Quand la philo se mêle de théâtre…

Maria Julia Eisinger, présidente de l’association proPhilo, se propose, dans cette série d’articles d’approfondir le lien entre le théâtre et la pratique de la philosophie.

Aujourd’hui, le terme Nouvelles Pratiques Philosophiques[1] regroupe une grande variété de façons de “faire” et d’”expérimenter” la philosophie. Ces démarches, souvent issues de professionnels de terrain, ont investi de nouveaux espaces de discussion et terrains d’expérimentation: cafés, bibliothèques, écoles, entreprises, hôpitaux, prisons, etc., incluant ainsi un vaste public dans des processus de réflexion collective.

De précédents articles de ce blog ont évoqué la pratique de la philosophie avec les enfants ainsi que son développement à Genève. Aujourd’hui, nous allons explorer une de ces nouvelles pratiques de la philosophie, non pas dans un cadre pédagogique, mais artistique, celui du philo-théâtre.

A première vue, la pratique du théâtre et de la philosophie sont deux activités très éloignées l’une de l’autre: alors que celui-ci repose sur la création d’une illusion faite d’espace et de temps, qu’il s’incarne dans des corps et se définit par sa visée esthétique, la seconde, se concentre sur l’exercice de la pensée rationnelle, élabore des concepts abstraits, les articule logiquement dans des argumentations structurées, et se définit par les questions, les paradoxes et les limites qu’elle pose sur l’entendement humain.

Cependant, à y regarder de plus près, on voit apparaître des points communs entre ces activités, envisagées comme des pratiques: une expérience collective vivante, l’usage du langage oral, l’étonnement face au monde et à autri, le questionnement de/sur la vérité et, enfin, un travail réflexif de celui ou celle qui les pratique.

 

Envisager le théâtre et la philosophie comme des pratiques vivantes dans lesquelles on s’engage corps et âme, ou plutôt, corps et pensée…

Nous sommes allées à la rencontre de personnes actives dans ce champ encore peu connu du grand public. Toutes trois associent aujourd’hui le théâtre et la pratique de la philosophie dans leur activité professionnnelle. Bien que leurs parcours divergent, on y distingue néanmoins quelques ressemblances. Toutes trois ont ont commencé par travailler avec des adultes, soit dans le cadre de cafés-philo, de mises en scène et/ou de formations, et ont progressivement évolué vers un travail incluant enfants et adolescents. Toutes trois envisagent le théâtre et la philosophie comme des pratiques vivantes dans lesquelles on s’engage corps et âme, ou plutôt, corps et pensée et non comme des savoirs figés qu’il s’agirait de transmettre ou d’ingérer. Cette approche enclenche un processus réflexif alimentant l’expérience humaine et artisitique, laquelle à leur tour ouvre de nouveaux horizons à la pensée. Enfin, dernier point commun, la philosophie et le théâtre sont perçus comme un champ d’expérimentation de la pensée, dans lequel puiser des ressources pédagogiques, affectives, artistiques, sociales, ou politiques.

 

De la philo au théâtre…

Commençons par Sophie Geoffrion qui habite en France, à Bordeaux. Sophie garde de sa formation universitaire française classique, et plus particulièrement de l’étude des philosophes antiques, l’idée que la pratique de la philosophie constitue plus qu’un simple exercice intellectuel et qu’elle est en soi une manière particulière d’aborder la vie et de la vivre. De la Faculté, lui reste également l’expérience frustrante d’une discipline souvent réservée à un cercle restreint d’érudits alors qu’elle-même la comprend comme une démarche culturelle, formatrice de citoyens et accessible à tous.

Dans un premier temps, elle s’intéresse aux expériences des cafés philo de Marc Sautet, mais est un peu refroidie par leur côté “foire d’empoigne”. Fidèle à sa conception du questionnement comme expérience de pensée, elle porte cette pratique jusque dans des prisons, expérience qu’elle qualifie d’”humainement bouleversante”. Elle s’intéresse à l’approche du dialogue philosophique avec les enfants développées par Matthew Lipman aux Etats-Unis, puis celles développées en France par Michel Tozzi et d’Oscar Brennifier, pour finalement aboutir à sa propre démarche. Cette dernière est intimement liée à son goût pour le théâtre qu’elle côtoie depuis ses années de formation,et qu’elle envisage comme un outil de démocratisation de l’art. Pour elle, le théâtre “donne à voir” tout le registre de l’expérience humaine, du tragique au plus ordinaire. Selon elle, il est un moyen immédiat d’éveil de la pensée et de support à la réflexion. Au delà de sa fonction d’expression et de création, le théâtre, comme toute forme d’art, a également pour fonction de questionner. “Il convoque, dit-elle, l’oral, le verbe, le dire et le vouloir dire, la pensée, l’altérité, la réflexion sur la vérité.” C’est bien à ce carrefour que la pratique de la philosophie et celle du théâtre se croisent et s’enrichissent mutuellement.

“résonner et raisonner”

Lors des séances de philo-théâtre, Sophie reste garante de la dimension philosophique des discussions alors que les professionnels du théâtre avec qui elle travaillent, prennent en charge la partie artistique. Que ce soit à travers des ateliers de discussion, autour de textes de théâtre ou de projets de spectacles avec des jeunes, son objectif est d’ammener les participants à s’interroger sur “ce qu’il y a derrière” le texte et le vécu, sans a priori ou jugement moral, à se l’approprier, pour éventuellement le transformer. La difficulté de la démarche réside, selon elle, dans le fait que le langage oral est souvent moins exigeant que l’écrit et que l’on peut facilement tomber dans le bavardage autobiographique des participants. Son rôle réside donc à rendre philosophique cette même discussion en y injectant des liens logiques, du raisonnement argumentés et des jugements rationnels. Comme elle l’indique dans son récent ouvrage ”Éloge de la Pratique philosophique”(éd.uppr) cette pratique orale collective permet à chaque participant, de “résonner et de raisonner”, d’être co-constructeur de sa pensée et de la pensée du groupe.

 

[1] Monjo Roger, « Michel Tozzi (2012). Nouvelles pratiques philosophiques.Lyon : Chroniques sociales, 343 p. », Recherches & éducations[En ligne], 9 | Octobre 2013, document 11, mis en ligne le 03 octobre 2013, consulté le 16 octobre 2018. URL : http://journals.openedition.org/rechercheseducations/1804

Laetitia Bernardinelli

Laetitia Bernardinelli est secrétaire de l'association romande proPhilo qui développe et soutient la pratique du dialogue philosophique avec les enfants et les adolescents, mais aussi les adultes. A travers son métier d'enseignante, elle met tout en oeuvre afin que ses jeunes élèves pensent par et pour eux-mêmes.