Et si Superman avait quelque chose à nous dire ?

Vendredi soir. Semaine intense, journée affolante, soirée en pensée. L'équipe de la Maison d'Ailleurs est en train de monter sa prochaine exposition ("Stalker | Expérimenter la Zone"), alors, en rentrant chez moi, il me fallait autre chose qu'une Zone : j'ai lu Superman – Terre Un, édité par Urban Comics en 2013. Oui, oui, encore une histoire de Superman ; oui, oui, les directeurs de musée ne sont plus ce qu'ils étaient. Bon, de toute façon, c'est déjà lu – et j'en retire quelque chose d'intéressant, un quelque chose qui vient éclairer ma journée.

Psychanalytiquement, on pourrait se dire, dans une lecture rapide, que tous les super-héros sont déviants : Superman ne peut exister en tant que tel, il doit assumer une personnalité publique, un autre que lui-même – j'ai nommé "Clark Kent". Dédoublement de personnalité ? Superman serait-il double, devrait-il être un autre que lui-même ? Eh bien, non. En effet, et à y regarder de plus près, il s'avère que Superman n'est pas double, mais UN : il n'y a qu'une personne, qu'un individu, qu'un caractère. Superman exprime son être profond quand il revêt son costume – certes un peu ridicule à l'aune des critères esthétiques de ses contemporains -, mais il a besoin de Clark Kent pour ce faire. C'est plus précisément une des vérités de ce comics : Superman ne doit pas se cacher pour être Superman, mais il doit se "masquer" lorsqu'il n'exprime pas son "moi" profond, il doit se "masquer" pour que les humains l'entourant ne prennent pas peur, ne soient pas systématiquement confrontés à la vérité de son être – insupportable pour les individus lambdas, car remettant en question les apparences avec lesquelles ils se parent jour après jour. 

Je m'explique. Au vu de son costume de cirque, Superman semble être un homme "masqué" ; or, c'est bien l'inverse qui se passe : c'est Kent qui est le "masque" alors que le personnage bigarré, c'est la vérité de l'être. La conclusion est évidente, le message clair : dans notre vie de tous les jours, nous avons tendance à nous grimer, c'est-à-dire à n'exprimer qu'une partie de notre être – avec nos collègues, nos proches, nos conjoints, nos enfants, nos parents… Nous ne montrons qu'une partie de nous-mêmes, nous nous "fonctionnalisons" relativement à ce qui nous semble juste, à ce qui nous permet de remplir nos objectifs, à ce qui peut être entendu par autrui. Nous sommes des Clark Kent. Or, Clark Kent n'est qu'un masque : où est notre Superman ? Où est la vérité de notre être ? Quand la vivons-nous ? Sûrement peu souvent : la vérité de l'être, tout comme dans les comic books, est difficile à accepter, elle est difficile à contempler frontalement : Superman est un être solaire, sa simple présence dérange, non pas tant parce qu'il est un extraterrestre mais parce qu'il laisse justement exprimer sa vérité, sans tabous. Alors… vous me comprenez ? Le "Je est un Autre" de Rimbaud peut être lu, grâce à Superman – Terre Un, un peu autrement : le "Je" doit se faire autre, le "Je" doit se grimer, le "Je" doit prendre les traits de Clark Kent, pour que ce "Je" puisse, lorsqu'il est pris pour un "autre", révéler toute sa richesse et sa force. Pour le dire plus simplement : Superman ("Je") doit se grimer (en "Clark Kent", l'"autre") pour avoir la chance, par contraste, d'exprimer son moi profond. La plupart des concitoyens de Metropolis banniraient Clark Kent s'ils savaient qu'il était Superman : ils ne le supporteraient pas. Autrement dit, l'idéologie romantique – ou, plus proche de nous, l'idéologie de la téléréalité – qui nous somme d'être toujours nous-mêmes, dans toutes circonstances et dans toutes situations, est une aberration psychologique, mais surtout la meilleure manière de ne pas pouvoir exprimer, dans des moments précis et avec des personnes choisies, qui nous sommes, dans la vérité de nos êtres.

Oui, la vérité éblouit et on ne peut pas toujours la supporter – comme les habitants de Metropolis ont de la peine à accepter Superman, puisque ce dernier leur renvoie, par son existence même, leur propre nature d'individus grimés. Mais, heureusement, les êtres humains – même s'ils sont peu dans le comic book – sont parfois capables de percer le grimage, de vouloir aller au-delà du masque… Alors, si Superman peut nous dire quelque chose aujourd'hui, c'est peut-être ceci : chaque humain est un masque ("persona") et, en même temps, il est un "Superman". Mais il reste UN, unique, singulier, original. A nous de savoir si l'on veut se contenter des masques ou si l'on désire être émerveillés par la lumière de l'être. Et, pour finir, ce que je nous souhaite à tous, pour reprendre en les travestissant les mots de Saint-Exupéry, c'est de ne pas "assassiner nos Supermans".

Marc Atallah

Marc Atallah est le Directeur de la Maison d'Ailleurs, musée de la science-fiction, de l'utopie et des voyages extraordinaires à Yverdon-les-Bains, et Maître d'enseignement et de recherche à l'Université de Lausanne. Il vient ici nous parler des frontières de plus en plus floues entre science et fiction.

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