Elysium ou Comment “lire” la science-fiction

Deux événements m'ont décidé à écrire ce billet de blog: la vision, récente, du film Elysium (Neill Blomkamp, 2013) et l'obtention du tout aussi récent essai du philosophe des sciences Gilbert Hottois (Généalogies philosophique, politique et imaginaire de la technoscience, Vrin, 2013). Ce dernier cherche par tous les moyens à comprendre, avec rigueur, comment la science-fiction pourrait nous être utile, aujourd'hui, dans ce monde saturé de technosciences et, de ce fait, il la prend (très) au sérieux – quitte à la faire passer par le prisme de la philosophie ou de la socio-politique. Or, premier point: prendre la fiction (trop) au sérieux, n'est-ce pas ce qui a conduit Don Quichotte à la folie et Madame Bovary au suicide?! Deuxième point problématique: le point de vue de Hottois – pas complètement faux, mais néanmoins incapable de ne pas manquer une dimension essentielle de l'objet qu'il étudie – oublie que la fiction n'est pas un "outil philosophique" (c'est-à-dire un moyen en vue d'une fin qui le dépasse), mais un dispositif dont la fin principale est de générer émotions humaines et scénarios humains.

Il est évident qu'une fiction intéressante est une fiction qui provoque des émotions: on vibre, on rit, on pleure, on angoisse, on espère, on désire, on attend, on… Bref, on éprouve un récit – on ne le subit pas. Il y a une quête – remplie ou non – et c'est cette quête qui nous accroche et nous tient en haleine. Sans cette quête, le roman ou le film n'a aucun intérêt: le roman, selon le théoricien Lukacs, est "l'épopée d'un temps où […] la vie est devenue problème, mais qui, néanmoins, n'a pas cessé de viser à la totalité". Autrement dit, le roman est la quête de l'individu moderne qui cherche la totalité (le savoir absolu, le pouvoir absolu, l'amour absolu, la richesse absolue, etc.) pour donner sens à sa vie, tout en sachant pertinemment que cette totalité est inacessible. D'où l'aspect tragique de la plupart des romans… Le lecteur – ou le spectateur – éprouve donc ce vertige: il cherche l'absolu en compagnie du personnage, il échoue avec le personnage (sauf dans les récits romantiques – autrement dit la plupart des blockbusters hollywoodiens – où le personnage réussit sa quête d'absolu et fusionne avec l'idéal: Hollywood fabrique des Don Quichotte qui ont raison de croire que les moulins sont des géants ou des Madame Bovary qui ne se suicident pas). Et ce parcours produit de l'émotion – voilà ce qui est recherché, désiré, voulu. Point de philosophie là-derrière; juste une compréhension émotionnelle du sens (ou du non-sens) de nos vies.

Mais la fiction produit aussi des scénarios grâce auxquels, je l'ai déjà dit dans un blog précédent, nous arrivons mieux cerner ce que nous sommes en train de vivre. Elysium est à cet égard un film intéressant (n'en déplaise aux fâcheux). Rappelez-vous: une élite minoritaire vit dans une station spatiale et exploite une humanité restée sur Terre, qui, évidemment, n'a pour unique souhait que de pouvoir rejoindre la colonie de riches à l'aide de navettes de fortune. Comment fonctionne la science-fiction? Facile. L'élite, ce sont les riches; les terriens, ce sont les pauvres; entre deux, c'est le vide sidéral. Or, qu'y a-t-il entre les riches et les pauvres? La classe moyenne. Le film semble donc nous dire que la direction prise par l'humanité démocratique est de supprimer, petit à petit, la classe moyenne (le vide spatial) mais que si cette suppression passe inaperçue, c'est parce qu'il reste l'espoir, pour les pauvres, de devenir, un jour, membres de l'élite. On le voit: point de philosophie de la science ou de la technoscience ici, mais une image-miroir des directions que nous prenons et qui se répercutent sur nos choix et nos comportements. Nous acceptons les disparités  sociales car nous rêvons à la possibilité d'être de l'autre côté de la barrière: Blomkamp saisit, et illustre de manière détournée, l'économie émotionnelle des citoyens qui, aujourd'hui, portent leur croix en silence car ils pensent pouvoir atteindre la vie éternelle (les nantis de la station spatiale sont immortels). Autrement dit, Elysium décrypte intelligemment notre condition humaine (et non technoscientifique): le pouvoir démocratique actuel diffère moins que ce que l'on croit du pouvoir religieux à ses heures les plus sombres. On le voit, Blomkamp n'appelle pas à la révolte, mais il nous offre un scénario grâce auquel il nous est possible d'un peu mieux saisir le sens de nos rêves de totalité et, peut-être, de mieux comprendre que si nous acceptons le dur labeur et les injustices, c'est parce que, pour reprendre les mots de Lukacs, nous rêvons toujours de totalité alors même que nous choisissons d'oublier qu'elle est inaccessible. La science-fiction de Blomkamp est donc une "machine" à décrypter ce qui fait l'humanité actuelle – c'est-à-dire ses fonctionnements intimes – et, non, contrairement aux idées de Hottois et consorts, la technoscience: celle-ci est en effet une excuse pour imaginer un scénario humain intéressant.

Marc Atallah

Marc Atallah est le Directeur de la Maison d'Ailleurs, musée de la science-fiction, de l'utopie et des voyages extraordinaires à Yverdon-les-Bains, et Maître d'enseignement et de recherche à l'Université de Lausanne. Il vient ici nous parler des frontières de plus en plus floues entre science et fiction.

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