Le jeu en ligne comme monopole suisse

 

 

 

Nous voterons en juin la nouvelle loi sur les jeux d’argent prévoyant que les casinos suisses pourront proposer des jeux d’argent en ligne, alors que les sites étrangers seront bloqués. Le but est de favoriser les exploitants légaux basés en Suisse. De quand date leur légitimité ? En 1928, il n’y avait plus de maisons de jeu en Suisse. Il fallut attendre 1992 pour que les chambres fédérales reviennent sur la question des maisons de jeu et décident de les rouvrir. La Confédération y voyait là une opportunité financière importante. C’est pour l’augmenter encore que nous allons voter.

Le but du pouvoir politique est d’abord de prélever des impôts et puis d’en disposer au mieux. Mais les besoins sont sans limites et il faut trouver des ressources. La seule limite au prélèvement est le mécontentement des citoyens. Les impôts doivent être aussi indolores que possible et la répartition de leur fruit satisfaire le maximum d’appétits.

 

On pourrait lire toute démarche politique à travers cette grille réductrice sans se tromper beaucoup sur le fonctionnement de la machinerie politique. On y verrait en tous cas plus clair qu’à prendre au sérieux le discours bien-pensant qui camoufle cette opération : il faut que l’argent d’une addiction serve à soutenir de justes causes comme l’AVS. En réalité, la vertu sert de paravent au vice. Voici 20 ans, toutes affaires cessantes, il a fallu des casinos. On s’en était passé trop longtemps. Aujourd’hui il faut que le chiffre d’affaire des casinos suisses augmente,

 

Le but d’un casino est de gagner de l’argent. Le but d’un joueur est aussi de gagner de l’argent. Mais il y a une différence. Les jeux sont organisés de façon que, en fin de compte, le casino gagne et que les joueurs perdent. Et cependant les joueurs continuent de miser. Il faut donc qu’ils se trompent sur leurs chances de gagner. Le casino les maintient dans cette illusion en ne s’assurant qu’une marge statistique faible. Durant une partie, les gains fluctuent. Tantôt le joueur est dans le noir, tantôt dans le rouge. Il peut donc croire que le résultat final de la partie résulte d’une substance impalpable qui s’appelle la chance. Ou, pire, il peut s’imaginer qu’il a développé une martingale, qui lui assure un gain à coup sûr. En fin de partie, si le joueur a joué longtemps, s’il n’a pas eu la lucidité de se retirer à temps, il perd.

 

Tout ce mécanisme a été amplement décrit. On en a fait des romans et des films. Personne ne peut plus s’imaginer qu’un casino soit un lieu pour faire fortune ou pour se distraire. Tout au plus un casino peut-il être réhabilité comme passetemps débile pour quelques personnes tellement fortunées, qu’elles ne savent plus que faire de leur argent. Malheureusement, on ne filtre pas les joueurs en leur demandant le montant de leur compte en banque. Parmi ceux qui se faufilent vers les tables de jeu ou les jeux en ligne, il y a des paumés, des névrosés, des pauvres, de petits commerçants au bord de la faillite, des caissiers indélicats qui ont puisé dans la caisse.

 

C’est à ceux-là qu’il faudrait penser lorsque des élus ont l’inconscience de proposer que les casinos suisses aient le monopole des jeux en ligne. Le désordre social qui résulte d’un casino reste limité si l’établissement est suffisamment éloigné. Les Américains l’ont bien compris en allant jusqu’à Las Vegas et Reno, au milieu du désert, pour y organiser un formidable défouloir à base de jeux, d’alcool, de drogue, de sexe et de maffia. Cela s’appelle faire la part du feu. Le jeu en ligne annule cette distance.

 

La volonté populaire a obligé la Confédération à légaliser le jeu. Et dès lors la complicité des deux illusions, de la politique et des jeux, devient écrasante. On va autoriser les jeux en ligne pour les casinos suisses tout en bloquant les organisateurs étrangers. Qu’est ce qui empêchait d’interdire tous les jeux en ligne sinon l’appât du gain sur les jeux en Suisse ?

 

En acceptant l’installation de casinos sur son territoire par la loi de 1998, la Suisse témoigna d’une dégradation de la moralité ambiante. Cette initiative rejoignit les tentatives plus ou moins ouvertes de légaliser la drogue, dans le même mouvement qui refuse d’abaisser les limites de vitesse sur les routes ou de diminuer le taux d’alcool admissible lorsque l’on conduit. C’est le stigmate d’une société anomique.

 

Le jeu d’argent ne devient pas moral parce qu’il verse des taxes à l’Etat. Certes on comprend que les hommes politiques soient fascinés par cette façon d’alimenter le budget sans opérer de douloureuses ponctions fiscales. C’est oublier que les dégâts sociaux des jeux coûtent plus cher à la collectivité que ce qu’ils rapporteront. Mais là n’est pas l’essentiel. Des impôts cachés et des charges invisibles, c’est une bonne méthode pour rester populaire et se faire donc réélire. Cela s’appelle la démagogie. C’est l’aboutissement de l’illusion en politique, l’art de ne plus jamais dire que de fausses vérités qui font plaisir au peuple et d’autoriser n’importe quoi parce que rien n’a d’importance dans une société sans objectifs.

 

 

 

 

 

 

Jacques Neirynck

Jacques Neirynck est ingénieur, ancien conseiller national PDC et député au Grand Conseil vaudois, professeur honoraire de l'École polytechnique fédérale de Lausanne (EPFL), d'origine belge, de nationalité française et naturalisé suisse. Il exerce la profession d'écrivain.