Langues à l’encan

Pour fonder un Etat, il ne suffit pas d’un territoire et d’une administration. Encore faut-il une communauté de vue. Elle se fonde le plus souvent sur deux facteurs culturels : la langue et la religion. La France a lentement éliminé le breton, le flamand, le catalan, le basque et l’alsacien par un enseignement obligatoire, gratuit et unifié ; elle s’est plus prestement encore débarrassée des protestants et des juifs avant qu’elle ne couve l’envie de brimer les musulmans. La Suisse a suivi un chemin différent : elle a maintenu quatre langues et a laissé aux cantons, les seuls Etats, le soin des religions et celui de l’enseignement obligatoire. Tout fut donc pour le mieux en évitant guerres de religion et guerres linguistiques.

L’économie moderne suppose la mobilité des travailleurs. Ceux-ci déménagent avec leurs familles. Les enfants passent d’un système cantonal d’enseignement à un autre, non sans dommage : un élève uranais passant à Bâle cumule un retard de quatre ans en français. La Confédération a donc commencé à se mêler d’harmonisation en évitant soigneusement d’envisager une unification quelconque : cela porte le joli nom d’HarmoS, un concordat aussi souple que possible.

Grave question : quand enseigner le français en Suisse alémanique ? Ou bien même enseigner ou non le français ? Pire : quand apprendre l’allemand à des enfants patoisants ? Le politique est tenté de donner priorité à la cohésion nationale, à imposer le français dès la 5e et l’allemand dès la première. Or, la motivation d’un élève n’est pas la cohésion nationale, mais bien l’usage utilitaire de la langue. Dès lors pour un enfant alémanique, l’allemand est un fardeau, l’anglais une nécessité et le français la cerise sur le gâteau. En contemplant une carte de Suisse, on le comprend tout de suite : les enfants romands ont un intérêt professionnel évident à apprendre l’allemand ; les Tessinois, d’être vraiment bilingue italien-allemand ; les cantons alémaniques le long de la frontière linguistique d’enseigner le français le plus tôt possible ; la Suisse centrale de s’en désintéresser ; et les Grisons empêtrés dans trois langues cantonales de l’oublier tout à fait.

Cela c’est la réalité. Mais la politique est toujours plus ou moins fondée sur son déni. Et donc on s’efforce de mettre en avant la cohésion nationale. Dans la plupart des pays elle repose sur une seule langue ; en Suisse sur le bilinguisme allemand-français. Mais quel est l’intérêt du premier concerné, c’est-à-dire l’élève qui devra gagner sa vie plus tard et qui souhaite voyager dans le vaste monde ? Pour une fraction non négligeable des enfants, apprendre et maîtriser la langue maternelle est déjà une charge trop lourde : ce sont les illettrés ; leur imposer une seconde langue est déjà trop. Pour les autres, l’anglais est une nécessité impérieuse sauf à ne pouvoir sortir de leur aire linguistique et à voyager en groupe accompagné, comme des Japonais. D’ailleurs l’apprentissage d’une langue étrangère à l’école est une entreprise difficile, peu efficace, médiocre si on la compare à une immersion par un séjour linguistique. Quant à enseigner deux langues étrangères dès l’école primaire, cela revient à laisser en route les moins doués et à se berner d’une illusion fatale : qui trop embrasse, mal étreint !

Le fédéralisme est la seule possibilité ouverte pour un pays multiculturel, mais il faut en accepter les limites. On ne peut pas supposer que le bilinguisme généralisé soit une solution à portée de main, sauf pour les enfants qui ont la chance de s’imprégner à la fois du français et de l’allemand parce qu’ils ont voyagé d’un canton à l’autre, parce qu’ils ont des parents bilingues, parce qu’ils sont particulièrement doués pour les langues. Ce n’est pas un hasard que les Fribougeois réussissent si bien en politique fédérale : ils bénéficient d’un canton vraiment bilingue.

Il suffit de vivre au parlement fédéral pour se rendre compte que beaucoup d’Alémaniques ne comprennent pratiquement pas le français, que les Tessinois sont souvent trilingues et les Romands plutôt bilingues : ce qui fonde la cohésion nationale, ce n’est pas l’uniformité mais la diversité, la contrainte théorique mais la liberté pratique. On peut tracer tous les plans d’étude que l’on veut, on ne changera rien à cette réalité : si un enfant n’est pas intéressé par une langue, il ne l’apprendra pas, d’autant plus qu’il sentira que le maître est du même avis.

Jacques Neirynck

Jacques Neirynck est ingénieur, ancien conseiller national PDC et député au Grand Conseil vaudois, professeur honoraire de l'École polytechnique fédérale de Lausanne (EPFL), d'origine belge, de nationalité française et naturalisé suisse. Il exerce la profession d'écrivain.