La tyrannie des sorties

Aujourd'hui, je ne vais pas vraiment vous parler de science-fiction. "Chouette", allez-vous me dire. Oui, chouette. Enfin… pas autant que ça: écrire sur ce que nous apporte la science-fiction nous pousse à réfléchir et à voir les choses différemment, alors que d'évoquer le monde réel est parfois plus dramatique, plus critique. Mais bon, je vais me plier à l'exercice et on verra bien.

Alors voilà, j'étais aujourd'hui dans le quartier de la Cité et je laissais mon regard se poser sur les foules qui déambulaient autour de moi. Je ne réfléchissais à rien ou presque, mais quelques observations, alimentées par une discussion passionnante, me turlupinaient. Je voyais tous ces gens, tous ces regards, toutes ces errances et je m'interrogeais: que viennent chercher les gens dans les festivals? S'amusent-ils? Se sentent-ils libres, épanouis, heureux? Évidemment, aucune réponse ne pouvait m'être donnée. Par contre, je me suis mis à penser à ce qui m'a toujours quelque peu dérangé dans les "fêtes", c'est-à-dire ces soirées que nous faisons tous, entourés de nos amis, bercés par une musique en général assourdissante. J'essaie de résumer: il est samedi soir, je m'apprête (à quoi?), je sors, je ris, je danse, je bois, je fume, je ris encore, j'essaie de parler, on me suggère – poliment – que le moment n'est pas à la discussion sérieuse, à la prise de tête, alors je ris, je danse, je bois et… je rentre, ivre de tant de rires.

Bon, je généralise, évidemment. Mais je crois que nous avons tous fait l'expérience, un jour ou l'autre, de nous entendre dire "Nous sommes là pour nous amuser et non pas pour nous prendre la tête". Oui, les fêtes, c'est fait pour s'amuser. Et s'amuser, ce n'est pas réfléchir, c'est être libre (ouf: nos journées sont si oppressantes). Or, ce qui est un peu déroutant, c'est que, en prenant un peu de recul, j'observe une uniformité terrifiante: comme un samedi après-midi au centre de n'importe quelle ville, les "passants" des "fêtes" sont, paraît-il, tous libres, ce qui ne les empêche pas de rire de la même façon, de s'amuser de la même façon et d'être à peu près tous habillés de la même façon (Hommes: jean, chemise ou T-shirt, baskets ou chaussures de ville ; Femmes: tenues légères aussi élaborées – et sexy – les unes que les autres). Oui: la liberté absolue semble se confondre avec le mimétisme le plus primaire. Nous stigmatisons nos journées en raison de leur dimension tyrannique (on fait ce qu'on nous demande de faire), mais nous ne stigmatisons pas nos soirées alors qu'inconsciemment nous cherchons, apparemment par tous les moyens, à faire ce que l'on attend de nous – comprenez: rire, s'amuser, s'habiller pareillement.

Bon, et la liberté dans tout ça? Je me rappelle une citation, fort connue, de Jean-Paul Sartre: "Nous n'avons jamais été aussi libres que sous l'occupation". Ok, le contexte n'est pas le même… Et si, quelque part, il l'était? Si l'occupation du tyran politique ressemblait, analogiquement, à l'occupation de l'image du "fêtard standard", c'est-à-dire à celui qui doit rire comme les autres, qui doit délirer comme les autres, qui doit s'habiller comme les autres? L'uniformité de nos comportements – gestuels, discursifs, vestimentaires – me pousse à me dire que, c'est un fait, les "fêtes" sont gouvernées autocratiquement par un principe unique: il faut toujours s'amuser et, pour ce faire, "ne pas se prendre la tête". Autrement dit, ne pas être soi – à part si l'humain doit se séparer de son cerveau pour exprimer sa véritable nature d'Homo sapiens -, mais être une image, celle-là même qui est esquissée par le principe tyrannique au coeur du dispositif festif: le mec (ou la miss) "cool".

Je me rappelle encore une boutade que j'avais exprimée, il y a quelques années, à des étudiants adolescents: "La liberté, dans un magasin de chaussures, consiste-t-elle à repartir avec une, deux ou zéro paires?". En général, la réponse était univoque (et elle rimait): "avec deux, M'sieur!, puisqu'être libre, c'est faire ce que l'on veut!". (Mais alors, dans une soirée festive, si la liberté c'est de faire ce que l'on veut, pourquoi fait-on tous la même chose? Paradoxe?) Or, et si je reviens à mes ados, je tentais, plus ou moins vainement, de leur expliquer mon point de vue, soit : "Non, celui qui est libre, c'est celui qui arrive repartir du magasin avec zéro paire de chaussures, puisque le dispositif dans lequel il se tient (le magasin, donc) le pousse à en acheter au moins une paire. Et être libre, c'est, selon Sartre, choisir ce que l'on veut, résister aux contraintes – et non pas subir celles que l'on nous impose".

Me voici au bout de ma réflexion, je peux en rassembler les fragments: la "fête" est un dispositif qui, aujourd'hui du moins, nous pousse à rire, à nous habiller de la même manière, à nous amuser, à ne pas nous prendre la tête. Si je cède à cette incitation, je ne peux me prétendre être libre: je ne fais que suivre ce que l'on me dicte. Alors voilà mon rêve: voir chacun d'entre nous devenir libre, c'est-à-dire résister à la "tyrannie de la fête" et, par conséquent, oser briser les codes… Oui, oui, vous avez bien lu: j'aimerais passer des soirées où les gens refusent d'être réduits à des sourires vides ou à des corps sans cerveaux, où les hommes n'essaient pas – comme la plupart de leurs congénères – à être regardés par les femmes et où les femmes n'essaient pas – comme la plupart de leurs congénères – à être regardées par les hommes. En d'autres mots, j'aimerais passer des soirées où chacune et chacun d'entre nous a conscience de vivre en tyrannie car, à ce moment-là, nous aurons tous conscience qu'être libres, c'est refuser par tous les moyens d'être les esclaves de cette oppression.

Osons ouvrir les sas de nos tendances au conformisme: nous y découvrirons notre liberté.

Marc Atallah

Marc Atallah est le Directeur de la Maison d'Ailleurs, musée de la science-fiction, de l'utopie et des voyages extraordinaires à Yverdon-les-Bains, et Maître d'enseignement et de recherche à l'Université de Lausanne. Il vient ici nous parler des frontières de plus en plus floues entre science et fiction.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *