Quand le théâtre se mêle de philo…

Nous l’avons vu dans l’article précédent, la philo se nourrit du théâtre… le processus marche dans les deux sens.

Du théâtre à la philo…

Quittons Bordeaux pour les rives du Léman, et découvrons une autre façon d’allier théâtre et philo. Voici Isabelle Rémy, comédienne, auteure et metteure en scène, enseignante de théâtre d’improvisation et formatrice en communication et gestion des conflits. A la différence de Sophie, Isabelle vient de l’univers du théâtre, et s’est spécialisée dans la pratique du théâtre-forum en Suisse Romande depuis une vingtaine d’années. Inspiré par Augusto Boal, dramaturge, metteur en scène brésilien et opposant aux dictatures des années ’60-‘70, ce nouveau genre de théâtre a pour objectif de modifier le rôle passif du spectateur classique pour en faire un « spect-acteur », pensant et agissant par lui-même. La mise en scène, les thématiques abordées ainsi que l’interpellation du public par les acteurs doivent permettre à ces « spect-acteurs » de trouver des solutions concrètes à leurs situations quotidiennes d’oppression.

Après avoir rejoint la compagnie Le Caméléon, Isabelle sillone toute la Suisse romande et interprète ces spectacles. Elle participe également à leur co-écriture et leur mise en scène.  Il y a environ une quinzaine d’années, au cours d’un projet théâtral, elle découvre la pratique du dialogue philosophique, telle que pratiquée et enseignée au Québec. C’est le déclic : Isabelle entraîne trois de ses collègues du Caméléon, enchaîne les formations et introduit la pratique du dialogue philo dans son travail.

Comment décrire cet apport d’un point de vue professionnel ? Elle cite l’usage du questionnement, l’impact sur sa posture d’actrice, d’enseignante et de formatrice ainsi que l’introduction d’une évaluation éthique des choix et des comportements. Dans sa pratique du théâtre-forum, le rôle de l’acteur est d’ouvrir un dialogue avec le public et de l’encourager à s’exprimer mais aussi d’éprouver la solidité, voire la ténacité, des positions prises par les participants.

Les outils du dialogue philosophique permettent de réfléchir sur le sens de ce qui est vécu et les valeurs qui y sont liées.  En tant que formatrice et enseignante, elle utilise le questionnement comme un outil didactique, poussant ses élèves  à découvrir ce qui est en jeu dans la thématique, mais aussi comme outil dramaturgique, qui investigue les personnages, ce qui les lient aux acteurs, ce qui les nourrit. Elle aussi, comme Sophie, parle de ce qui ” résonne en toi  et de ce qui enrichit l’expérience “. Le questionnement ” permet de décoller de la réalité qui nous englue, de poser nos lunettes de myope et de prendre des jumelles pour agrandir notre champ de vision et de compréhension du monde. On prend de la distance avec soi-même, on entre dans un processus qui modifie notre expérience, laquelle modifie en retour notre pensée.”

Cette pratique du questionnement n’est pas cantonnée à son activité professionnelle et elle infuse forcément sa façon de vivre au quotidien. ” J’écoute les gens différemment, sûrement avec plus d’indulgence. J’essaie d’aller au-delà du réflexe du jugement initial et de comprendre ce qui s’exprime derrière ce que les gens disent “. Isabelle ajoute que cette posture est parfois difficile à tenir en société. ” Tu passes pour une empêcheuse de  tourner en rond. Nous sommes tous accrochés, consciemment ou non, plus ou moins fortement, à des opinions répètées, rabâchées que l’on cherche à conforter en sélectionnant de façon biaisée les éléments qui vont dans le sens de ces opinions.”

“(Se) questionner sur ces opinions érigées en vérité, c’est comme si la terre s’ouvre béante devant toi et peu de gens apprécient l’exercice. Il faut beaucoup de confiance entre interlocuteurs pour entreprendre ce questionnement.”

 

Muriel Imbach habite à Lausanne et elle est metteure en scène. Elle a démarré avec des adultes et son travail se basait sur des textes de théâtre ou des adaptations.

Au bout de quelques années surgit la question, fracassante, du sens de sa propre activité. Beaucoup de gens font du théâtre, et le font même très bien. “Suis-je en mesure d’apporter quelque chose de significatif à cette façon de faire du théâtre?” se demande-t-elle. Il faut dire que Muriel, fille d’un professeur de philosophie médiévale, est familière des interrogations sur le monde et on peut dire d’elle qu’elle réfléchit tout autant qu’elle respire.

A la même période, elle est confrontée, aux questions de son fils de quatre ans sur le sens des choses et de la vie. Un jour, il lui demande pourquoi elle part tous les jours travailler et cela résonne avec son propre questionnement sur son métier et la façon de le pratiquer. Sans savoir trop quoi chercher elle se met néanmoins à lire des ouvrages, à chercher sur Internet et découvre ainsi la pratique du dialogue philsophique avec les enfants à travers les ouvrages de Matthew Lipman, fondateur de cette discipline et Michel Sasseville, de l’Université Laval.

“Etre en contact avec des enfants qui réfléchissent vous amène à sonder des aspects sombres de la vie mais à rebondir aussi vite dans la gaieté et l’enthousiasme.

En 2014, elle crée un spectacle destiné aux enfants qui a pour titre Le Grand Pourquoi. Les premières répétitions entre adultes sont décevantes et peu inspirantes. Elle entame ses premiers ateliers avec des enfants “Et là, affirme-t-elle, c’est une révélation!”. Elle est emballée car cela a donné au spectacle une tonalité très différente de ce qu’elle avait imaginé. “Parfois un enfant très introverti qui semblait un peu perdu dans la classe exprimait tout à coup une idée complètement épatante et inattendue!”. Elle enregistre ses séances, les retranscrit et en fait sur le matériau d’écriture de son spectacle. “Etre en contact avec des enfants qui réfléchissent vous amène à sonder des aspects sombres de la vie mais à rebondir aussi vite dans la gaieté et l’enthousiasme.” Elle constate que les enfants abordent sans peine, et souvent sans appréhension, des sujets comme la mort ou la perte et ont la capacité de mettre en rapport des choses qui semblent antinomiques, ou qui n’ont, a priori, aucun lien. Elle se nourrit de ce potentiel créatif pour créer des images bizarres, des analogies étranges. Pour elle, les enfants, à l’inverse des adultes, sont encore connectés à leur imaginaire et osent le formuler. Professionnellement, la pratique de la philophie avec les enfants lui a apporté une source vive d’inspiration, toujours en mouvement. Le fait d’être en lien avec une pensée qui bouge, se construit et prend des chemins inattendus est enthousiasmant et ouvre la possibilité et l’envie de créer une infinité de spectacles.

Son deuxième spectacle élaboré à partir de la même démarche s’intitule Bleu pour les oranges et rose pour les éléphants. Elle travaille actuellement à son troisième spectacle, Les Tactiques du Tic-tac, en collaboration avec l’association proPhilo, qui aborde la thématique du Temps. Il tournera dans toute la Suisse romande dès le début 2019.

 

Les enfants, à l’inverse des adultes, sont encore connectés à leur imaginaire et osent le formuler.

Laetitia Bernardinelli

Laetitia Bernardinelli est secrétaire de l'association romande proPhilo qui développe et soutient la pratique du dialogue philosophique avec les enfants et les adolescents, mais aussi les adultes. A travers son métier d'enseignante, elle met tout en oeuvre afin que ses jeunes élèves pensent par et pour eux-mêmes.