La science-fiction, c’est… (2/7)

Je suis content. Content d'avoir posté mon premier opus sur la science-fiction. Je ne pensais pas que les réactions seraient si rapides, mais, à peine posté, quelques commentaires m'ont été transmis, dont un qui me tient particulièrement à coeur. Donc, après avoir traité de l'état d'esprit, voici la suite de cette aventure dans la définition de la science-fiction.

Manuèle Ducret, dans sa réponse, dit ceci : "La science-fiction provoque et déconstruit l'imaginaire, les pseudo-certitudes, tout en explorant nos craintes avouables ou non. C'est aussi un formidable espace d'expérience(s) et de liberté(s)."

Quelle belle définition! La science-fiction "provoque et déconstruit nos pseudo-certitudes", elle est "un formidable espace d'expérience(s) et de liberté(s)". Oui, et pourquoi cela? En fait, l'état d'esprit de la science-fiction (cf. "La science-fiction, c'est… (1/7) joue sur une frontière floue : l'hypothèse rationnelle inventée par un auteur fait comme si elle était possible, elle fait semblant d'être attendue, espérée, crainte, réalisable. Ce "comme si" particulier de la science-fiction est en fait un "effet de réel", c'est-à-dire que le texte (ou le film) s'appuie sur un motif qui pourrait être imaginable dans notre monde (voyage dans l'espace, greffe de puce dans le cerveau, clonage, etc.) : c'est pour ça que l'on pense souvent – mais à tort – que la science-fiction brosse le portrait de l'avenir. L'effet de réel a un rôle important dans la lecture de la fiction, car il encourage le lecteur à se rapporter de manière réaliste à ce qu'il lit. En revanche, le texte de SF n'est jamais, en raison de ce que j'ai dit dans mon premier opus, une manière de parler du futur, mais la mise à distance de notre présent afin de mieux le penser et de s'y rapporter autrement (déconstruire l'imaginaire que nous avons, déconstruire nos pseudo-certitudes construites par les discours médiatiques qui nous entourent). Et mettre à distance peut se faire de plusieurs manières : la science-fiction, elle, choisit de décaler ses mondes dans l'espace et dans le temps. Et c'est pour cela que, la plupart du temps, les univers science-fictionnels sont situés dans un "autre monde".

C'est justement cette mise à distance, cette déformation, qui crée un espace de liberté. Je m'explique : en créant un monde "autre", par exemple un monde où des puces seraient greffées dans le cerveau humain, je crée une distance avec mon monde – mais une distance minime puisque dans mon quotidien, on évoque déjà les connexions cerveaux-machines. Ce faisant, je sais, en lisant le roman, que le monde décrit est une fiction basée sur le monde que je connais. Puis, une intrigue apparaît: les vicissitudes du personnage sont explorées, son aliénation ou ses réussites sont racontées, des images plus ou moins frappantes sont mises en scène. Une fois mon livre finit, et en raison de l'effet de réel que j'ai éprouvé, je peux revenir à ma réalité : le détour par l'ailleurs me permet de revenir au présent, mais enrichi par ce même détour. Alors la force de la science-fiction se fait jour : je ne vais plus considérer la greffe d'une puce comme un projet uniquement positif – tel qu'il pourrait être "vendu" par certains discours sociaux -, puisque j'aurais vu des personnages dans des situations problématiques (ils passent leur journée à téléphoner et finissent par devenir fous). Plus même : j'aurais compris que l'image de la puce greffée dans le cerveau est en fait une manière d'évoquer une dimension symbolique : nous passons de plus en plus de temps au téléphone et, de ce fait, nous avons de moins en moins de temps pour faire autre chose. La dissémination du téléphone portable a ainsi pour conséquence de nous inciter à l'utiliser de plus en plus fréquemment. La technologie alimente la technologie.

En ce sens, la science-fiction est bien une manière de complexifier les projets scientifiques et technologiques en les faisant interagir avec des humains (c'est ce que fait toujours la fiction, par ailleurs) : ces projets deviennent problématiques et révèlent leur densité, les dimensions auxquelles il nous faut être attentifs, les transformations (matérielles ou symboliques) qu'ils font subir à la condition humaine. C'est maintenant clair : la science-fiction expérimente les projets technologiques pour permettre au lecteur de les penser – et non seulement d'adhérer à ce qui est dit sur les bienfaits amenés par ces mêmes projets ("nos pseudo-certitudes"). Par conséquent, la science-fiction est une manière de nous aider à être libres (c'est-à-dire à choisir notre manière de nous rapporter à quelque chose) : libres de penser au progrès technologique, libres de le voir dans ses implications symboliques, libres de se rappeler que la technologie est toujours, par essence, problématique puisqu'elle engage, nécessairement, les humains dans tout leur être.

Marc Atallah

Marc Atallah est le Directeur de la Maison d'Ailleurs, musée de la science-fiction, de l'utopie et des voyages extraordinaires à Yverdon-les-Bains, et Maître d'enseignement et de recherche à l'Université de Lausanne. Il vient ici nous parler des frontières de plus en plus floues entre science et fiction.

Une réponse à “La science-fiction, c’est… (2/7)

  1. Je découvre cet article presque huit ans plus tard! Je suis ravie d’avoir provoqué cette réaction et regrette de ne pas en avoir parlé directement les nombreuses fois où nous nous sommes croisés à Yverdon ou ailleurs.
    Amicalement,

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