Photos © Isolda Agazzi
Le 15 août, la procession de la Madone de Trapani a eu lieu pour la troisième fois à La Goulette. Reflet d’une nouvelle mondialisation, les Sub-sahariens ont remplacé les pêcheurs siciliens, mais la ferveur populaire, toutes religions confondues, reste intacte. Si l’évènement n’a plus l’ampleur du début du 20ème siècle, dans l’un des rares pays arabes démocratiques il prend un peu plus de place chaque année.
Une foule bigarrée se presse dans l’église de La Goulette, pleine à craquer. Dans l’ancien quartier de la Petite Sicile, une église blanche toute simple a survécu comme par miracle à la destruction des vieilles maisons des pêcheurs siciliens, remplacées par des bâtiments modernes. Jusqu’à l’indépendance, en 1956, toutes les communautés vivaient en harmonie dans cette ville portuaire de la banlieue de Tunis. Ensuite la plupart des étrangers ont quitté le pays, tout comme les juifs tunisiens.
Mais en ce 15 août, fête de l’Assomption, chrétiens et musulmans, Tunisiens, Français, Italiens et beaucoup de Sub-Sahariens attendent plus ou moins en silence le début de la messe. Et surtout la procession de la Madone de Trapani, une statue au voile azur qui trône sous la nef. Bien que la messe en elle-même ait toujours eu lieu, c’est la troisième année que la procession va se déployer à nouveau, alors que de la fin du 19ème siècle à 1964 elle faisait le tour de la ville pour aller jusqu’à la mer. Ensuite elle a été interdite. Aujourd’hui nul ne sait exactement si elle osera s’aventurer hors de l’église, et jusqu’où.
« Cette procession est importante parce qu’elle fait partie de l’ADN de cette ville, nous explique Hatem Bourial, un musulman animateur des rencontres de la bibliothèque du diocèse. A l’époque elle était très attendue par tous les pêcheurs, nombreux ici, Siciliens, mais également musulmans, qui demandaient des grâces à la Madone. Ils s’exclamaient « Evviva la Madonna di Trapani ! » quelle que soit leur confession. C’était un moment de célébration qui coïncidait avec l’Assomption mais qui, avec la procession, permettait à toute la population de La Goulette multiconfessionnelle de participer. Cela nous renseigne sur le vivre ensemble de ce pays jusqu’à une date relativement récente. »
Un évènement qui a tellement marqué les esprits des Tunisiens qu’ils disent encore aujourd’hui qu’après la sortie de la Madone la mer change- en effet, depuis deux ou trois jours le vent s’est levé, la mer est moutonnée de vagues et la chaleur est devenue moins écrasante.
Idée du curé de la paroisse, un missionnaire tchadien
C’est le Père Narcisse Djerambete, un missionnaire lazariste du Tchad et curé de la paroisse, qui a eu l’idée de relancer cette procession. « En Afrique on fait beaucoup de processions comme celle-ci, nous confie-t-il lorsque nous arrivons enfin à l’arracher à ses paroissiens, dans une ambiance survoltée. Dans la communauté il y a beaucoup de Sub-sahariens – étudiants, employés des ambassades et des organisations internationales, migrants. Certains migrants traversent des situations difficiles, parfois ils sont exploités, mais en général s’ils ont des papiers ils trouvent du travail. Certains veulent retourner chez eux, alors je les aide comme je peux. »
A l’église, le silence descend sur l’assemblée et l’archevêque de Tunis, Mgr. Ilario Antoniazzi, fait son entrée, entouré par une dizaine de prêtres. Au premier rang siègent la maire de La Goulette et l’ambassadeur de France. La messe sera très bigarrée, chaleureuse et débordante de vie. Les pêcheurs siciliens ont été remplacés par de jeunes Sub-sahariens qui chantent, esquissent des pas de danse et amènent toutes sortes d’offrandes à l’autel. Les appareils photos crépitent sans cesse et une caméra de télévision immortalise un évènement visiblement très attendu. Lorsque, après deux heures de célébration, la statue de la Madone est portée en procession vers la sortie de l’église, c’est l’apothéose : une foule impressionnante, encore plus nombreuse dehors que dedans, trépigne derrière un modeste cordon de sécurité. La nuit est en train de tomber, l’appel à la prière résonne des minarets voisins, les youyous fusent.
Un jour, une procession dans toute la ville de nouveau?
« Avant c’était plus beau, il y avait plus de monde, ils amenaient la sainte Vierge jusqu’à la mer, la faisaient baigner et les enfants ramassaient de l’argent, se souvient Mounira, une femme en foulard venue assister à l’évènement. Maintenant elle arrive seulement jusqu’ici, mais ce serait bien que ça recommence comme avant. A l’époque nous habitions la Petite Sicile, mais notre maison a été démolie pour construire des bâtiments neufs et on nous a relogés au Kram. C’est dommage, ils auraient dû garder le quartier d’avant, avec ses ruelles, ses magasins et ses fontaines d’eau », soupire-t-elle nostalgique et ses filles acquiescent.
«Ce n’est pas impensable de faire à nouveau une procession dans la ville, nous confie Hatem Bourial. A Djerba il y a bien un pèlerinage juif, la Ghriba, qui prend la forme d’une procession, bien que modeste, et elle n’a jamais été remise en question. Ce serait très intéressant d’instaurer quelque chose de ce type à La Goulette, à la confluence du tourisme religieux et du retour des communautés. En tout cas ce serait un appel d’air extraordinaire et je défends l’idée que pour la Tunisie, c’est un message fort de dire : nous sommes capables d’organiser une procession ! »
Interview de Mgr. Ilario Antoniazzi : « Un pays musulman démocratique peut garantir la liberté de religion »
A la fin de la célébration, étant enfin parvenus à le soustraire à l’enthousiasme débordant de ses nombreux fidèles, nous nous sommes entretenus avec Mgr. Ilario Antoniazzi, archevêque de Tunis depuis 2013, entre un makroudh (biscuit typique tunisien) et un beignet ivoirien.
Quelle est la situation des chrétiens en Tunisie aujourd’hui ?
Ils sont respectés, nous n’avons jamais eu de problèmes. Jamais un chrétien n’a été menacé ou insulté. Moi je vais où je veux, je n’ai jamais eu besoin d’escorte. Mais nous devons faire attention car le Modus Vivendi, signé en 1964 entre le Vatican et l’Etat tunisien, pose des limites. Il interdit par exemple de sortir du périmètre de l’église, d’organiser des processions et de sonner les cloches. Par cet accord, le Vatican a rétrocédé plusieurs églises de l’intérieur du pays où les chrétiens étaient partis, alors que d’autres églises sont restées pour le culte. Les églises rétrocédées ont servi pour des activités culturelles ou d’éducation, comme la basilique Saint Cyprien à Carthage.
Aujourd’hui il y a 30’000 chrétiens en Tunisie et notre diocèse compte dix paroisses.
La situation a-t-elle changé depuis la révolution de janvier 2011?
Avant la porte était fermée à clé, depuis ils ont trouvé la clé. Elle n’est pas grande ouverte non plus, mais nous sommes toujours sollicités. Ils veulent connaître la position de l’Eglise sur la bioéthique, la paix, la violence… Je suis souvent le seul chrétien au milieu d’une multitude de religieux musulmans, mais c’est une expérience magnifique.
La Tunisie est le seul pays musulman qui a inscrit la liberté de conscience dans la constitution et celle-ci est très fiable. Aujourd’hui beaucoup de Tunisiens désirent connaître la religion chrétienne, cela nous porte à un vrai dialogue interreligieux et à une meilleure connaissance réciproque. Au lieu de nous diviser, les différences religieuses sont considérées comme une vraie richesse et une aide mutuelle à mieux vivre notre spiritualité. En vertu dudit principe de liberté de conscience, si un Tunisien se tourne vers le christianisme, il n’est pas accusé d’apostasie par notre société démocratique. Nous attendons les prochaines élections présidentielles et nous avons pleine confiance dans les futurs dirigeants politiques pour continuer à vivre en paix et en sérénité dans ce beau pays.
Comment expliquez-vous le succès de la procession d’aujourd’hui ?
Dimanche passé c’était l’AÏd, la fête musulmane du sacrifice. Les chrétiens de Tunisie participent à cette prière car ils sont enracinés dans ce pays, ils sont partie prenante de ce peuple dans la joie, la souffrance et l’espoir d’un monde meilleur. La Madone de Trapani est devenue le patrimoine religieux et social de la Tunisie, mais surtout de cette ville de La Goulette. La Vierge est la seule qui peut nous unir car on la trouve dans les trois religions monothéistes. Ce soir on a vécu le dialogue interreligieux, on a oublié qu’on est chrétien ou musulman, on était tous frères.
Une version de cet article a d’abord été publiée par l’Echo Magazine