La science-fiction, depuis La Guerre des mondes de H.G. Wells, a inventé de nombreux extraterrestres pour métaphoriser la relation que nous entretenons avec l’Autre : l’alien, dans la fiction, pense différemment, agit différemment, vient nous interroger sur nos déviances et nous remet en cause de par son existence même. Avez-vous vu le film District 9 (Neill Blomkamp, 2009) ? Voilà la fonction de l’extraterrestre, lorsqu’il est traité par les créateurs de génie : il vient métaphoriser une réalité anthropologique – ici : la perception humiliante de la communauté noire lors de l’apartheid (d’où l’importance de l’aspect “documentaire” au début du film) – et induire un questionnement critique sur ceux qui ont rejeté ces extraterrestres, en l’occurrence nous.
Quand on y pense, et riche de cette métaphore considérée comme “outil” symbolique – comme prisme original de perception de nos existences –, nos interactions quotidiennes ne sont pas si loin de ce que nous pourrions vivre face à un extraterrestre. En effet, l’Autre, cet Inconnu rencontré tous les jours dans le train, le métro ou dans une file d’attente, le percevons-nous comme un être humain dans lequel nous nous reconnaissons, ou comme un extraterrestre, dont l’apparence et les comportements sont menaçants, voire, parce que c’est d’actualité, visent à nous nuire ? Cherchons-nous à nous rapprocher de lui, à le voir comme notre alter ego – ou préférons-nous nous distancier de lui, angoissés par les périls que nous avons l’impression de discerner dans ses attitudes ? Évidemment, me direz-vous, cela dépend… de l’autre ! Mais si ce n’était pas le cas ? Si l’autre était d’abord le reflet de nos sensibilités, l’image de nos trésors et de nos insuffisances ? Autrement dit, si nous acceptions l’extraterrestre de la science-fiction comme une métaphore, ne pourrions-nous pas garder un peu de cette métaphore dans nos rapports à autrui ?
Mon propos pourrait paraître naïf, mais il me semble intéressant à plus d’un titre. Nous vivons assurément un temps où l’Autre se voit fréquemment réduit à un danger potentiel : migrants, étrangers, harceleurs de rue, etc. sont devenus des vecteurs communs – et impensés – de la haine d’autrui. Toutefois, et comme le démontre l’article du Temps paru le 4 janvier 2018, cette réduction est problématique, car elle fait fi de nombreux facteurs. De telles réductions médiatiques – mais pas seulement – ont, en revanche, pour effet pervers de construire l’image d’une altérité nécessairement néfaste : l’Autre est devenu la métaphore du danger. Or, il s’avère que les métaphores ont la propriété de pouvoir changer de sens (d’être “remotivées”) : l’Autre n’est pas nécessairement la métaphore du danger, il peut aussi être la métaphore de l’allégresse ou de la découverte de soi, par exemple. Pour le dire autrement, nous choisissons de réduire l’Autre à un danger, principalement lorsque nous assimilons un individu à une catégorie.
Alors, plutôt que de tomber dans la facilité, n’aurions-nous pas meilleur temps de nous rappeler tous ces gestes d’amour “faits par hasard”, ces gestes inconscients qui démontrent à quel point l’humanité partage ce qu’on pourrait appeler, faute de mieux, une “attraction ontologique”, quelque chose qui nous unit toutes et tous, au-delà de nos différences ? Si nous nous rappelions cela, ce “cela” que nous avons tous expérimentés sans forcément en avoir conscience, alors nous pourrions préférer choisir que l’Autre soit perçu d’abord comme une chance, et non comme un péril. L’extraterrestre est un outil critique visant notre relation à l’autrui : essayons donc de l’utiliser pour mettre fin à l’indifférence, c’est-à-dire à une haine inavouée de l’autre. Et non, il n’y a pas de naïveté dans ce propos : il existe des relations problématiques, des gens qui nous font du mal, des gens qui abusent, profitent, pervertissent, scandalisent… Mais ce n’est pas parce qu’il existe quelques individus dont les noirceurs cachent les lumières que tous les Autres doivent être rangés dans la même catégorie ! Ce n’est pas parce que certains extraterrestres sont belliqueux (dans la tête des écrivains qui exploitent ce filon) que tous le sont par essence…
Un poème m’a été suggéré, il résonne bien avec ce que je viens de dire et le dit bien mieux que moi :
Indifférence
dans l’anonymat
des matins
chacun porte
un masque
avec ses papiers
sur le coeur
et sa carte de transport
en poche
si jamais deux mains
se touchent
résonne un pardon
on dirait
qu’un geste d’amour
fait par hasard
offense.
(Michel Mernen)