Profession : Agriculteur de l’Art

J'hésitais entre deux billets de blog. Un billet sur la consommation de la culture: article percutant, provocateur, aisément "consommable". J'avais quelques figures de style en tête, quelques procédés ludiques intéressants, beaucoup de messages à partager. Or, hier, une phrase anodine m'a été lancée lors d'une réunion et, depuis, j'ai changé d'avis. Une phrase "en passant", "en rigolant", comme si cela allait de soi, comme s'il n'y avait pas là matière à débat.

Je vous la dis? "La thématique de la science-fiction est trop spéciale; elle rend donc évidemment difficiles les collaborations entre la Maison d'Ailleurs et d'autres institutions". Malgré l'absurdité d'une telle affirmation relativement au programme du musée yverdonnois (quatorze expositions ont été montées à l'extérieur des murs de l'ancienne prison d'Yverdon-les-Bains en 2012; et en 2013, on est déjà à 9 extra muros) et en laissant de côté la terrifiante suffisance qui s'y dissimulait, une chose m'étonne (surtout en sachant que cette phrase émanait d'un éminent représentant du milieu culturel): la Culture possède une tendance à devenir stérile.

Je m'explique. J'ai la chance de vivre à la campagne, dans un bel appartement situé au milieu des champs, et lorsque je regarde mon propriétaire – agriculteur de métier – cultiver ses sols, je remarque certes la délimitation des parcelles de terrain, mais aussi, et surtout, la diversité incroyable des denrées cultivées: blé, orge, betterave, maïs, colza, pomme de terre… Mais ce n'est pas tout. Je le vois aussi travailler dur toutes ses parcelles avec savoir-faire et application. En un mot comme en cent: je le vois prendre soin d'elles. Car, ce que mon propriétaire a compris, c'est que la richesse de son domaine provient directement de toutes les cultures dont il s'occupe. Pas d'une ou de deux, mais de toutes. Jardinier infatigable des temps modernes, l'agriculteur transforme notre territoire brut, chaotique, en un paysage chaleureux, esthétique.

Vous me voyez sûrement venir, mais je vais quand même décrypter la métaphore: le domaine, c'est celui de la Culture, les parcelles de terrain, ce sont les mouvements artistiques, et les denrées cultivées, ce sont les artistes qui – saison après saison – viennent embellir nos sols.

Ce qui me chagrine le plus, c'est de constater que nous avons sous nos yeux la solution à nos conflits, à nos bêtises. "La science-fiction n'est pas de l'art", "La science-fiction est populaire", "La science-fiction ne peut pas participer à des projets inter-institutionnels" ou, pour le dire autrement: "La science-fiction, ce n'est pas de la Culture sérieuse"… Que faire? Dois-je m'insurger contre les avis stéréotypés qui me pleuvent régulièrement dessus? Eh bien, non: la pluie est nécessaire aux sols. Alors je vais continuer à prendre soin de mon terrain, à y cultiver de magnifiques denrées et à proposer, radieux, des pousses à ceux qui ont compris que la beauté provient de la diversité. 

On parle, on discute, on palabre, on débat, on argumente, on glose, on critique, on ironise, on… Ces mots stériles m'épuisent, surtout quand je les compare à l'épanouissement de mes récoltes. Alors je rentre chez moi, je laisse de côté ces disputes scolastiques et, heureux, souriant, je retrouve mon propriétaire en train de travailler. Il m'apprend beaucoup plus que de nombreux "professionnels" de la Culture, car il m'enseigne, sans le vouloir, ce que "prendre soin" signifie vraiment: la Culture ne peut être qu'un domaine stérile – et donc vide de sens -, si ses "jardiniers" oublient que sans les autres sols, ils ne sont rien.

Marc Atallah

Marc Atallah est le Directeur de la Maison d'Ailleurs, musée de la science-fiction, de l'utopie et des voyages extraordinaires à Yverdon-les-Bains, et Maître d'enseignement et de recherche à l'Université de Lausanne. Il vient ici nous parler des frontières de plus en plus floues entre science et fiction.

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