Les grandes promesses de l’Internet sont aussi ses pièges

Si les campagnes présidentielles américaines de 2008 et 2012 ont semblé confirmer la conviction que les outils numériques, dont internet et les réseaux sociaux, développaient l’autonomisation et l’engagement des citoyens, et donc renforçaient la démocratie, la campagne de 2016, tout comme celle en faveur du Brexit, ont mis en évidence les défis que posent les technologies numériques.

Internet et les technologies numériques ont été tout d’abord perçus comme forces de démocratisation. Cette perception reposait principalement sur les conceptions de Habermas de la sphère publique (1). Les premiers modes de communication facilitée par Internet – courriels, listes de diffusion et forums de discussion – semblaient en effet bien adaptés à la formulation d’un argument rationnel, à la prise en compte de la diversité des opinions, et à l’obtention d’un consensus fondé sur le meilleur argument plutôt que sur la force et la coercition (2).

Cependant, cette perception des technologies numériques comme instruments de démocratisation, a été rapidement battue en brèche, et en particulier lors des printemps puis hivers arabes.

En effet, le déterminisme technologique, qui reconnait aux technologies un pouvoir absolu de transformation des sociétés, aurait dû inévitablement amener une plus grande liberté d’expression et un mouvement de démocratisation au sein des pays touchés par le printemps arabe (3). Mais l’hiver arabe, comme d’autres exemples, a montré qu’un tel déterminisme est inexact. Deuxièmement, l’instrumentalisme technologique, qui prétend que les technologies sont neutres sur le plan des valeurs, est également réfuté par un grand nombre d’analyses empiriques et théoriques, qui mettent en avant les valeurs à la fois explicites et implicites que les technologies incorporent, puis reproduisent à travers leur utilisation et applications. Ainsi, attribuer le pouvoir de démocratisation aux technologies numériques reflète avant tout de leurs origines occidentales (1).

Souvent décrites comme plateformes, l’ensemble des communications numériques, y compris les sites de réseautage social, les moteurs de recherche et les smartphones (4), sont principalement conçues, mises en œuvre et contrôlées par quatre sociétés multinationales : Apple, Google, Facebook et Microsoft (GAFA). Au lieu de sphères ouvertes facilitant un discours libre et démocratisant, ces plateformes contribuent à renforcer les croyances et les convictions existantes, tout en réduisant la pluralité d’opinion et de sources d’information, notamment du fait des bulles de filtre et de la marchandisation des relations sur les réseaux sociaux (5).

De plus, les médias traditionnels ne jouent plus leur rôle de gardien d’une pluralité d’opinions et d’information. Les thématiques abordées et le rythme des campagnes électorales sont désormais dictés par les influenceurs sur les réseaux sociaux. Les partis politiques et leurs candidats tissent des réseaux diffus de groupes, consultants et sociétés spécialisées dans la collecte de fonds, la communication micro-segmentée et la mobilisation des électeurs (6).

Dans le même temps, ces plateformes et entreprises sont soutenues par la politique des États-Unis en tant que pays hôte, notamment par le biais de l’application de la loi sur le droit d’auteur (4). Renforçant les critiques antérieures de l’instrumentalisme technologique, ces formes contemporaines d’impérialisme de plateforme renforcent la sphère de l’entreprise (au lieu de la sphère publique) et incorporent des valeurs commerciales et idéologiques spécifiques, qui découlent de la domination des sociétés transnationales américaines et, par conséquent, des États-Unis (4).

Ainsi, pour la démocratie libérale, les grandes promesses de l’Internet sont aussi ses pièges. Son potentiel libérateur et « anti-establishment » peut être également exploité par des leaders peu scrupuleux qui font appel aux pires impulsions de la société. En remettant en cause les institutions traditionnelles, telles que les médias traditionnels, les technologies numériques ont laissé un vide qui peut alors être comblé par des fausses nouvelles et la propagande (6).

Face à ces défis, le citoyen détient une part de la solution, dans la responsabilité à développer non seulement les vertus nécessaires à une vie numérique réussie, telles que l’honnêteté ou la transparence (7), mais aussi la connaissance de ces outils et des stratégies utilisées par les GAFA, les partis politiques et les candidats, afin de mieux protéger la démocratie. Dans ce contexte, la devise des Lumières, sapere aude– avoir le courage de penser (et d’agir) pour soi-même, reste plus que jamais d’actualité (1).

 

Références pour aller plus loin

(1) Ess, Charles. 2018. Democracy and the Internet: A Retrospective, Javnost – The Public, 25:1-2, 93-101, DOI: 10.1080/13183222.2017.1418820

(2) Habermas, Jürgen. 1983. Morale et Communication : Conscience morale et activité communicationnelle. Paris : Flammarion.

(3) Ess, Charles. 1996. “The Political Computer: Democracy, CMC, and Habermas.” In Philosophical Perspectives on Computer-Mediated Communication, edited by C. Ess, 197–230. Albany: State University of New York Press.

(4) Jin, Dal Yong. 2015. Digital Platforms, Imperialism and Political Culture. New York: Routledge.

(5) Lindgren, Simon. 2017. Digital Media and Society: Theories, Topics and Tools. London: Sage.

(6) Persily, Nathaniel. 2017. The 2016 U.S. Election: Can Democracy Survive the Internet? Journal of Democracy, 28: 2, 63-76 DOI: https://doi.org/10.1353/jod.2017.0025

(7) Vallor, Shannon. 2016. Technology and the Virtues: Towards a Future Worth Wanting. Cambridge, MA: MIT Press.

 

 

 

 

 

Jérôme Duberry

Jérôme Duberry est enseignant-chercheur Post-Doc au Centre de Compétences Dusan Sidjanski en Études Européennes, Global Studies Institute, Université de Genève, et chercheur associé à l’IHEID. Ses activités de recherche s'articulent autour de la convergence entre technologies numériques, politique et développement durable (ODD).

Une réponse à “Les grandes promesses de l’Internet sont aussi ses pièges

  1. Bravo, cet article reflète exactement ce que je pense. En tant qu’ingénieure informatienne je suis effarée de ce qui circule sur les réseaux sociaux. D’ailleurs j’ai fermé tous mes comptes.

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