Le vaudeville suisse à Bruxelles

Ainsi le Conseil fédéral désignera un super négociateur pour avancer nos affaires à Bruxelles. Or celles-ci traînent parce que l’UE n’entend pas renoncer à la libre circulation. Quel que soit le négociateur suisse, la position européenne ne changera pas. L’annonce fracassante du CF se résume à une opération de communication interne au pays, pour démontrer que tout a été fait, qu’aucun effort n’a été négligé. C’est de bonne guerre.

Mais songe-t-on parfois au destin de ces négociateurs, ordinaires ou extraordinaires ? Leur tâche est de feindre de croire qu’il subsisterait une solution, alors que leurs interlocuteurs savent qu’il n’en existe pas et savent que les Suisses le savent. Cela doit faire de drôles de scènes de vaudeville. On le suspecte à Bruxelles où l’on plaint les pauvres négociateurs helvétiques et où l’on commence à se poser sérieusement des questions à leur sujet.

Car le même mercredi 24 juin, la Confédération recevait à Berne une délégation des collaborateurs de l’UE qui s’occupent de l’AELE dont la Suisse fait partie. Dans des conversations en tête à tête durant la réception, ces personnes, pourtant éduquées dans le sérail diplomatique, en sont venus à émettre des suppositions osées sur nos chers négociateurs. Seraient-ils sourds et non appareillés ? Comprennent-ils ou non des langues chrétiennes comme le français ou l’anglais ? Seraient-ils tout simplement bêtes ? Ou bien sont-ils à ce point de bons comédiens qu’ils parviennent à jouer le rôle de l’ahuri de service ?

Il faudra donc que le super négociateur soit choisi en fonction de ce rôle de composition. Inutile de sélectionner un excellent diplomate rompu à la négociation, polyglotte, intelligent. Il faudra au contraire découvrir un haut fonctionnaire qui ait l’oreille dure, ou bien qui ne parle que le dialecte alémanique, ou bien qui ait l’air plus bête qu’il n’est, ou bien qui soit un comédien de profession. Cela doit se trouver.

Cette diplomatie vaudevillesque se conforme bassement à la volonté du peuple, le souverain helvétique. Elle traduit l’effroi du Conseil fédéral à l’idée de revenir devant ce despote fantasque et de lui demander clairement s’il désire renoncer aux relations bilatérales. On reproduit de la sorte les relations de domination, qui existaient jadis entre des monarques de droit divin et leurs ministres, chargés de gérer les caprices des autocrates. Quand on explique cela aux invités de la réception du 24 juin, ils ne peuvent dissimuler une moue de commisération. Ils croyaient visiter un pays heureux, ils le découvrent en état de schizophrénie.

Sur le même sujet ne manquez pas l'opinion non moins féroce de François Cherix.

Le pactole suspect de la publicité

La votation sur la redevance radio-télévision a relancé le débat sur la publicité dans les médias. Les éditeurs de journaux n’apprécient pas la concurrence que leur fait la SSR subsidiée par l’argent public. Par ailleurs, la Poste a donné instruction aux facteurs de déconseiller la pose d’affichettes sur les boites aux lettres refusant la publicité. Bref on a le sentiment qu’il existe une sorte de mine d’or qu’il convient d’exploiter de la façon la plus efficace et dont les bénéfices font l’enjeu d’une dispute sordide.

Rien n’est jamais gratuit. L’argent de la publicité est versé par les firmes mais il est payé par les consommateurs. Si l’on espère bénéficier d’un subventionnement gratuit de la télévision par la bienveillance des producteurs, on se trompe. On paiera tout de même en achetant un yaourt à la Migros, des antidouleurs dans une pharmacie ou une voiture au concessionnaire. Mais on ne paiera pas de la même façon. Le circuit de la finance est trop compliqué pour que l’on puisse encore le contrôler.

La publicité à la télévision coûte très cher aux annonceurs qui surveillent de près l’effet de celle-ci sur leur vente. Il faut donc qu’un spot publicitaire influence l’achat  de suffisamment de téléspectateurs, qu’ils se laissent convaincre qu’un produit visible sur l’écran est de ce fait meilleur qu’un autre. Or il n’y a aucun rapport entre la séduction d’un spot et la qualité du produit vanté. Il faut être passablement naïf pour le croire.

Dès lors la télévision doit recruter aux heures de grande écoute un public inculte, peu éduqué, pauvre pour tout dire dans tous les sens du mot. En conséquence, les émissions sont conditionnées par cet impératif. Les stupides séries américaines, débitées à longueur de soirée, ont été savamment élaborée pour caresser dans le sens du poil le spectateur idiot. Elles ont par ailleurs l’avantage décisif pour le concepteur de programme d’être déjà amorties et de ne pas coûter cher. Et donc le prix de la publicité télévisée est l’abrutissement d’une partie de la population, la propagande pour des valeurs étrangères à notre culture. La société de consommation s’entretient de la sorte en s’autofinançant. Les conseils de sobriété, de retour à la sagesse ancestrale, d’esprit critique ne servent à rien face à cette complicité des pouvoirs publics.

Un service public doit être financé par de l’argent public de façon exclusive. Que dirait-on si nos écoles, nos hôpitaux, nos routes, notre armée recourraient à des sponsors ?

Les douces illusions des bien pensants helvétiques

Le 24 avril 2013, l'immeuble Rana Plaza s'effondrait au Bangladesh, causant plus de 1100 morts et 2000 blessés parmi les ouvriers et ouvrières qui y travaillaient dans la confection textile. Ce drame a attiré l'attention mondiale sur les désastreuses conditions de travail et de sécurité dans les ateliers bangladais. Le message vaut pour l’ensemble des pays en voie de développement, fabriquant à des prix imbattables tout ce que l’Occident riche souhaite et qu’il ne parvient plus à produire parce que ses propres travailleurs coûtent trop cher. Le poids du textile dans notre budget familial pèse de moins en moins lourd parce que nous sommes, sans le savoir et sans vouloir le savoir, exploiteurs de main d’œuvre étrangère. Une initiative parlementaire a été déposée à Berne, « Pour la suppression de la concurrence déloyale et la promotion de conditions de travail humaines dans l’industrie du textile. »

L’initiative vise à ce qu’une taxe soit prélevée sur les vêtements importés de pays n’ayant pas de système de protection au travail équivalent à celui de la Suisse. Cette taxe alimentera un fonds qui financera des améliorations du travail dans l’industrie textile des pays en développement, notamment en matière de protection sociale et de sécurité. Les vêtements dont les entreprises importatrices démontrent que la production est soumise à une réglementation équivalente à celle prévalant en Suisse et que cette réglementation est mise en œuvre sur l'ensemble du pays sont exonérés de toute taxe. Il s’agit donc d’une taxe d’incitation suisse à contrôler les conditions de travail à l'étranger pour les textiles que nous importons.

La Commission de politique extérieure du Conseil national a procédé à l’examen préalable de cette initiative parlementaire. Elle propose, par 17 voix contre 8, de ne pas donner suite à l’initiative. Or la visée de l’initiative est indiscutablement souhaitable. Pourquoi cette indifférence au Tiers-Monde de parlementaires confortablement installés au deuxième étage du Palais fédéral ? Si l’idée a séduit la commission, sa mise en pratique a été jugée illusoire.

Les pays visés sont caractérisés par l’incompétence technique des entreprises, l’exploitation des travailleurs et la corruption des fonctionnaires. Même si la Suisse reçoit un dossier en ordre, prouvant que la sécurité du bâtiment est garantie et que les conditions de travail sont décentes, rien ne prouve que ces documents aient un rapport quelconque avec la réalité. C’est une erreur commune d’imaginer que le reste du monde fonctionne comme la Suisse et que des documents officiels y ont une valeur probante quelconque. Faute de pouvoir se fier à l’écrit, il faudrait alors déployer un réseau dense d’experts suisses, voire internationaux, qui se substitueraient aux administrations et aux bureaux d’ingénieurs locaux et qui feraient régner une sorte de loi suisse. On peut déjà imaginer la réaction du pouvoir politique local.

L’idée est donc d’autant plus généreuse qu’elle se révèle inapplicable. La mondialisation a entraîné une répartition internationale du travail où les pays pauvres réussissent à exporter vers les pays riches en maltraitant leur main d’œuvre. Ils reproduisent de la sorte le schéma du XIXe siècle durant lequel la révolution industrielle européenne a démarré, grâce à l’accumulation d’un capital prélevé sur l’exploitation de la main d’œuvre. Aujourd’hui le même démarrage intervient en Afrique et en Asie. On peut le déplorer, on ne peut le freiner en appliquant à ces pays des lois, qui ne fonctionnent que pour les pays développés. Il faut attendre d’être riche pour élaborer une politique sociale et pour construire des bâtiments qui ne s’effondrent pas. De même prélever une taxe en Suisse pour en déverser le produit dans le circuit administratif de ces pays en voie de développement ne garantit pas le bon usage de ces capitaux, mais leur dispersion dans des circuits parallèles voire criminels. Et si nous cessons d'importer du textile d'entreprises d'exploitation des travailleurs, ceux-ci seront licenciés et mourront de faim.

En résumé, cette initiative conforterait notre bonne conscience, mais elle ne changerait rien aux conditions de travail des personnes à protéger. Telle est la leçon de l’histoire : chaque peuple a le destin qu’il mérite. La petite Suisse ne peut pas diffuser son ordre social, son bien-être, ses institutions, son génie politique dans le vaste monde. Cela adviendra, mais dans quelques siècles puisqu’il nous en a fallu sept pour y arriver.

Un Parc National multisites

 Le Conseil national discute ce lundi 8 juin du projet de Parc National d’innovation en Suisse mais sans trop d’illusions. Il suit la majorité de la commission parce que l’innovation est essentielle à notre activité économique de pointe. La Confédération soutient déjà par son budget la formation et la recherche mais ce soutien budgétaire est limité alors que les demandes foisonnent: compensation du financement d’Horizon 2020 par l’UE, doublement du nombre de médecins à former, etc. Le seul appui supplémentaire ne peut provenir que d’un engagement du patrimoine fédéral, en l’occurrence les 70 hectares de l’aérodrome militaire de Dübendorf promis à l'ETHZ.

Ce principe est simple, évident, positif mais son application s’est rapidement compliquée,obscurcie, dégradée. Le cadeau royal proposé à l’ETHZ impliquait absurdement une forme de compensation jalouse pour la Suisse romande. En fait l'EPFL a créé son propre parc d'innovation voici 25 ans sans en faire tout un plat. Le problème est déjà résolu en Suisse romande mais les cantons en le savent pas ou ne veulent pas le savoir. On est donc passé petit à petit de l’idée d’un Parc National à celle d’un réseau de parcs cantonaux, tant le fédéralisme est contraignant. Chaque canton a voulu son petit parc. Et le mot réseau a joué un rôle essentiel. Les parlementaires se sont persuadés qu'un réseau est l'équivalent d'une proximité spatiale.

Cela pose la question fondamentale : à quoi sert un parc d’innovation? A rassembler en un lieu des chercheurs, travaillant des laboratoires publics ou privés et, en particulier à susciter la création de start-ups en leur fournissant des locaux et un encadrement. Pourquoi rassembler des chercheurs ? Parce qu’un problème insoluble pour un chercheur isolé trouve naturellement, spontanément sa solution par contact avec un autre chercheur rencontré dans un colloque, un séminaire, ou tout simplement dans une cafétéria. Dès lors la dilution spatiale d’un Parc National en 26 miniparcs cantonaux va à l’encontre du principe que l’on prétend mettre en œuvre.

Ce pis-aller souligne le manque de vision et de gouvernance au niveau de la Confédération. La Conseiller fédéral Schneider Amman s’est refusé obstinément à céder les recettes récoltées à Dübendorf pour accorder des aides à fonds perdus aux autres sites. La Confédération se portera garante des prêts consentis pour l’achat de matériel mais seulement jusqu’à 350 millions au maximum.

Telle est l’idée que se fait de la recherche toute administration. Construire des locaux, oui parce que cela se voit, acheter des équipements certes mais pas trop. Mais les chercheurs ? D’où viendront-ils lorsque la Confédération définira des contingents selon la votation du 9 février 2014 ? Les bâtiments risquent bien d’être vides de talents. Ce problème n'a même pas été évoqué.

Cet arrêté sur le Parc national est donc une coquille vide comme le furent récemment les lois sur la formation continue ou les bourses pour les étudiants. On proclame haut et fort d’excellents principes qui se dissolvent dans le manque de vision générale. On édicte une loi pour ne pas paraître inerte, une loi qui sert de paravent  au déficit de politique. Une fois de plus manque un Conseiller fédéral en charge de la formation et de la recherche, de cela et seulement de cela. Et si possible compétent et efficace.

Qu’est-ce qu’une personne?

La révision de l’article 119 de la Constitution, soutenue par le Conseil fédéral, une large majorité des deux chambres du parlement et presque tous les partis politiques importants, se heurte à la condamnation des évêques, selon les arguments cités ci-dessous :

« Les évêques suisses refusent fermement cette modification de la Constitution. Une société est authentiquement humaine lorsque, tout en luttant contre la souffrance et la maladie, elle se montre capable d’accueillir chaque personne dans sa dignité. Il faut refuser de considérer la sélection d’êtres humains comme un progrès. Il ne faut pas refuser la science, mais demander au contraire à celle-ci d’être créatrice et innovante pour trouver les meilleurs moyens. Par le DPI on ne soigne pas une maladie, mais on l’évite en supprimant le porteur de la maladie, ce qui est injustifiable ! De plus la congélation d’embryons sera implicitement autorisée. Cette cryoconservation pose de graves problèmes éthiques, car il atteint directement la dignité humaine. »

Cet argument repose entièrement sur la définition de l’être humain. Il suppose qu’il soit constitué dès la fusion d’un spermatozoïde et d’un ovule. Or, à partir de ce moment-là et durant les premiers jours, il s’agit de quelques cellules totipotentes. La totipotence est, en biologie, la propriété d’une cellule de se différencier en n’importe quelle cellule spécialisée et de se structurer en formant un être vivant multicellulaire. Ces cellules donneront naissance plus tard à la peau, aux muscles, aux os, aux neurones. Mais il n’y a au départ ni système nerveux, ni cerveau. Peut-on déjà parler d’une personne ?

La difficulté à laquelle se heurte la théologie est de définir le seuil : est-ce le moment précis où le spermatozoïde pénètre l’ovule imprégné, est-ce le moment de la fusion des deux ADN en un seul qui définit le destin du nouvel être, est-ce le moment de la multiplication de la cellule initiale ? Ou bien faut-il attendre la constitution du système nerveux et du cerveau, seul capable d’enregistrer la souffrance ? Ou bien celui de la naissance ? Le choix d’un seuil est forcément arbitraire, théorique, dogmatique. En réalité, la constitution d’un être humain adulte est un processus continu qui va prendre au-delà de la naissance une vingtaine d’année. Ainsi en fut-il de nos ancêtres les plus lointains dont on peut disputer indéfiniment pour décider du premier couple humain. Etaient-ils Australopithèques, Homo habilis, Homo sapiens ?

L’humain et l’humanité surgissent lentement et continument : il y a donc tous les intermédiaires entre la matière inerte, la vie et la pensée, aussi gênant que cela puisse paraître. Chacun d’entre nous a de très lointains ancêtres qui étaient manifestement des animaux. Le refus d’admettre ce concept de continuité, l’obstination à définir un seuil unique, mène à une contradiction qui surgit dans la suite du raisonnement des évêques :

« Certains avancent que si le diagnostic prénatal (DPN) est autorisé, suivi d’un avortement lorsque le fœtus est handicapé, il importerait de légaliser le diagnostic préimplantatoire (DPI), lequel est moins invasif et moins traumatisant Mais les deux procédures ne sont pas semblables. Dans le cas d’un DPN, le couple de parents se trouve confronté à un grave dilemme. Cette situation est donnée : elle n’a pas été voulue et chacun comprend le drame consistant à résoudre la tension. Dans le cas du DPI en revanche, la situation est voulue et délibérément provoquée : on y choisit de produire plusieurs embryons dans le but explicite d’en détruire plusieurs. La décision malintentionnée est inscrite dans le processus même du diagnostic. C’est donc à la loi d’y suppléer et, en ce sens, il n’est pas absurde de protéger davantage l’embryon in vitro que l’embryon in utero. »

On arrive au bout de ce raisonnement à défendre la thèse absurde selon laquelle un avortement constituerait une faute plus légère que le DPI qui serait gravissime. Quand en mathématique on part d’une hypothèse et que l’on en découvre logiquement une conséquence manifestement fausse, cela signifie que l’hypothèse était fausse : c’est le mécanisme d’une preuve par l’absurde.

La révision de l’article 119 Cst. a de bonnes chances d’emporter une majorité du peuple et court un gros risque de se heurter à une majorité des cantons où le poids de la Suisse primitive l’emportera. Ces cantons catholiques seront influencés par la position des évêques. Si la révision de la Constitution échoue, il naîtra des enfants gravement handicapés, promis à une vie de souffrances et à une mort prématurée. Ce serait la conséquence d’une conception archaïque de la vie en général et de la personne humaine en particulier. D’une part cela ne ferait pas progresser la médecine et d’autre part cela n’améliorerait pas la crédibilité de l’Eglise catholique .

Le naufrage de l’Afrique

Le jeudi 21 mai vers 17 heures une délégation du Conseil national a assisté au débarquement de 287 réfugiés érythréens depuis un escorteur de la marine militaire italienne. Cela se passait ä la base navale d’Augusta dans la province de Syracuse. Des hommes vêtus de combinaisons étanches désinfectaient les arrivants qui débarquaient ensuite à la queue leu leu. Le premier geste de la Croix-Rouge sur le quai était de leur offrir une bouteille d’eau et des chaussures pour ceux qui étaient pieds nus. Ils seraient ensuite logés dans une vaste tente pendant le temps nécessaire à leur enregistrement et aux visites médicales. Puis ils émigreront vers un camp définitif près de Gela ou vivent parfois pendant des années 5 000 personnes.

Ceux qui débarquaient avaient l’air en bonne santé, guère éprouvés par cinq jours de dérive sur une embarcation précaire partie de Lybie : c’étaient de jeune gars fuyant le « service militaire » sans fin ou le travail forcé dans les entreprises d’Etat. Ils ont risqué leur vie pour franchie la frontière et ont accepté de la risquer une seconde fois en traversant la mer. On éprouve le sentiment que toute l’Afrique est en train de faire naufrage comme un gigantesque bateau à la taille d’un continent. Après avoir expulsé les colonisateurs, elle expulse ses propres citoyens.

Nous avons rencontré les préfets italiens en charge de l’opération. Ils sont résolument engagés dans une tâche sur laquelle il n’y a pas de discussion possible : les passagers d’un bateau en perdition doivent être secourus selon la loi de la mer ; les réfugiés authentiques doivent être accueillis par le pays où ils cherchent refuge. Ce n’est pas de la grandeur d’âme, c’est la stricte application des lois. Or, cela ne se passe pas de la même façon dans les eaux du Sud Est asiatique : les réfugiés ne sont pas vraiment accueillis mais abandonnés en mer ou parqué dans des camps. Les préfets italiens expriment le sentiment que l’Europe se distingue par un respect des valeurs à nul autre pareil. Nous avons appris de l’histoire.

Après tant de guerres sur son sol meurtri et balafré, l’Europe a enfin compris l’importance de la paix et le respect des personnes. Les parlementaires UDC de la délégation n’étaient pas moins émus que les autres. On discutera bientôt de l’accueil suisse à ces réfugiés pour soulager l’Italie qui en accueille déjà 170 000. La vision crue de la réalité inspirera-t-elle une majorité au parlement fédéral ?

Le mensonge statistique au service des hôpitaux

Depuis 2005, les médecins des hôpitaux, qu’ils soient chefs de cliniques ou étudiants en formation, sont tenus de respecter une limite de 50 heures hebdomadaires et de ne pas travailler plus de six jours consécutifs. Ce plafond est déjà bien élevé : 50 heures sur cinq jours, cela fait dix heures par jour pour un métier qui demande de la compétence, mais aussi une attention sans relâche. En fin de compte, le temps de travail limité pour le personnel médical reproduit une pratique courante pour d’autres métiers, transporteurs routiers, conducteur de transports publics, pilotes d’avion. Ce n’est pas une faveur faite au travailleur, c’est la protection de la sécurité des patients. Et l’employeur qui violerait cette règle doit être sanctionné. Et la loi le prévoit.

Or, la loi, vieille de dix ans, dont je me fis l’initiateur en son temps, n’est tout simplement pas respectée sans que jamais la direction d’un hôpital n’ait, à ma connaissance, été sanctionnée. En témoigne un encart dans L’Hebdo envoyé par l’association des médecins d’hôpitaux. Selon un sondage de Demoscope, la loi est violée pour 51% du personnel concerné. La loi est plus souvent violée qu’elle n’est respectée. La loi est réduite à néant. On imagine ce qu’une telle situation entrainerait pour des conducteurs d’autocars : réactions syndicales, grèves, condamnations, fermetures d’entreprise. Ici, rien. Silence. Pourquoi ? Comment est-ce possible ?

J’ai déposé jadis une interpellation au Grand Conseil vaudois à ce sujet. La réponse de la direction du CHUV fut lénifiante. A la limite, quelques dépassements s’étaient produits, surtout en chirurgie. Effectivement ce service doit parfois renvoyer des patients déjà en salle d’opération et dûment anesthésié. Ce qui signifie qu’il travaille à la limite de ses moyens, avec des périodes de stress que l’on peut imaginer, non sans une certaine inquiétude pour soi-même ou nos proches. Mais dans l’ensemble au CHUV la loi était respectée.

En fait elle ne l’est pas du tout. Le CHUV n’est pas un îlot de vertu parmi les hôpitaux suisses. Un étudiant, puis un autre sont venus se plaindre et m’expliquer pourquoi les statistiques étaient si rassurantes. C’est simple, mais il fallait l’imaginer. Les jeunes médecins sont dissuadés d’annoncer leurs heures supplémentaires. Elles ne sont donc ni payées, ni enregistrées. Comment dissuade-t-on ces jeunes ? Je l’ignore mais j’imagine qu’on utilise la carotte et le bâton, des promesses et des menaces. Sans jamais être trop explicite. Mais en créant une atmosphère où le travailleur isolé n’a qu’à plier devant l’employeur.

Je suis persuadé que ni le Conseil d’Etat, ni la direction du CHUV ne sont au courant de cette pratique. Et j’essaie d’imaginer ce qui se passe dans la tête de l’individu qui exerce ce genre de pression. Quelles sont ses motivations ? Quels sont ses prétextes ? Sans doute qu’il faut en faire baver aux apprentis de toute sorte, que la surcharge de travail forme la jeunesse, que des diplômés universitaires ne doivent pas jouir de la même protection que les travailleurs non qualifiés, que cela fait des économies, que cela témoigne d’une bonne gestion. Je n’ose rêver qu’un jour un tel personnage soit amené à s’expliquer devant un tribunal. Cela n’arrivera pas.

Mark Twain a écrit qu’il a trois sortes de mensonge : les mensonges, les sacrés mensonges et les statistiques. La spécialité suisse consiste à fonder des statistiques rigoureusement exactes sur de sacrés mensonges. C’est l’équivalent d’une montre rigoureusement précise qui n’a jamais été mise à l’heure. Dans une statistique helvétique, l’inexactitude totale du nombre est compensée par la précision apparente des décimales.

Les noyés n’ont jamais un bon passeport

Certains esprits généreux protestent sournoisement contre le traitement de faveur accordé aux touristes européens à Katmandou. Face au séisme, tous les hommes sont de fait inégaux, en fonction de leur passeport. De même, prendre un vol Beyrouth-Zurich est une formalité pour un Suisse et une impossibilité pour un Syrien. La sécurité, l’emploi, la santé, même la vie, peuvent dépendre de la possession de quelques feuilles de papier. Selon l’Etat auquel on appartient, on peut aller jusqu’à en vivre ou en mourir. Mais quelle est donc cette définition de l’Etat tout-puissant, de ce monstre froid qui nourrit les siens aux dépens des autres?

Le roi de France Louis XIV est le seul qui a osé dire: "L'État, c'est moi". Personnellement je ne m'y serais jamais risqué. D'ailleurs, à partir de Louis XVI, plus personne n'a répété cette phrase téméraire, conseillère de complots douteux à tous ceux qui pensent du mal de l'État et qui songent à le supprimer. Un seul cou à couper, celui du roi, c'est vite fait. Aujourd'hui, l'État se veut anonyme avant tout et les fonctionnaires se gardent bien de proclamer: "L'État, c'est nous". Le précepte premier d'un fonctionnaire consiste à ne jamais annoncer son identité. Serviteur subreptice d'une ténébreuse entité, il abdique le réflexe le plus élémentaire d'un être humain, le désir d'exister. Car même si l'État est devenu une hydre à cent mille têtes, les citoyens exaspérés pourraient tout de même finir par les couper toutes. C’est déjà arrivé plusieurs fois. Cela s’appelle une révolution.

Parfois, lassé de cet anonymat suspect, le discours du pouvoir politique en vient à proclamer: "L'État, c'est vous." …Vous, c'est-à-dire les citoyens. Pas d’État sans citoyens, laisse-t-on entendre. En Suisse, le peuple a toujours raison. Il décide selon son bon plaisir, comme Louis XIV. Le Parlement n’est qu’un rouage poussif, transmettant tant bien que mal à l’administration les caprices des citoyens lessivés par le truchement de notables prétendument éclairés. Et si cela tourne mal, les citoyens mécontents d’eux-mêmes n’en viendront tout de même pas à se trancher la gorge. L’Etat helvétique est assuré d’une stabilité totale parce qu’il n’a aucune identité décelable.

En pratique, c'est l'inverse: quand il est sans État, un individu ne vaut rien. Par exemple, le requérant d’asile souffre d'une maladie administrative incurable, le déficit de papiers. Or, les papiers définissent l'homme, l'installent dans l'existence et l'y maintiennent. Sans appartenance à un État, l'individu n'a pas de papiers, donc pas d'identité, donc pas d’existence. Pas question d’invoquer les Droits de l’homme au sujet d’un être inexistant.

En principe, on perçoit les papiers d'identité de l'État sur le territoire duquel l'on naît. Ou bien de l'État auquel appartiennent les parents. Cela dépend des États. Certains comme la France visent le plus grand nombre de citoyens. D'autres, comme la Suisse, le moins possible. A chaque citoyen supplémentaire la France s’imagine qu’elle se renforce, alors que la Suisse sait qu’elle s’affaiblit. Tantôt, on vous attribue donc une nationalité que vous ne convoitez pas. Tantôt, on vous empêche d'acquérir celle que vous souhaitez.

C’est une loterie, une vexation, un aplatissement de l’être humain. Mais depuis le début de la Révolution industrielle, on n’a rien trouvé de mieux pour préserver les privilèges des citoyens de pays développés. En Suisse, le bateau est prétendument déjà plein, tandis que les radeaux pneumatiques vraiment surchargés coulent en Méditerranée. C’est la règle, c’est la loi, les noyés n’ont jamais un bon passeport.

Cela mène à une conclusion fonctionnelle. Comme la Suisse sera tout de même obligée d’accepter quelques réfugiés, pourquoi ne pas en profiter à l’instar de Malte? Si nous vendions des passeports suisses, le marché du Moyen Orient pousserait les prix très haut. Le bénéfice serait intégralement réparti entre l’AVS et les cantons. Cette proposition, munie d’interprétations adéquates, a toutes les chances de passer, y compris devant le peuple.

Faudrait-il recoloniser l’Afrique?

Du Mali jusqu’en Afghanistan, le confins sud de l’Europe est en état de conflits permanents, ouverts ou larvés. De temps en temps des aviations occidentales viennent sans risque bombarder des ennemis éventuels, planqués au milieu de civils, qui sont les victimes les plus nombreuses. Les réfugiés fuient la zone et risquent leurs vies dans des embarcations en voie de submersion. On peut estimer que chaque année ce flux impliquerait jusqu’à un million de personnes avec 5 à 10% de morts en route.

Or les pays européens impuissants le dissimulent derrière des solutions chimériques. On agite vaguement la possibilité de poursuivre les passeurs ou bien de refouler les embarcations vers leur port de départ. On admet au compte-goutte 1 ou 2 % des réfugiés, dont aucune tutelle ne conteste du reste l’authenticité du statut. Plus vaguement encore – et pour cause – on parle de résoudre les problèmes sur place par une aide au développement démultipliée.

Comment en est-on arrivé là ? Voici un siècle à l’issue de la première Guerre Mondiale, l’Afrique et l’Asie étaient terres de colonisation à part de rares exceptions comme le Japon, la Chine ou l’Ethiopie. L’ordre y régnait, mais pas la république. Les habitants, sujets privés de droits politiques, étaient exploités plus que développés. Dans les années 60 un grand élan de générosité empruntée procéda à une décolonisation massive : en faisant les comptes on s’était rendu compte que cela coûtait plus que cela ne rapportait. Les institutions démocratiques léguées poliment par les colonisateurs se diluèrent rapidement dans d’obscures dictatures au bénéfice d’une nouvelle bourgeoisie, corrompue et incompétente. Le peuple n’en retira aucun avantage. La pauvreté, la famine, les épidémies et les violences, les maux ancestraux revinrent.

De temps en temps, une armée européenne ou américaine débarque pour ramener un semblant d’ordre, se fait haïr par la population et s’enfuit sans demander son reste. D’où la double question impertinente : pourquoi les a-t-on colonisés d’abord et pourquoi les a-t-on décolonisés ensuite ? Après avoir pris une manière d’engagement moral à développer ces pays, pouvait-on abandonner la tâche à peine esquissée ? Et comment la reprendre maintenant sans déclencher une vertueuse indignation des maîtres à penser occidentaux. Si nous intervenons, au nom de quel droit d’ingérence ? Si nous n’intervenons pas, nous serons envahis. Il n’y a plus que de mauvaises solutions, la pire de toute étant de ne rien faire. Facile à dire quand on ne sait même pas ce qu'il faudrait faire.

Par quels sophismes justifier l’injustifiable

Voici 25 siècles, Socrate et Platon entamèrent la lutte contre les sophistes, c’est-à-dire les professionnels de l’éloquence qui se faisaient fort de défendre n’importe quelle thèse. Pour eux, la vérité n’est jamais que relative. Ils profitent des ambiguïtés du langage pour produire des arguments apparemment solides, mais contenant en réalité un vice volontaire visant à manipuler l’auditeur.

Ce combat perpétuel vient de s’illustrer dans la campagne autour de l’initiative sur les bourses d’études, déposée par l’Union des Etudiants de Suisse. Elle demande que la Confédération s’implique sérieusement dans l’harmonisation matérielle des bourses, distribuées aujourd’hui par les cantons avec des distorsions allant du simple au triple. Pire : depuis 1993, le volume des bourses a baissé de 25% et le subside fédéral a régressé de 40 à 9% de ce budget en voie. En résumé : c’est de moins en moins l’affaire de la Confédération qui s’efforce de passer la patate chaude aux Cantons.

Dans le même temps, en réaction au vote de 9 février 2014, la Confédération diffuse un discours lénifiant on pourra se passer de la main d’œuvre spécialisée étrangère en exploitant mieux les ressources du personnel indigène : les jeunes, les femmes, les vieux. L’économie s’alarme de la pénurie de personnel qualifié dans l’industrie, les banques, les services de santé, voire même l’enseignement. Un minimum de cohérence impliquerait donc un soutien résolu de la politique fédérale aux étudiants. Or l’initiative fut rejetée par le gouvernement et par le parlement (167 voix contre, 70 pour).

Problème sérieux pour les sophistes en charge de la campagne : comment dissimuler cette contradiction manifeste du discours politique au peuple? En scrutant les arguments imaginés, on peut les ranger en trois catégories.

1/ L’évocation rituelle du mythe fédéraliste : cette initiative réduirait les prérogatives des cantons, ce qui est considéré a priori comme inadmissible. Peu importent les conséquences dommageables du fédéralisme en la matière que l’on ne peut nier : faute de former assez d’ingénieurs et de médecins, ce qui devrait être un objectif national et pas régional, la Suisse doit en importer massivement. Soit dit en passant, cet agissement permet de vivre aux dépens des autres pays sans qu’il y paraisse trop. Autre raison, bien escamotée, de ne pas en changer : en dépensant de moins en moins pour former de jeunes Suisses, on bénéficie des effots des pays voisins.

2/ L’énoncé vertueux des bienfaits du statu quo : les étudiants au bénéfice de bourses suffisantes ne seraient plus obligés de gagner leur vie en parallèle, comme le font actuellement les quatre cinquièmes. Les sophistes en viennent à proclamer que ce travail à temps partiel est « enrichissant » pour les étudiants. Or, il s’agit de petits boulots non qualifiés, serveurs de bistro, gardes d’enfants, agents de sécurité. A supposer qu’ils soient vraiment formateurs, on se demande pourquoi ils ne sont pas imposés alors aux étudiants issus de familles aisées. La conséquence voulue est une discrimination entre étudiants dont les uns feront de meilleurs résultats en moins de temps que d’autre, non pas en fonction de leurs capacités, mais de leur origine familiale et cantonale.

3/ Le mensonge effronté. L’argumentaire de l’économie laisse entendre que la revendication des étudiants porte sur une bourse minimale de 24 000 CHF annuels. Or ce montant n’est jamais mentionné dans l’initiative. Il est uniquement utilisé dans l’argumentaire des initiants pour souligner à quel point ces ressources indispensables sont hors de portée de beaucoup de familles modestes.

Les sophistes de service passent sous silence le seul argument décisif dans la stratégie de la droite : il convient que les fils et filles de chefs d’entreprises, banquiers, notaires, avocats, médecins aient le maximum de chances de s’insérer dans la classe privilégiée dont ils sont issus, en écartant la compétition de jeunes mieux doués. Le conseiller fédéral Schneider Amman en charge du dossier bénéficia d’une double formation à l’Institut européen d'administration des affaires et à l’École polytechnique fédérale de Zurich : il veille à ce que cela ne vienne pas à la portée de n’importe qui.