Parabole pascale

Demain 22 mars la SNCF entamera sa grève perlée pour refuser la modification du statut des cheminots. Les CFF continueront de rouler comme si le personnel n’avait aucune revendication à arracher à la direction. C’est toujours comme cela : à intervalles réguliers les trains cessent de rouler en France et circulent en Suisse. Il est vain de chercher des explications dans les statuts respectifs des deux personnels. Cela n’a rien à voir avec la raison. C’est lié à la nature des deux peuples. Même s’ils parlent la même langue, même s’ils ont les mêmes ancêtres, même s’ils partagent les mêmes religions, les mêmes cuisines, les mêmes films, les uns sont mécontents, les autres sont béats.

C’est en fait une très vieille histoire. Tellement vieille qu’elle remonte à la création du monde. Selon la Genèse, le troisième jour de la création le Seigneur répartit les continents et les océans. Le récit, condensé en quatre versets, est assez sommaire. La découverte d’un commentaire dans le Talmud permet d’y voir un peu plus clair.

La France constitua le prototype. Bel équilibre entre la plaine fertile et la montagne pittoresque, entre des fleuves navigables et des mers harmonieusement disposées alentours, entre la Beauce prête à porter le blé et la Bourgogne la vigne, la Normandie les pommiers et la Provence l’olivier. Comme il y avait un peu trop de roches, qui auraient pu gêner l’agriculture et la pâture, le Seigneur les amassa sur ce coin de terrain voisin, qui allait devenir la Suisse. Au soir de ce troisième jour, le Seigneur envoya l’archange Gabriel pour relever un état des lieux. Après avoir voleté de-ci delà, Gabriel revint, à la fois extatique et inquiet.

« Seigneur, dit-il, vous avez créé un pays splendide, la France, mais son voisin la Suisse est beaucoup trop encombrée de montagnes. Quand vous y installerez les deux peuples, les pauvres habitants de la Suisse vont jalouser les Français opulents et leur mener une guerre perpétuelle. »

« C’est juste, accorda le Seigneur, je me suis trop investi sur le prototype au point de négliger son voisinage. Mais ce qui est fait est fait, on ne peut y revenir. Il faudrait un miracle. Je ne tiens pas à galvauder ce genre d’immixtions qui trahissent l’improvisation en exprimant des remords tardifs. »

Gabriel réfléchit un moment, eut une inspiration sublime et l’exprima :
« Seigneur, il vous reste encore à créer les habitants. Nous savons déjà que le premier couple d’humains sera raté, mais que des peuples différents surgiront par la suite, le meilleur et le pire pour respecter une moyenne. Placez en France des mécontents perpétuels et en Suisse des gens béatement satisfaits. »

Ainsi fit le Seigneur. Depuis, les Français, déçus d’être ce qu’ils sont, se plaignent avec aigreur, d’autant plus que la contemplation de leur pays de Cocagne constitue un démenti fâcheux .à leur sempiternel mécontentement. En revanche, les Suisses vivent une félicité d’autant plus méritée que le tiers de leur pays n’est même pas cultivable. Ils n’ont jamais envahi la France, qui en revanche ne s’est pas faute de franchir la frontière à deux ou trois reprises.

Le dimanche, le Seigneur se reposa dans la certitude d’avoir créé le meilleur des mondes possibles par un juste équilibre entre les territoires et les nations. Néanmoins, en tendant l’oreille, chaque 14 juillet il entend un chant guerrier monter de la France et chaque 1er août un hymne à sa gloire en Suisse. Il apprit ainsi la différence entre une réussite gâchée, la France, et un échec surmonté, la Suisse. Il cessa d’exercer sa toute-puissance. Le Royaume à venir à la fin des temps n’aura pas de Roi parce que l’exercice du pouvoir sera aboli. Comme en Suisse.

Jacques Neirynck

Jacques Neirynck est ingénieur, ancien conseiller national PDC et député au Grand Conseil vaudois, professeur honoraire de l'École polytechnique fédérale de Lausanne (EPFL), d'origine belge, de nationalité française et naturalisé suisse. Il exerce la profession d'écrivain.