Photo: au Village de la Francophonie © Isolda Agazzi
Le 18ème Sommet de la Francophonie s’est tenu à Djerba le 19 et 20 novembre. L’occasion de constater l’attachement à la langue française surtout dans les pays du Sud, qui y voient une ouverture sur les valeurs démocratiques et une occasion de nouer des relations de coopération
Deux hommes en djellaba blanche déambulent dans les ruelles du Village de la Francophonie, à Djerba. Leur tenue étincelante se confond avec le blanc des maisons et réfléchit le bleu du ciel et le vert des palmiers, arbres emblématiques de cette île du sud tunisien. Intrigués, nous nous approchons : « Nous sommes des chanteurs des Emirats arabes unis (EAU). Nous sommes ici pour montrer qu’il y a une seule humanité et présenter nos traditions «, lancent-ils… en anglais. A la tombée du jour, ils se produiront dans un spectacle qui attirera une foule nombreuse.
321 millions de francophones dans le monde, dont 62% en Afrique
Mais que font donc les EAU, où l’on parle à peine français, à un sommet de l’Organisation internationale de la Francophonie (OIF) ? Ils sont membres associés (comme le Qatar par exemple) de cette organisation de pays « ayant le français en partage », créée il y a 52 ans par quatre chefs d’Etat d’anciennes colonies – le président tunisien Habib Bourguiba, le sénégalais Léopold Sédar Senghor, le nigérien Hamani Diori et le roi du Cambodge Norodom Sianouk. Forte aujourd’hui de 54 membres (dont la Suisse, mais à l’exception notable de l’Algérie), 7 membres associés et 27 observateurs, elle tenait son 18ème sommet à Djerba le 19 et 20 novembre, sous le thème « Connectivité dans la diversité : le numérique, vecteur de développement et de solidarité dans l’espace francophone ».
D’après les chiffres de l’OIF, le français serait parlé par 321 millions de personnes dans le monde – dont 62% résident en Afrique – et serait donc la 5ème langue mondiale et la 4ème sur internet. Malgré son recul au profit de l’anglais dans certaines régions, comme le Maghreb, les francophones sont appelés à devenir 750 millions en 2050 en raison de la croissance démographique. Rien d’étonnant, dès lors, que la Francophonie intéresse surtout les pays du Sud. Si le but originel de l’organisation était de promouvoir la langue française, la paix et l’éducation, la coopération économique prend de plus en plus d’importance. « Les jeunes francophones nous demandent non seulement de leur fournir de l’éducation, mais aussi de l’emploi », déclarait Louise Mushikiwabo, la secrétaire générale, lors de la cérémonie d’ouverture du sommet.
Village de la Francophonie très visité
Ouvert au public, le Village de la Francophonie attire une foule nombreuse, surtout des Tunisiens. « On est venus entre amis pour s’intéresser aux autres cultures. Le français est très important au niveau international, c’est la deuxième langue que nous apprenons à l’école », glisse Malek, une Djerbienne de 16 ans.
Une soixantaine de stands proposent de découvrir les pays « francophones ». La Suisse a misé sur la Genève internationale : un pavillon sobre et fonctionnel présente quatre ONG actives dans le numérique. La Fédération de Wallonie – Bruxelles soutient une centaine de jeunes entrepreneurs par an, en Afrique. Quant au Canada, il cherche à attirer des personnes ayant une formation professionnelle, avec ou sans contrat, et des étudiants, « car cela reflète nos valeurs de diversité. »
Le sommet est aussi l’occasion de chercher des investisseurs et de lancer de nouveaux partenariats économiques. La représentante de Côte d’Ivoire montre une fève de cacao à une Djerbienne intriguée. Sur un présentoir sont exposées des tablettes de chocolat fabriqué au pays. « Nous sommes le premier producteur mondial de cacao, mais nous ne nous contentons plus de l’exporter à l’état brut, nous fabriquons aussi du chocolat sur place ! » lance fièrement la dame. Une dégustation, prise d’assaut, nous permettra de confirmer de première main la qualité de ce fameux chocolat.
La Francophonie, instrument (néo)colonial ?
Qu’en est-il de certains soupçons de (néo) colonialisme qui pèsent sur la Francophonie ? « Ce n’est pas du tout un instrument d’influence de la France dans le monde, tranche Olivier Caslin, journaliste au magazine Jeune Afrique. Contrairement au Commonwealth, elle a été créée par d’anciens colonisés et non par la France, qui ne sait pas trop quoi en faire…L’OIF a toujours été tiraillée entre son rôle linguistique et culturel et son désir d’aller plus loin en matière politique et économique, qui semble avoir été confirmé à ce sommet. »
Chokri Ben Nsir, rédacteur en chef de La Presse, un des deux plus anciens journaux francophones de Tunisie, renchérit : « La Francophonie n’est pas un instrument néocolonial ou de nostalgiques du passé colonial. La preuve : la question du français ne se pose même pas quand on a besoin d’un bon chirurgien qui a travaillé en France. La langue n’est pas seulement un outil de communication et le français véhicule les valeurs de liberté, droits de l’homme et humanisme. »
Etat du français en Tunisie catastrophique, mais il y a un sursaut
Après l’indépendance (le protectorat français a duré de 1881 à 1956), la Tunisie a gardé le système d’éducation français, mais le journaliste regrette qu’avec le départ des colons, des Italiens et des Juifs, elle se soit repliée peu à peu sur elle-même et se soit laissé tenter par le populisme, le panarabisme et les extrêmes. Dans les années 1980 le système éducatif a été arabisé, « ce qui n’a donné rien de bon. Aujourd’hui la situation du français en Tunisie est catastrophique. On a de moins en moins de lecteurs, d’enseignement, de rédaction, de création. Mais il y a un sursaut », assure-t-il.
Le tirage de La Presse elle-même, qui était de 80’000 exemplaires il y a dix ans (dont 20’000 abonnés publics), a fortement baissé pour chuter à 10’000 exemplaires depuis la crise du covid. « Le monde a besoin de langues, pas uniquement d’une seule langue, comme l’arabe ou l’anglais. Il faut beaucoup de fenêtres pour que le soleil irradie nos maisons d’énergies positives et chaleureuses », conclut-il.
Ce reportage a été publié dans l’Echo Magazine