Le ciel hier et aujourd’hui : divagations d’une médiéviste

Le ciel hier.
Mars 1345.
Après le coucher du Soleil, le ciel se colore d’une obscurité qu’aujourd’hui on ne lui connaît plus.
Les astres ne mentent pas. La conjonction en Verseau des trois planètes supérieures, Mars, Jupiter et Saturne, s’accompagne d’une éclipse totale de Lune : il s’agit, pour ceux qui savent lire le ciel, d’un signe certain d’épidémie. Léon Juif, Jean de Murs, John d’Eschenden et Firmin de Beauval les proclament dans leurs traités. Nicole Oresme et Henri de Langenstein ont beau les contredire par des arguments philosophiques : à partir de 1347, la peste noire, venue d’Orient, s’empare de l’Europe.

Le ciel aujourd’hui.
27 juillet 2018. Les lumières de la ville nous empêchent de distinguer les étoiles, tandis que l’éclipse de Lune nous tient le nez en l’air. Mars, dans le point de son orbite le plus proche de la Terre, la suit de très près.
Deux ans après on a envie de se dire : coïncidences bizarres.
Deuxième pleine Lune d’automne. Depuis la tour de Villa Maraini, les yeux embrassent la ville éternelle, sereine dans son inquiétude.

De l’Italie à la Suisse, de la Suisse à l’Italie, j’ai quitté il y a dix ans la Méditerranée pour les Alpes. Maintenant je reviens, en étrangère, dans mon pays. Les chemins de la recherche peuvent être tortueux, voir circulaires, surtout lorsqu’il s’agit de manuscrits médiévaux, des objets qui nous amènent dans un voyage à la fois dans l’espace et dans le temps.

Cela a l’air d’être un paradoxe, mais l’histoire de la philosophie médiévale est une discipline récente : pendant des siècles, les préjugés des humanistes, puis des illuministes ont en effet pesé sur le Moyen Âge, époque de lumière. Pendant des siècles, les manuscrits médiévaux sont restés cachés dans les fonds des bibliothèques. Ce n’est que depuis un peu plus d’un siècle que le travail patient et courageux des historiens les a soustraits à l’oubli dans lequel ils étaient tombés.

Les sources de la science médiévale nous révèlent les grandes illusions et les grandes intuitions de l’homme sur l’univers. Si on s’abstrait du bruit du quotidien et qu’on les écoute, elles nous racontent une histoire, dans laquelle les échecs ne sont pas moins importants que les réussites. C’est l’histoire des efforts qui, pendant des siècles, ont animé des hommes se croyant beaucoup plus petits par rapport à leurs prédécesseurs (« nani super humeros gigantium ») à investiguer les lois de la nature avec une foi inébranlable dans le pouvoir de la raison, une foi que les contemporains, après les abus et les dévastations de la raison, ont dû perdre. Si on s’abstrait du bruit du quotidien et qu’on écoute les manuscrits, sans les préjugés des modernes, on découvrira que les grands esprits du XIVe et du XVe siècle avaient déjà envisagé l’hypothèse de la rotation de la Terre et de l’univers infini. Qu’ils avaient élaboré, avant Descartes, un système de coordonnées bidimensionnelles pour la représentation graphique de phénomènes quantitatifs. Qu’ils avaient, avant Galilée, dévoilé les lois qui déterminent la vitesse moyenne et la chute des graves.

Tout ça on le connait de toute manière par la science moderne, dirait l’Homme-du- Vingt-et-unième-siècle : à quoi bon, donc, revenir aujourd’hui sur ces volumes poussiéreux, oubliés dans les fonds des vieilles bibliothèques ? Aujourd’hui que dans les sciences, dans les arts, on cherche et on veut à tout prix l’innovation ?

L’Homme-du- Vingt-et-unième-siècle oublie qu’il n’y a pas d’innovation sans tradition.

 

Image: Bayeux Tapestry, Scene 38


Aurora Panzica (1991, Trapani) – Philosophie Médiévale

Elle a obtenu un BA en Philosophie (2013) à l’Université de Trento, où elle a été membre du Collegio di Merito Bernardo Clesio. Elle a ensuite obtenu un MA en Philosophie Médiévale à l’Université de Fribourg en Suisse (2015), où elle a été bénéficiaire d’une bourse d’excellence. Son projet doctoral à l’Université de Fribourg et à l’EPHE (Paris), financé par le Fonds National Suisse pour la Recherche Scientifique, a exploré la réception médiévale des Météorologiques d’Aristote. Le travail sur les sources manuscrites médiévales l’a amenée à entreprendre de nombreux séjours de recherche en France, en Allemagne, en Italie, en Pologne et en République Tchèque. En 2020, elle a bénéficié d’une bourse de l’Académie Tchèque des Science pour mener des recherches sur les sources manuscrites philosophiques médiévales conservées dans les bibliothèques de Prague. Son projet post-doctoral FNS, se propose de poursuivre l’analyse des sources manuscrites concernant l’histoire des sciences au Moyen Âge. La première étape de ce projet est Rome.

Istituto Svizzero

L’Istituto svizzero a plus de 70 ans. Il souhaite se faire mieux connaître et illustrer, grâce aux récits de ses résidents de Rome, Milan ou Palerme, comment cette plateforme interdisciplinaire permet à des artistes et à des scientifiques venus de toute la Suisse de développer leurs projets en croisant leurs expériences et leurs pratiques. Sous l’impulsion d’une nouvelle équipe et de Joëlle Comé, sa directrice depuis quatre ans, l’institut a ouvert des résidences à Milan, la ville du design, de l’architecture et de la mode. Mais aussi à Palerme, la cité qui se situe depuis toujours au carrefour des civilisations et de la Méditerranée. Le blog donne la parole aux résidents et permettra de suivre ces chercheurs tout au long de leur séjour et de leur cohabitation inédite à l’Istituto svizzero. Il informera de l’avancée de leurs recherches qui vont, de l’archéologie à l’architecture, en passant par les arts visuels, la composition musicale ou l’histoire de l’art. Et ainsi de les accompagner dans leur découverte de l’Italie et des trois villes de résidence.

6 réponses à “Le ciel hier et aujourd’hui : divagations d’une médiéviste

  1. Grand merci de ce texte élégant dans sa formulation et stimulant dans son contenu.
    Je suis heureux que la philosophie médiévale vive par vous à l’Istituto svizzero.
    Tous mes voeux pour votre recherche et votre séjour romain.
    Philippe Mudry
    prof. hon. Université de Lausanne

  2. Merci, Madame, pour votre beau et intéressant témoignage !
    Peut-être eût-il fallu préciser que cette représentation de la Tapisserie de Bayeux (de fait la scène 32 !) est celle du passage de la comète, qui sera appelée “de Halley” seulement dès 1758, visible durant la dernière semaine d’avril 1066. Elle est passée au périhélie le 20 mars, mais à seulement 16 millions de km de la Terre le 24 avril et a été visible jusqu’au 1er mai. Son diamètre était aussi large que le disque lunaire et sa queue remplissait tout le ciel. On voit le roi Harold II, Godwinson, sur son trône et on semble lui annoncer la chose ; ce qui va l’effrayer, car l’apparition d’une comète, c’était aussi un mauvais présage ! De fait, il n’était roi d’Angleterre que depuis le 6 janvier (étant le dernier roi anglo-saxon) et il va mourir six mois après l’apparition de la comète, le 14 octobre de la même année lorsqu’il est tué à la bataille de Hastings.
    .
    Cette même comète “de Halley”, qui a une périodicité d’environ 74 à 79 ans était déjà apparue en mars 837, étant à seulement 5,1 millions de km de la Terre. L’empereur Louis le Pieux a cru ses derniers jours arrivés. De fait il n’est mort que le 20 juin 840, mais justement cette année-là eut lieu le mercredi 5 mai, veille de la fête de l’Ascension, une très large et longue éclipse totale de Soleil dont la chronique du monastère de Saint-Gall rend compte très sobrement à l’entrée “ωXL” (840) : “Hludovvicus imperator obiit & eclypsis solis facta est . III . NON(as) . MAI(as) . Int(er) octava(m) et nona(m) hora(m)”. ( voir ici l’original : http://www.e-codices.unifr.ch/fr/csg/0915/204 ).
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    Pour en revenir à votre “ciel hier” de mars 1345. Il y a eu effectivement une éclipse totale de Lune le soir du 18 mars, vers 21 h 45, très bien visible en Europe, puis, vers le 25 mars, Jupiter et Saturne ont été très proches, en conjonction, comme on vient de le vivre le 21 décembre passé. La planète Mars était un peu plus loin du duo ; ce n’était donc pas tout à fait une triple conjonction. Puis le 29 mars la Lune décroissante est passée près du duo et le 31 près de Mars.
    .
    On se souvient bien sûr tous de cette chaude soirée du 27 juillet 2018 où l’éclipse totale de Lune a eu lieu à 22 h 22 (à son maximum), alors que Mars, qui venait juste de se lever une heure avant au sud-est, était aussi exactement en opposition avec le Soleil ce même jour (à 7 h 13), mais il est passé à son périgée le 31 juillet, à seulement 57,589 millions de km de la Terre, très lumineux (magnitude de -2,6) et d’un fort diamètre ( 24,31”).
    (N.B. : c’est grâce au logiciel libre “Stellarium” que l’on peut visualiser le ciel pour n’importe quel moment et quel lieu.)
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    Finalement, je ne partage pas votre opinion sur de bizarres coïncidences, la Peste Noire ayant eu ses lents débuts en Asie Centrale déjà vers 1338, voire en 1334 en Chine, Constantinople étant touchée dès 1347, Venise et Avignon dès janvier 1348 et Paris dès le mois d’août.

    1. Un grand merci pour toutes ces précisions instructives! La remarque concernant les “bizarres coïncidences” n’était bien sûr qu’un artifice rhétorique — les contre-exemples pourraient se multiplier sans fin, s’il en était besoin!
      Bien à vous

  3. raison de plus pour interdire l’envoi de dizaines de milliers de satellites qui seront sans doute obsolètes rapidement vus les innovations …5G, 6G …
    il est plus que temps d’avoir une législation qui réglemente cet espace. La Suisse peut elle faire quelque chose ?

  4. Merci, Madame, pour votre beau et intéressant témoignage ! Peut-être eût-il fallu préciser que cette représentation de la Tapisserie de Bayeux (de fait la scène 32 !) est celle du passage de la comète, qui sera appelée “de Halley” seulement dès 1758, visible durant la dernière semaine d’avril 1066. Elle est passée au périhélie (le point de son orbite le plus près du Soleil) le 20 mars, mais à seulement 16 millions de km de la Terre le 24 avril et a été visible jusqu’au 1er mai. Son diamètre était aussi large que le disque lunaire et sa queue remplissait tout le ciel. On voit le roi Harold II, Godwinson, sur son trône et on semble lui annoncer la chose ; ce qui va l’effrayer, car l’apparition d’une comète, c’était aussi un mauvais présage ! De fait, il n’était roi d’Angleterre que depuis le 6 janvier (étant le dernier roi anglo-saxon) et il va mourir six mois après l’apparition de la comète, le 14 octobre de la même année lorsqu’il est tué à la bataille de Hastings.
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    Cette même comète “de Halley”, qui a une périodicité d’environ 76 ans était déjà apparue en mars 837, étant alors proche de seulement 5,1 millions de km de la Terre. L’empereur Louis le Pieux a cru ses derniers jours arrivés. De fait, il n’est mort que trois ans plus tard, le 20 juin 840. Mais, justement cette année-là, eut lieu le mercredi 5 mai, veille de la fête de l’Ascension, une très large et longue éclipse totale de Soleil dont la chronique du monastère de Saint-Gall rend compte très sobrement à l’entrée “ωXL” (840) : “Hludovvicus imperator obiit & eclypsis solis facta est . III . NON(as) . MAI(as) . Int(er) octava(m) et nona(m) hora(m)”. ( voir ici l’original : http://www.e-codices.unifr.ch/fr/csg/0915/204 ) : “L’empereur Louis mourut et il y eut une éclipse de soleil 3 jours avant les Nones de mai entre la huitième et la neuvième heure”.
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    Pour en revenir à votre “ciel hier” de mars 1345. Il y a eu effectivement une éclipse totale de Lune le soir du 18 mars, vers 21 h 45, très bien visible en Europe, puis, vers le 25 mars, Jupiter et Saturne ont été très proches, en conjonction, comme on vient de le vivre le 21 décembre passé. La planète Mars était un peu plus loin du duo ; ce n’était donc pas tout à fait une triple conjonction. Puis, le 29 mars, la Lune décroissante est passée près du duo et le 31 près de Mars.
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    On se souvient bien sûr tous de cette chaude soirée du 27 juillet 2018 où l’éclipse totale de Lune a eu lieu à 22 h 22 (à son maximum), alors que Mars, qui venait juste de se lever une heure avant au sud-est, était aussi exactement en opposition avec le Soleil ce même jour (à 7 h 13), mais il est passé à son périgée (le point de son orbite le plus près de la Terre) le 31 juillet, à seulement 57,589 millions de km de la Terre, très lumineux (magnitude de -2,6) et d’un fort diamètre (24,31”).
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    (N.B. : c’est grâce au logiciel libre “Stellarium” que l’on peut visualiser le ciel pour n’importe quel moment et quel lieu.)
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    Finalement, je ne partage pas votre opinion sur de bizarres coïncidences, la Peste Noire ayant eu ses lents débuts en Asie Centrale déjà vers 1338, voire en 1334 en Chine, Constantinople étant touchée dès 1347, Venise et Avignon dès janvier 1348 et Paris dès le mois d’août 1348.

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