Par quels sophismes justifier l’injustifiable

Voici 25 siècles, Socrate et Platon entamèrent la lutte contre les sophistes, c’est-à-dire les professionnels de l’éloquence qui se faisaient fort de défendre n’importe quelle thèse. Pour eux, la vérité n’est jamais que relative. Ils profitent des ambiguïtés du langage pour produire des arguments apparemment solides, mais contenant en réalité un vice volontaire visant à manipuler l’auditeur.

Ce combat perpétuel vient de s’illustrer dans la campagne autour de l’initiative sur les bourses d’études, déposée par l’Union des Etudiants de Suisse. Elle demande que la Confédération s’implique sérieusement dans l’harmonisation matérielle des bourses, distribuées aujourd’hui par les cantons avec des distorsions allant du simple au triple. Pire : depuis 1993, le volume des bourses a baissé de 25% et le subside fédéral a régressé de 40 à 9% de ce budget en voie. En résumé : c’est de moins en moins l’affaire de la Confédération qui s’efforce de passer la patate chaude aux Cantons.

Dans le même temps, en réaction au vote de 9 février 2014, la Confédération diffuse un discours lénifiant on pourra se passer de la main d’œuvre spécialisée étrangère en exploitant mieux les ressources du personnel indigène : les jeunes, les femmes, les vieux. L’économie s’alarme de la pénurie de personnel qualifié dans l’industrie, les banques, les services de santé, voire même l’enseignement. Un minimum de cohérence impliquerait donc un soutien résolu de la politique fédérale aux étudiants. Or l’initiative fut rejetée par le gouvernement et par le parlement (167 voix contre, 70 pour).

Problème sérieux pour les sophistes en charge de la campagne : comment dissimuler cette contradiction manifeste du discours politique au peuple? En scrutant les arguments imaginés, on peut les ranger en trois catégories.

1/ L’évocation rituelle du mythe fédéraliste : cette initiative réduirait les prérogatives des cantons, ce qui est considéré a priori comme inadmissible. Peu importent les conséquences dommageables du fédéralisme en la matière que l’on ne peut nier : faute de former assez d’ingénieurs et de médecins, ce qui devrait être un objectif national et pas régional, la Suisse doit en importer massivement. Soit dit en passant, cet agissement permet de vivre aux dépens des autres pays sans qu’il y paraisse trop. Autre raison, bien escamotée, de ne pas en changer : en dépensant de moins en moins pour former de jeunes Suisses, on bénéficie des effots des pays voisins.

2/ L’énoncé vertueux des bienfaits du statu quo : les étudiants au bénéfice de bourses suffisantes ne seraient plus obligés de gagner leur vie en parallèle, comme le font actuellement les quatre cinquièmes. Les sophistes en viennent à proclamer que ce travail à temps partiel est « enrichissant » pour les étudiants. Or, il s’agit de petits boulots non qualifiés, serveurs de bistro, gardes d’enfants, agents de sécurité. A supposer qu’ils soient vraiment formateurs, on se demande pourquoi ils ne sont pas imposés alors aux étudiants issus de familles aisées. La conséquence voulue est une discrimination entre étudiants dont les uns feront de meilleurs résultats en moins de temps que d’autre, non pas en fonction de leurs capacités, mais de leur origine familiale et cantonale.

3/ Le mensonge effronté. L’argumentaire de l’économie laisse entendre que la revendication des étudiants porte sur une bourse minimale de 24 000 CHF annuels. Or ce montant n’est jamais mentionné dans l’initiative. Il est uniquement utilisé dans l’argumentaire des initiants pour souligner à quel point ces ressources indispensables sont hors de portée de beaucoup de familles modestes.

Les sophistes de service passent sous silence le seul argument décisif dans la stratégie de la droite : il convient que les fils et filles de chefs d’entreprises, banquiers, notaires, avocats, médecins aient le maximum de chances de s’insérer dans la classe privilégiée dont ils sont issus, en écartant la compétition de jeunes mieux doués. Le conseiller fédéral Schneider Amman en charge du dossier bénéficia d’une double formation à l’Institut européen d'administration des affaires et à l’École polytechnique fédérale de Zurich : il veille à ce que cela ne vienne pas à la portée de n’importe qui.

Jacques Neirynck

Jacques Neirynck est ingénieur, ancien conseiller national PDC et député au Grand Conseil vaudois, professeur honoraire de l'École polytechnique fédérale de Lausanne (EPFL), d'origine belge, de nationalité française et naturalisé suisse. Il exerce la profession d'écrivain.

Une réponse à “Par quels sophismes justifier l’injustifiable

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