristes essentiellement.

 

 

J’en viens à l’exemple de La Brass’, comme tu me l’apprends si joliment. J’ignorais que le groupe était un groupe de remplacement que les spectateurs ne souhaitaient pas initialement aller écouter. Et alors ? Une option possible aurait consisté, pour les spectateurs importunés, à quitter la salle et à demander le remboursement, non ? Mais s’’il faut admettre, comme, tu le dis, que “ la Brass’ fait partie des établissements bernois les plus intransigeants en termes d’adhésion aux idéologies militantes du moment.” alors peut-être doit-on considérer qu’on a affaire à quelque chose comme un club privé, à l’instar du Club de la Terrasse et du port obligatoire de la cravate, auquel cas, il n’est même pas utile d’en parler. 

“Peut-être doit-on considérer qu’on a affaire à quelque chose comme un club privé, à l’instar du Club de la Terrasse et du port obligatoire de la cravate, auquel cas, il n’est même pas utile d’en parler. ” (MCS)

Cela dit, je suis d’accord avec l’idée qu’il ne faut pas confondre certaines formes de militantisme avec l’engagement pour un changement qui nous apparaît nécessaire. Mais je ne suis pas bien sûre que les formes de militantisme qui font réagir ne sont déployées que pour faire réagir ou éveiller la conscience sur un problème. J’aimerais t’entendre sur la question de l’essentialisation et du renversement émotionnel que je décrivais plus haut. Je ne pense pas qu’on puisse les écarter d’un revers de main sous prétexte que certaines formes de militantisme sont simplement destinées à “éveiller les consciences”. Elles me semblent souvent être le carnet de route d’une nouvelle normativité qui n’a pas grand chose à voir avec l’idée de liberté.

TB : Sur les questions de fond, il me semble que nous sommes d’accord. L’emprunt culturel est admissible – dans le respect des sensibilités et peut-être du bon goût. Ce qui nous distingue est probablement à qui nous souhaitons laisser le bénéfice du doute lorsqu’il n’est pas clair si une ligne a été franchie. Moi, je tends à être compréhensif par rapport aux institutions qui sont peut-être allées trop loin dans leur volonté de protéger la dignité des êtres humains – en particulier envers les personnes issues de groupes historiquement discriminés ou marginalisés. Toi, tu sembles être plus sensible à la liberté d’expression et la liberté artistique et être plus exigeante par rapport à la pertinence de certaines revendications. Si l’on se tient à l’adage selon lequel la liberté des uns s’arrête là où commence celles des autres, on peut considérer qu’une telle dialectique est nécessaire pour garantir les droits fondamentaux.

Leçon de nos choses

Illustration: Nelly Damas pour Foliosophy
Tout le monde ou presque aujourd’hui connaît la Japonaise Marie Kondo, rendue célèbre, et sans nul doute riche, par l’ouvrage qu’elle a écrit sur le rangement et les conseils qu’elle donne pour ne pas finir noyés dans les choses que nous accumulons.
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Ce qui apparaît initialement comme une préoccupation platement domestique – que les grands esprits peuvent donc ignorer – se révèle, lorsque on s’y arrête, un remue-ménage format XXL de notre psychisme. Car on ne s’entoure pas d’objets, de choses, impunément ni sans raison secrète. Retrouver des affaires alors qu’on les avait oubliées, se demander pourquoi on ne s’en est jamais défait, consentir à s’en séparer en se demandant si ça nous apporte ou non de la joie est un exercice plus difficile qu’on le croit parce qu’il nous révèle nos attachements profonds et ces manies dissimulés à nous-mêmes. Dans cette activité brusquement consciente de détachement, on opère quelque chose comme un dédoublement de soi qui permet de se voir de l’extérieur, de dédoubler notre « je », condition de toute pensée comme l’a montré Hannah Arendt : penser, c’est activer le dialogue du “deux en un” (les deux voix qui sont en moi, celle qui vit et celle qui est capable de se voir en train de vivre). “Il faut toujours deux tons, au minimum, pour produire un son harmonieux”. (H. Arendt, Considérations morales). Passer par la médiation des choses, de nos choses, pour activer cette conscience est un exercice aussi simple que déboussolant. Pour le dire plus simplement, il y a le moi qui amasse  – et on amasse toujours beaucoup plus qu’on ne croit – et celui qui découvre qu’il vit dans un moi qui amasse.
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Ce qui apparaît initialement comme une préoccupation platement domestique se révèle un remue-ménage format XXL de notre psychisme.
Signe de ce dédoublement : la stupéfaction éprouvée par tous ceux qui appliquent la méthode Kondo, laquelle implique le rassemblement, en un seul endroit, de tous les objets d’une même catégorie (les vêtements, puis les livres, puis les accessoires de cuisine, puis de bureau, etc.) : « Oh, mon dieu ! Je ne savais pas que je possédais tout ça ». Consternation, embarras, gêne : « Qui suis-je, moi qui génère des traces de mon existence aussi disproportionnées ? », “Quel effet aurait sur moi la perception de toutes ces possessions si elles étaient celles de quelqu’un d’autre ?”  Car c’est bien tout à coup quelqu’un d’autre que soi que les protagonistes, confrontés à la sanction de leur existence réelle chosifiée, découvrent : des collines de vêtements amassés, des quintaux de livres non lus, d’objets utilitaires à double, à triple, par dizaines, en tous genres et disséminés dans toutes les pièces de l’appartement. De quoi suis-je atteint pour amener, dans mon antre, de nouveaux objets chaque fois que j’en ai besoin, n’accordant que peu de temps pour gérer, apprécier, valoriser et reconnaître ce que je possède déjà ?
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« Qui suis-je, moi qui génère des traces de mon existence aussi disproportionnées ? »
Je est un autre.
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Ajuster ses besoins à ses possessions de manière régulière, consciente, “joyeuse” (le mot d’ordre de la méthode Kondo), est une des façons de vivre conscient et de faire un peu reculer la véracité de l’assertion freudienne, prise, pour le coup, au sens propre : « Le moi n’est pas maître en sa maison ». Devenir un peu plus conscient de la manière dont on occupe l’espace et comment on s’y organise est une excellente façon de comprendre un peu mieux qui on est, de devenir un peu mieux maître en sa maison. En d’autres mots : “moins dupe”.
Marie Kondo est l’auteur de plusieurs ouvrages pratiques. Elle a également produit des émissions dans lesquelles elle montre le travail qu’elle effectue chez des particuliers, noyés et malheureux dans le chaos de leurs possessions qui – c’est une constante – reflète un certain chaos dans leur vie. Le dressing foutoir et la cuisine chaotique comme symptômes de soi.
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M’émeuvent et m’interpellent à chaque fois ces moments où, après avoir visité la maison ou l’appartement à soigner (une thérapie du propriétaire par procuration), Marie Kondo invite chacun à « bénir la maison et l’espace », non pas comme un rituel religieux avec crucifix et encensoir, mais recueilli en soi-même, focalisé sur cet espace présent en permanence sous nos yeux et nos pas, mais sans cesse néantisé par notre indifférence. On s’étonne à chaque fois de constater comment, après un instant de surprise à l’invite (surprise que chaque occidental comprendra), chacun, très rapidement, semble considérer la proposition comme, somme toute, parfaitement fondée et de se plonger naturellement dans la conscience du lieu où notre quotidien se déroule et qui constitue, par conséquent, comme une seconde peau.
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Une spiritualité du quotidien. C’est peut-être ce que nous devons développer pour opérer en nous les changements plus vastes que nous savons nécessaires sur notre planète aujourd’hui.
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Il y a quelque chose à chercher dans le rapport aux vêtements comme révélateur de ce que notre personne dit, se dit, nous dit. Comment on les achète, sous quelle pulsion, impulsion, parce qu’on a besoin de quelque chose, pour être quelqu’un d’autre, pour se magnifier, compléter son identité, multiplier les possibilités d’être, si on achète les copies quasi conformes de ceux qu’on a déjà, comment on les porte, combien de fois avant de s’en débarrasser, si on s’en débarrasse, si on les porte, comment on les choisit le matin, pourquoi on ne peut pas s’en défaire, dans quelle mesure un argument comme « ça peut toujours servir » est invoqué, si les vêtements sont devenus des quasi-personnes, des clones partiels de nous-mêmes et que s’en défaire est un peu comme perdre de sa substance…

 

On n’acquiert pas des vêtements parce qu’on ne peut pas se promener nu ou parce qu’il faut se protéger du froid, car il n’en faudrait pas beaucoup pour remplir cette fonction. Si on en a davantage, si un nouveau vêtement n’apparaît jamais comme un vêtement en trop “dont on n’a pas besoin”, c’est qu’il ne ressemble à aucun autre qu’on possède déjà et que, ce faisant, c’est un possible, une possibilité d’être qu’on s’offre.

 

Et de me demander comment se vivent les ressortissants de communauté où le vêtement, comme au Guatemala, au bord du lac de Tikal, vêtus chaque matin à peu près à l’identique, dans un vêtement qui est un costume d’appartenance à une communauté.

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Le consumérisme, c’est le contraire du rêve. Ou plutôt : c’est la logique du marché qui rêve à ma place.
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Différence entre un achat aléatoire, qui donne l’impression d’acquérir quelque chose de plus qui vient alourdir la masse des objets possédés, et l’achat d’un objet (vêtement, appareil, accessoire) qui donne l’impression de la rencontre parfaite parce qu’il permettra de se débarrasser de beaucoup d’autres objets, comme un achat qui efface le superflu.
Derrière le pragmatique, il y a du psychologique.
Derrière le psychologique, il y a du métaphysique.