Le chant de la mort

Saman Yasin, un rappeur kurde de 27 ans, a été condamné à mort le 29 octobre, après un procès de onze minutes, pour « hostilité contre Dieu ». La répression qui s’abat sur l’Iran depuis le 16 septembre touche de façon disproportionnée les minorités kurde et baloutche

« Saman Yasin a été condamné à mort parce qu’il est Kurde. Un autre chanteur, Shervin Hajipour, qui chantait en farsi, a été arrêté pendant une semaine et libéré sous caution », nous déclare sans ambages Taimoor Aliassi, directeur de la Kurdistan Human Rights Association – Geneva, une ONG qui fait du plaidoyer auprès de l’ONU, de l’Union européenne (UE) et de la communauté internationale en faveur des minorités et des femmes en Iran, avec un accent particulier sur la lutte contre la peine de mort.

La révolte qui embrase l’Iran depuis le 16 septembre est partie du Kurdistan, après la mort en détention de Jina Mahsa Amini, 22 ans, arrêtée pour avoir mal porté son voile. L’association genevoise estime que les Kurdes et les Baloutches sont les plus touchés par la répression : 448 personnes au moins ont été tuées, dont au moins 125 Kurdes et 130 Baloutches, ce qui en fait plus de la moitié des victimes, alors que les deux communautés ne représentent que 20% des 82 millions d’Iraniens.

Selon l’association, dans certaines provinces du Kurdistan iranien les prisons sont pleines et les gens entassés dans des garages souterrains. Le régime aurait commencé à organiser des procès par groupes de vingt personnes, condamnées pour atteinte à la sécurité nationale. « C’est contraire à toute loi iranienne et au droit international ! » En plus d’internet, l’eau et l’électricité seraient aussi régulièrement coupés au Kurdistan pendant plusieurs jours.

L’aspect religieux n’est sans doute pas étranger à cette situation : Saman Yasin est de confession Yarasan, une des plus anciennes religions du Moyen-Orient, qui compterait trois millions d’adaptes en Iran. « Le Yarasan se rapporte à la croyance zoroastrienne, qui est la religion originelle des Kurdes, continue Taimoor Aliassi. Ceux-ci n’ont jamais adhéré vraiment à la société islamique. En 1979, ils ont rejeté à 85% le régime islamique et monarchique lors d’un referendum organisé par Khomeini, qui a alors lancé une fatwa qualifiant les Kurdes de non musulmans et adopté une politique hostile et sécuritaire à leur encontre. Depuis on se bat pour un régime laïque, qui respecte les droits des femmes et des minorités ».

Ce militant bénévole a-t-il le sentiment que l’activité de son association sert à quelque chose ? « Oui, on arrive à influencer la politique, on pousse l’ONU à faire des déclarations sur la violation des droits des minorités en Iran. Mais je suis fâché contre la Suisse : l’UE a sanctionné des membres des Gardiens de la révolution [11 personnes et 4 organisations] mais Berne ne suit pas, alors qu’elle a repris toutes les sanctions de l’UE contre l’Ukraine. Elle adopte soi-disant une position de neutralité, mais celle-ci est toujours en faveur de l’oppresseur, jamais de l’opprimé. C’est un peu hypocrite. »

Le 24 novembre lors d’une session spéciale sur l’Iran, le Conseil des droits de l’homme de l’ONU a décidé de créer une mission d’enquête internationale indépendante. «C’est historique, elle permettra de collecter des preuves qui pourront être utilisées dans un tribunal international, régional ou national », s’enthousiasme le militant. Même si ladite mission ne pourra pas se rendre sur place ? « Oui, Téhéran n’a jamais autorisé l’accès aux procédures spéciales du Conseil des droits de l’homme, à commencer par le Rapporteur spécial sur l’Iran. Mais la mission pourra utiliser les preuves collectées par d’autres instances et organisations, comme notre ONG par exemple. C’est le début de la fin du régime.»


Une version de cette chronique a été publiée dans l’Echo Magazine


Le 8 décembre, des experts de l’ONU ont condamné l’exécution d’un manifestant et alerté sur le sort des artistes emprisonnés, notamment Saman Yasin

Il faut une nouvelle loi qui lie économie et droits humains

Alors que les violations des droits humains se multiplient, comme le montrent les exemples de la Chine et de la Birmanie, la Suisse ne dispose pas des bases légales lui permettant d’adopter rapidement des mesures économiques ciblées

Les preuves de l’existence de camps d’internement des Ouighours au Xinjiang et du travail forcé qui est pratiqué s’accumulent depuis trois ans. Ne pouvant plus nier l’évidence, les pays occidentaux réagissent : en avril, l’Union européenne (UE) a imposé des sanctions à l’encontre de personnalités chinoises et d’une société d’Etat. La Norvège, qui comme la Suisse est membre de l’Association européenne de libre-échange (AELE), s’est jointe à ces sanctions. La Suisse y réfléchit encore…

Le 12 janvier, allant plus loin, la Grande-Bretagne avait adopté de nouvelles règles interdisant l’importation de produits suspectés d’être issus du travail forcé au Xinjiang. Le Canada l’a suivie le même jour, annonçant des limitations aux importations en provenance du Xinjiang. Dans des chaînes de valeur toujours plus longues, où un produit n’est plus fabriqué de A à Z à un seul endroit, mais résulte de l’assemblage de composants fabriqués aux quatre coins du monde, il est devenu très difficile, pour ne pas dire impossible, de prouver que telle pièce est issue du travail forcé. D’où l’approche adoptée par l’UE, qui consiste à s’en tenir aux soupçons fondés.

Traçabilité sans faille impossible

Les Etats-Unis en font encore plus: avec le «Uyghur Human Rights Policy Act » et le «Uyghur Forced Labour Prevention Act », le Congrès américain a carrément interdit l’importation de produits fabriqués au Xinjiang. Face à l’évidence des violations massives des droits humains, il incombe désormais aux entreprises américaines et aux autres de prouver que les produits importés aux Etats-Unis ne sont pas issus du travail forcé, et pas l’inverse.

La Suisse s’en tient à une approche très conservatrice et fait exactement le contraire: rejetant la motion du Conseiller aux Etats Carlo Sommaruga demandant d’interdire l’importation de marchandises issues du travail forcé au Xinjiang, le Conseil fédéral a évoqué la difficulté de la traçabilité sans faille : « l’administration fédérale ne peut pas vérifier les conditions de production à l’étranger et ne peut donc pas garantir le respect de l’interdiction du travail forcé. Elle ne dispose ni des moyens ni des possibilités pour assurer une traçabilité sans faille de chaque produit importé ainsi que de chacun de ses composants. »

Absence de bases légales invoquée par la Suisse

Les exemples ci-dessus montrent que si on veut, on peut. Or la Suisse ne veut pas. Elle n’a pas la volonté politique d’aligner ses intérêts économiques sur le respect des droits humains, même dans le cas de violations aussi flagrantes que celles dont sont victimes les Ouighours, que de plus en plus de juristes et de parlements dans le monde n’hésitent plus à qualifier de génocide.

La seule action concrète entreprise par le Conseil fédéral est l’organisation de tables-rondes avec les représentants de l’industrie textile et de celle des machines actives au Xinjiang «pour les informer de la situation.” Pour Alliance Sud, Public Eye et la Société pour les peuples menacés − réunies dans la Plateforme Chine lors de la négociation de l’accord de libre-échange, relancée depuis la découverte des camps des Ouighours − ce n’est pas assez. Pour l’ONU non plus. Fin mars, il a écrit à la Suisse et à 12 autres pays pour leur rappeler « l’obligation de s’assurer que les entreprises domiciliées sur son territoire ou sa juridiction respectent les droits humains dans toutes leurs opérations ». Un privilège dont notre pays se serait probablement passé.

La raison avancée par le Secrétariat d’État à l’économie (SECO) pour ne pas en faire plus est l’absence de base légale. Le Conseil fédéral se borne à répéter qu’il attend de ses entreprises qu’elles fassent preuve de diligence raisonnable, mais il se refuse à aller plus loin.

Plus d’action pour la Birmanie

Dans le cas de la Birmanie, où le coup d’Etat perpétré par les militaires le 1er février a déjà fait plus de 800 morts, mais les intérêts économiques sont moindres, cela va un peu mieux. S’alignant sur l’UE et les Etats-Unis, la Suisse a pris des sanctions contre 11 hauts responsables de l’armée et les deux conglomérats qu’elle contrôle : le MEC (Myanmar Economic Corporation), actif surtout dans l’extraction minière, la manufacture et les télécommunications et le MEHL (Myanmar Economic Holdings Limited), actif entre autres dans le secteur bancaire, la construction, l’extraction minière, l’agriculture, le tabac et l’agro-alimentaire.

Face à ces inactions ou actions à géométrie variable, quoi faire ? La Plateforme Chine a mandaté une étude au Prof. Thomas Cottier, spécialiste du droit du commerce international, qui propose que la Suisse se dote d’une nouvelle loi sur l’économie extérieure qui lie économie et droits humains. Actuellement c’est la Loi fédérale sur les mesures économiques extérieures de 1982 qui s’applique, mais elle contient surtout des dispositions procédurales techniques, se limite à la protection de l’économie suisse et ne fournit aucune orientation de fond pour l’élaboration des politiques.

Un cadre qui renvoie aux lois existantes et les complète

« La nouvelle loi sur l’économie extérieure sera un cadre qui renvoie aux lois existantes, qui doivent être adaptées et développées en conséquence. Cela vaut notamment pour la Loi sur les embargos, qui n’autorise aujourd’hui des mesures qu’en cas de décision de l’ONU ou de sanctions prises par les principaux partenaires commerciaux, c’est-à-dire l’UE ou les États-Unis. La Suisse ne dispose pas encore d’une base légale pour des sanctions économiques indépendantes contre les violations des droits humains. La mesure dans laquelle d’autres lois le permettraient devrait être examinée en détail », déclare Thomas Cottier.

Mais quel serait la valeur ajoutée de la nouvelle loi par rapport à celles qui existent déjà? « En Suisse, des bases légales permettent déjà de prendre des mesures répressives en cas de violation des droits humains et d’actes criminels de corruption : il y a par exemple la Loi sur les embargos, la Loi sur le contrôle des biens, la Loi fédérale sur le matériel de guerre, la Loi sur l’entraide pénale internationale, la Loi sur les valeurs patrimoniales d’origine illicite (“Loi sur les avoirs de potentats”) et le code pénal.  Mais l’ensemble du droit de l’économie extérieure devra être inclus dans la nouvelle loi, y compris le droit des douanes et notamment la Loi fédérale sur les préférences tarifaires pour les pays en développement, qui ne comporte actuellement aucune conditionnalité. L’administration devrait faire une analyse pour voir ce qui existe déjà et ce qui manque ou peut être complété. »

Ce pour assurer enfin la cohérence et transparence de la politique économique extérieure de la Suisse et permettre d’apporter des réponses appropriées à des violations des droits humains scandaleuses, quels que soient les intérêts économiques en jeu.


Cet article a été publié dans Global, le magazine d’Alliance Sud

 

 

 

 

 

L’art, arme de révolution massive

Photo © Isolda Agazzi

Dans Patria y vida, des chanteurs cubains demandent la fin de 60 ans de verrouillage et la liberté d’expression. La chanson, devenue virale, fait trembler le régime. Alors que Raul Castro, 89 ans, quitte demain la tête du Parti communiste cubain, elle montre un abîme peut être insurmontable entre les générations

 « L’art est une arme de la révolution » clamait un écriteau aperçu il y a trois ans dans un bar de La Havane, sous quelques bouteilles vides de rhum. C’est le titre d’une exposition qui s’est tenue dans la ville en 1974, dans le cadre de la sixième réunion des ministres de la Culture des pays socialistes, et une devise militante qui a inspiré la politique cubaine depuis la révolution de 1959. Dès le début, le régime castriste a promu la culture et garanti aux artistes un salaire régulier, ce qui a permis l’explosion de la musique, la danse et le cinéma cubain et leur rayonnement dans le monde entier.

Mais voilà que Gente de Zona – un groupe qui mélange savamment reggaeton et salsa cubaine-, après avoir bénéficié de cette politique généreuse et avoir migré à Miami, s’est mis à cracher dans la soupe. Avec d’autres chanteurs et rappeurs cubains installés entre la Floride et l’île caraïbe, ils ont produit Patria y vida, une chanson qui fait le pied de nez à Patria o muerte, le célèbre slogan de la révolution. Après 60 ans de verrouillage, « ne crions plus patrie ou mort, mais patrie et vie », car « mon peuple pleure et j’entends sa voix », « mon peuple demande la vérité, plus de mensonge », « que le sang ne continue pas de couler pour vouloir penser différemment » et « si mon Cuba appartient à tout mon peuple, ton temps est écoulé, le silence est rompu » dit le texte, accompagné d’une musique engageante.

Levée de boucliers chez les dirigeants

Lancé il y a deux mois, le clip approche les cinq millions de vues sur Youtube (il existe aussi une version avec des images beaucoup plus dures), au point de provoquer une levée de boucliers chez les dirigeants. Réunis dans le congrès du Parti communiste cubain, ils devraient acter demain le départ de Raul Castro qui, à l’âge canonique de 89 ans, va céder sa place de premier secrétaire au président de la République, Miguel Diaz- Canel. Une page d’histoire se tourne.

La chanson montre surtout une énorme fracture entre les générations : « entre toi et moi il y a un abîme » et « c’est terminé, vous 59 [1959], moi double deux [2022] » répète le refrain. C’est un fait : ceux qui ont fait la révolution ont aujourd’hui entre 80 et 90 ans (lorsqu’ils sont encore en vie) et si les personnes âgées semblent y croire encore, celles d’âge moyen sont très partagées et pour les jeunes elle ne veut plus rien dire.

A cela s’ajoute la force prodigieuse d’internet, qui a permis la circulation foudroyante de la chanson sur l’île, malgré les tentatives de censure. Et là, c’est un peu l’arrosoir arrosé. Le 19 avril 2018, lorsque Miguel Diaz-Canel a succédé à Raul Castro – à la présidence de la République, cette fois-là – on ne trouvait que quelques bornes wifi très contrôlées dans les rues, où les rares propriétaires d’un smartphone s’agglutinaient pour essayer de capter une mauvaise connexion.

Depuis l’arrivée de l’internet mobile, tout a changé

C’est le nouveau président lui-même, féru de nouvelles technologies et très actif sur Twitter, qui a encouragé l’introduction de l’internet mobile. Le Mouvement San Isidro, un collectif d’artistes et d’universitaires qui réclame la liberté d’expression et qui était jusque-là inconnu du grand public, en a profité tout de suite pour élargir son audience. Des chanteurs de Patria y vida en font partie.

Ces trois dernières années, la situation économique, déjà tendue, est devenue intenable : l’embargo américain, quelque peu assoupli sous Barak Obama, a été fortement durci par Donald Trump, qui a interdit aux bateaux de croisière d’accoster et à Western Union d’effectuer les transferts de fonds des migrants. La réunification des deux monnaies – le peso pour les locaux et le CUC pour les étrangers – a précipité la crise économique. Bien que le pays s’en sorte très bien au niveau de la gestion de la pandémie – 476 décès covid officiels sur 11 millions d’habitants – et qu’il s’apprête à mettre sur le marché le premier vaccin entièrement conçu et produit en Amérique latine (appelé fièrement Soberania), l’arrêt du tourisme, principale source de devises, a mis l’économie à genoux. Aujourd’hui les gens ont faim.

Patria y vida ne dit rien d’autre : « publicité pour un paradis à Varadero », « alors qu’à la maison les casseroles n’ont plus de repas », « les gens changent Che Guevara et Marti pour des devises ». La révolution d’internet est en marche et elle ne semble pas pouvoir arrêter la liberté d’expression. L’art est une arme de la révolution…. mais laquelle ?


Voir Cuba à la croisée des chemins, avril 2018

 

Mercosur : des études d’impact fragmentées et partielles

Photos © Isolda Agazzi

Après la conclusion des négociations de l’accord de libre-échange, le Seco (Secrétariat d’Etat à l’économie) a fait réaliser une étude d’impact sur quelques questions environnementales choisies, omettant les questions sociales et de droits humains. Une commission parlementaire lui avait pourtant demandé d’élaborer une méthodologie inclusive

Les négociations de l’accord de libre-échange entre l’Association européenne de libre-échange (AELE), dont la Suisse est membre, et le Mercosur (Argentine, Brésil, Paraguay, Uruguay) ont été conclues le 23 août 2019. Plus d’un an plus tard, l’accord n’a toujours pas été signé, ni publié, l’AELE se contentant de divulguer un résumé de 7 pages.

Lors du lancement des négociations, Alliance Sud avait demandé au Conseil fédéral d’effectuer une étude d’impact ex ante sur les droits humains – ce qu’il n’a pas fait, prétextant que les données manquent. Ce alors même qu’il avait accepté un postulat de la Commission de gestion du Conseil national lui demandant d’élaborer une méthodologie.

De son côté, le Seco (Secrétariat d’Etat à l’économie) a mandaté une études d’impact qui a été publiée le 30 juin 2020, c’est-à-dire bien après la conclusion des négociations. Réalisée par le World Trade Institute, elle arrive à la conclusion que l’accord serait nettement favorable à la Suisse : elle augmenterait ses exportations de 55% vers les pays du Mercosur, alors que les exportations de ces derniers vers notre pays ne croîtraient que de 5%. Sur le plan environnemental, l’augmentation des émissions de gaz à effet de serre due à l’accord serait de 0,1 % en Suisse et de 0,02 % dans les pays du Mercosur. L’augmentation de la déforestation dans les pays du Mercosur pourrait aller, quant à elle, de 0,02 % à 0,1 %.

Elisabeth Bürgi

Questions sociales et foncières éludées

Pour Elisabeth Bürgi, conseillère scientifique au Centre pour le développement et l’environnement de l’Université de Berne, cette étude est partielle : « Elle examine trois questions environnementales : les émissions de gaz à effet de serre, la perte de la biodiversité en relation avec la déforestation et l’eutrophisation. La conclusion est que l’impact sur la déforestation serait minime car l’exportation d’or, de soja et de bœuf ne changerait presque pas par rapport au statu quo. Dans ce domaine, seules les concessions déjà accordées aux pays du Mercosur dans le cadre du Système généralisé de préférences seraient consolidées. Ce qui augmenterait, c’est l’exportation de blé, maïs, vin et volaille, entre autres. Mais l’étude n’examine pas des domaines importants : elle ne traite pas des pesticides, de la gestion des sols, des questions sociales – telles que les droits fonciers – et des droits humains. Elle n’examine pas non plus comment améliorer le statu quo du point de vue environnemental (soja, or, viande) ».

La deuxième étude, confiée par le l’Office fédéral de l’agriculture  à Agroscope, arrive aussi à la conclusion que l’importation de viande bovine n’augmenterait pas, mais celle de blé, maïs, huile de soja, porc, vin et poulet, si.

Dès lors, la question est de savoir s’il faut conserver le statu quo ou l’améliorer. Le Seco affirme que la Suisse n’importe du Brésil que du soja garanti sans OGM et qui ne contribue pas à la déforestation – ce qui est confirmé par une étude mandatée par l’Office fédéral de l’environnement.

Soja sans OGM et déforestation pas rentable

“Effectivement il existe une région au Brésil d’où le soja est exporté vers la Suisse, qui est garantie sans OGM et n’encourage pas la déforestation”, confirme Elisabeth Bürgi. “Cependant, l’étude de l’OFEV montre également que tous les problèmes environnementaux n’ont pas été résolus – que, par exemple, l’utilisation de pesticides est élevée – mais qu’une production de soja plus durable n’est pas rentable car les différences de prix par rapport au soja conventionnel sont trop faibles. Pour garantir la différence de prix nécessaire, le soja réellement durable pourrait par exemple être importé à de meilleures conditions, mais ce serait difficile, puisque le soja est déjà importé en franchise de droits. Toutefois, comme l’a montré l’accord de libre-échange récemment négocié avec l’Indonésie, qui lie les réductions tarifaires pour l’huile de palme au respect de critères sociaux et écologiques, de telles possibilités existeraient, pour lesquelles l’OMC laisse également une certaine marge de manœuvre. Toutefois, cette approche n’a pas été adoptée pour l’accord avec le Mercosur – ni pour le soja ni pour aucun autre produit”.

“L’accord ne devrait pas seulement consolider le statu quo, mais l’améliorer”

Le postulat de la Commission de gestion du Conseil national exige que le Conseil fédéral élabore une méthodologie pour l’élaboration des études de durabilité. Cependant, l’objectif n’a pas encore été atteint, déclare la scientifique : “Le processus est hésitant. Plusieurs études de différents mandataires sont actuellement sur la table, qui révèlent différentes perspectives et appliquent différentes méthodes et qui soit légitiment l’accord, soit le remettent en question. Bien que ces études aident à mieux comprendre le contenu de l’accord et ses conséquences possibles, elles arrivent trop tard, car le dossier est déjà clos. L’objectif des analyses d’impact serait plutôt de générer des informations en temps utile et de permettre ainsi aux acteurs concernés de s’impliquer dans le processus. Les analyses devraient permettre de répondre à des questions telles que les suivantes : Quel est le processus lancé par l’accord? Comment l’accord pourrait-il être formulé de manière à prendre en compte non seulement les intérêts économiques, mais aussi les objectifs environnementaux et sociaux ? L’objectif devrait être un accord qui ne se contente pas de consolider le statu quo, mais l’améliore – par exemple en accordant des préférences tarifaires aux produits qui répondent à certaines normes ou aux produits transformés – couplé à un soutien financier pour renforcer le processus de transformation dans le pays partenaire”.

Proto-étude d’impact sur les droits humains d’Alliance Sud

En clair : un tel accord renforcerait encore davantage la situation existante, qui voit les pays du Mercosur exporter des matières premières à faible valeur ajoutée – avec un impact plus ou moins important sur la déforestation – et importer des produits industriels et des services. Sans compter le renforcement des droits de propriété intellectuelle habituellement prévu par ce genre d’accords, qui rendrait plus difficile l’accès aux semences et aux médicaments, et d’autres problèmes relatifs aux droits humains, comme l’a montré la proto-étude d’impact [1]mandatée par Alliance Sud.

Avec cette étude, Alliance Sud a voulu montrer qu’il existe à la fois une méthodologie et les données nécessaires à une analyse des droits humains. Il appartient maintenant au SECO d’en développer une lui-même ou d’utiliser notre étude. Et d’inclure la question des droits humains et du développement social ainsi que les questions environnementales – parce que c’est cela le développement durable. Avant que le débat ne commence au Parlement et en public, l’impact de cet accord sur les populations des pays du Mercosur doit être connu. Après tout, l’Argentine et le Brésil sont parmi les pays les plus touchés par la pandémie de coronavirus et un accord ne devrait pas aggraver une crise économique et sociale déjà dramatique. Ce serait l’occasion de compléter et d’améliorer l’accord par des dispositions innovantes. Ou de le rejeter.

[1] Caroline Dommen: Blueprint for a Human Rights Impact Assessment of the Planned Comprehensive Free Trade Agreement Between EFTA and Mercosur; A Study commissioned by Alliance Sud, January 2020.


Cet article a été publié par Global, le magazine d’Alliance Sud

Mafalda à la rescousse

L’héroïne de bande dessinée aurait beaucoup à dire sur les absurdités du monde d’aujourd’hui. Pourtant, en cherchant bien, quelques perles d’espoir viennent illuminer la morosité ambiante : de la Thaïlande au Chili, en passant par la Libye et le Soudan, des peuples se soulèvent, des accords de paix sont signés et les droits humains avancent. En Suisse aussi, peut-être…

Je me sens très Mafalda ces jours. A l’instar de l’adorable petite fille créée par Quino pour parler de la guerre, la démocratie et autres sujets censurés dans l’Argentine des années 1970, j’ai envie de crier contre les injustices et ce satané virus qui nous pourrit la vie, quand il ne nous l’enlève pas. Un personnage de bande dessinée mythique, créé par un dessinateur génial décédé le 30 septembre en pleine pandémie, justement.

Alors quand je vois qu’en Thaïlande des jeunes manifestent pour la démocratie, osant même s’attaquer à la figure « sacrée » du roi Rama X, j’en reste bouche bée. Comme Mafalda. Car c’est un tournant historique. En mai 1992 je me trouvais par hasard à Bangkok, où 200’000 personnes étaient descendues dans la rue pour réclamer la démission du premier ministre, le général Suchinda Kraprayoon. Faisant fi des ambassades, qui conseillaient aux farang (étrangers) de quitter le pays, je rejoignais les manifestants autour de Democracy Monument et, fascinée par cette explosion d’énergie et de solidarité, les aidais à distribuer les bouteilles d’eau indispensables à la survie d’un soulèvement populaire sous le soleil des tropiques. Après quatre jours, l’armée a lancé une répression sanglante qui a fait officiellement 52 morts, des milliers de prisonniers et des centaines de disparus.

Le 20 mai, le roi Bhumibol, sortant enfin de sa réserve, est apparu à la télévision pour demander la paix. Comme par enchantement, les manifestations se sont arrêtées et Suchinda a démissionné. J’ai été scotchée par le respect, pour ne pas dire la vénération quasi religieuse, que les Thaïs vouaient à leur roi.

La Milk Tea Alliance fédère les mouvements prodémocratie d’Asie

Certes, aujourd’hui le titulaire du trône n’est plus le même et l’actuel, qui passe plus de temps en Bavière avec ses maîtresses qu’au pays, a perdu toute légitimité. Mais quand même, comment un tel tabou a-t-il pu sauter? Internet n’y est probablement pas étranger. Les militants se mobilisent via les réseaux sociaux, à l’instar de la Milk Tea Alliance, une alliance virtuelle de partisans prodémocratie issus de pays d’Asie où le thé se boit rigoureusement au lait – thaïlandais, hongkongais, ouighours, taiwanais. Et qui s’opposent plus ou moins directement au seul pays de la région où il se boit sans lait (et plutôt au jasmin).

Ce qui n’est pas une mince affaire puisque la Chine vient de signer avec les pays d’Asie du Sud-Est, la Corée du Sud, le Japon, l’Australie et la Nouvelle Zélande le plus vaste accord de libre-échange au monde, le RCEP, dont les implications iront sans doute au-delà des questions commerciales. La grande absente est l’Inde, éternelle rivale de la Chine, grande buveuse de masala chaï (thé au lait aux épices) et dont les membres de la Milk Tea Alliance essaient de rallier les partisans prodémocratie.

El pueblo unido jamas sera vencido

Autre continent, même combat. Le 25 octobre les Chiliens ont approuvé à une écrasante majorité le referendum sur une nouvelle constitution. Cette victoire du oui représente l’apothéose des manifestations contre la crise sociale, entamées un an plus tôt au son de El pueblo unido jamas sera vencido, une chanson chilienne de 1970 devenue au fil du temps le slogan de ralliement des citoyens opprimés du monde entier. Le processus démocratique ainsi lancé devrait permettre à l’un des pays les plus inégalitaires d’Amérique latine de tourner définitivement la page de la constitution, et donc du modèle de société, héritée de la dictature d’Augusto Pinochet.

Une autre avancée majeure a eu lieu sur le continent africain. Le 3 octobre les autorités soudanaise – un pouvoir hybride civil et militaire, mis en place après la révolte populaire qui avait mis fin à 30 ans de dictature de Omar El Bashir – ont fait la paix avec les principaux groupes rebelles issus des minorités ethniques. Cet accord, qualifié d’historique, doit mettre fin à 17 ans de guerre civile, notamment au Darfour où elle a fait 300’000 morts.

Il ne faut pas être naïf : sa mise en œuvre sera sans doute une perpétuelle négociation et il y aura des moments difficiles, mais les experts le considèrent assez solide et réaliste pour tenir sur le long terme.

Elections prévues en Libye le 24 décembre 2021

Il suffit de passer la frontière pour voir briller une autre lueur d’espoir. Le 23 octobre, l’ONU a annoncé la conclusion d’un accord de cessez-le-feu permanent en Libye, après cinq jours de négociations à Genève. Le pays nord-africain était plongé dans la guerre civile depuis la chute de Kadhafi en 2011. « Cet accord est un développement tardif mais néanmoins bienvenu, qui pourrait constituer un tremplin vers des discussions politiques plus larges et une issue au conflit armé, a déclaré Claudia Gazzini, de l’International Crisis Group. Le texte de l’accord est vague sur les termes exacts des actions de suivi et laisse la place à des interprétations divergentes, des malentendus et/ou une refonte intentionnelle pour servir les intérêts de l’une ou l’autre des parties ou de leurs patrons étrangers. » En clair, sa grande lacune est qu’il ne couvre pas les forces étrangères à l’œuvre dans le pays (Turquie, Emirats Arabes Unis, Russie, Egypte) et il y a une forte probabilité qu’elles trouveront une raison quelconque pour ne pas respecter le cessez-le-feu.

« Afin d’éviter son effritement, l’ONU doit aider les signataires à transformer les principes généraux de l’accord en actions spécifiques que les deux parties devraient mettre en œuvre», continue l’experte. Un premier pas a été fait la semaine passée à Tunis, où un dialogue politique a eu lieu sous l’égide de l’ONU. Les délégués ont décidé la tenue d’élections législatives et présidentielles le 24 décembre 2021 au plus tard et elles ont demandé la mise en place d’une nouvelle constitution avant les élections. Auparavant, il faudra que tous les mercenaires et les combattants étrangers quittent le sol libyen, ce qui est une autre affaire.

Bien que dans la paisible Suisse nous soyons loin de ces turbulences, si l’Initiative  multinationales responsables est acceptée le 29 novembre, ce sera la confirmation que si le peuple veut, il peut exiger le respect des droits humains. Cela montrerait à Mafalda que le monde d’aujourd’hui va peut-être un peu mieux que celui contre lequel elle s’insurgeait.

Bras de fer autour de la remunicipalisation de l’eau au Chili

Le glacier Grey, dans le sud du Chili, est en régression © Isolda Agazzi

En juin, le groupe Suez a menacé de porter plainte contre le Chili s’il remunicipalise la gestion de l’eau dans la ville d’Osorno.  Un mois plus tard, quatre ONG lui ont demandé de modifier son plan de vigilance, sur la base de la loi adoptée en France en 2017. Celle-ci oblige les multinationales françaises à respecter les droits humains et l’environnement partout dans le monde.

Après un an de contestation sociale parfois violente, arrêtée temporairement par la crise du coronavirus, le Chili devrait voter le 25 octobre sur le lancement d’un processus en vue de rédiger une nouvelle constitution. C’est dans le cadre de ces consultations citoyennes que les habitants de Osorno, une ville de 150’000 habitants dans le sud du pays, se sont exprimés à 90% en faveur de la remunicipalisation de l’eau, dont la gestion est actuellement confiée à ESSAL, une filiale de  la multinationale française Suez – qui détient plus de 43% du marché de la distribution de l’eau dans le pays.

En cause : une coupure d’eau de plus de dix jours advenue en juillet de l’année passée, après que 2’000 litres de pétrole avaient été déversés dans l’usine d’eau potable gérée par ESSAL, suite à une série de négligences dans l’entretien et le contrôle. Le manque d’eau a affecté les ménages, les hôpitaux et les maisons de retraite, menaçant le droit à l’eau et à la santé des habitants, selon la FIDH, la Red Ambiental Ciudadana de Osorno, l’Observatorio ciudadano et la Ligue française des droits de l’homme. Le 9 juillet 2020, ces quatre ONG ont écrit à Bertrand Camuz, directeur général de Suez, pour lui demander de détailler son plan de vigilance pour ses activités au Chili.

Cinq mises en demeure et deux assignations devant les tribunaux français

Sans réponse satisfaisante dans les trois mois, elles vont assigner la multinationale en justice devant les tribunaux français, demandant qu’il lui soit enjoint, le cas échéant sous astreinte, de mettre en place des mesures pour éviter que de tels incidents se reproduisent. Elles peuvent faire cela en vertu de la loi sur le devoir de vigilance du 27 mars 2017, qui oblige les entreprises françaises d’une certaine taille, leurs filiales et sous-traitants, à prévenir les risques d’atteinte aux droits humains et à l’environnement par la mise en œuvre effective du devoir de vigilance. Concrètement, elles doivent montrer qu’elles ont pris toutes les mesures nécessaires pour prévenir les atteintes aux droits humains et à l’environnement le long de leur chaîne de production, partout dans le monde.

Sur la base de cette loi, on dénombre actuellement en France cinq mises en demeure et deux assignations devant les tribunaux.

Menace de plainte devant les tribunaux arbitraux

Cette action intervient alors qu’un mois plus tôt, le 16 juin, Suez a menacé de porter plainte contre le Chili en raison de la volonté de la ville de Osorno de mettre fin à son contrat avec ESSAL, sur la base du traité de protection des investissements entre le Chili et l’Espagne.

Suez est largement familière de ces procédures devant les tribunaux privés, ayant porté plusieurs plaintes contre l’Argentine suite à la vague de remunicipalisation de l’eau du début des années 2000. Un tribunal arbitral avait condamné l’Argentine à verser 400 millions d’euros de compensation à Suez pour la renationalisation de la fourniture de l’eau à Buenos Aires en 2006. Suez avait aussi menacé de porter plainte contre l’Indonésie pour la même raison.

Test majeur de la primauté des droits humains sur le profit – ou l’inverse

La remunicipalisation de l’eau à Osorno ouvrirait une brèche dans la renationalisation des services publics au Chili, largement privatisés pendant la dictature d’Augusto Pinochet et, sous la pression du FMI et de la Banque mondiale, depuis le début des années 1990. Les quatre ONG détaillent que pour les clients d’Osorno, les tarifs de l’eau ont augmenté de 343% en 20 ans, alors que Suez a tiré largement profit des 159 millions d’euros du résultat opérationnel de sa filiale Aguas Andinas, par laquelle elle contrôle ESSAL et d’autres filiales dans le pays.

La privatisation des services publics est remise en question par les manifestants chilien qui réclament davantage de justice sociale, non seulement à cause de la hausse des prix, mais aussi de la fréquence des incidents et des graves coupures d’eau. Le Chili est particulièrement à risque de manquer d’eau en raison du changement climatique, de la fonte des glaciers et de la baisse des précipitations.

Les batailles judiciaires qui s’annoncent, devant les tribunaux français et/ou devant un tribunal arbitral, vont être un test majeur de la primauté des droits humains sur le profit – ou l’inverse – dans le respect de la volonté populaire et de la souveraineté des Etats.

 

Corée du Nord : le racket pour financer le nucléaire et l’économie

En obligeant les quelques 150’000 travailleurs nord-coréens de l’étranger à verser leur salaire à un fonds secret – qui possède aussi des banques, des hôtels et des restaurants partout dans le monde – Kim Jong Un arrive à contourner les sanctions internationales et à collecter un demi à un milliard USD par an

On a beaucoup parlé de Corée du Nord en Suisse ces derniers jours, suite au voyage d’un parlementaire qui en louait les exploits économiques, à mille lieues de l’image morose qu’on se fait généralement du « Royaume ermite ». C’est pourtant le même sentiment que l’on éprouve à la vue de Corée du Nord, les hommes des Kim, projeté au Festival du Film sur les droits humains (FIFDH) de Genève en mars dernier, qui explique cependant les sombres coulisses de cette réussite. Après des années d’enquête, la journaliste Marjolaine Grappe, qui s’est vu décerner le Prix Albert Londres 2018, montre d’où vient la manne financière qui a permis à la famille Kim de financer le très coûteux programme nucléaire et développer le pays, à commencer par Pyongyang, malgré les sanctions internationales : d’un vaste système de racket international reposant sur le travail forcé.

Quelques anciens employés ou cadres du Bureau 39 – qui ont déserté et se sont réfugiés pour la plupart à Seoul – affirment que cet organe ultrasecret du Service de protection et sûreté de l’Etat assure la gestion de toutes les activités économiques de plusieurs milliers de sociétés, usines et montages financiers clandestins à l’étranger. Personne ne connaît le montant du fonds secret de la famille au pouvoir, mais les estimations oscillent entre 500 millions et 1 milliard d’USD par an. Ce qui est sûr, c’est que la taille de ce fonds a augmenté de façon spectaculaire ces 20 dernières années et qu’en ce moment il sert surtout à financer le programme nucléaire et balistique.

L’idée d’envoyer des travailleurs à l’étranger remonte à 1974. Aujourd’hui il y en aurait 150’000, surtout en Russie, en Chine, mais aussi dans les anciens pays de l’Est, en Asie du Sud-est et en Afrique. Les anciens forçats affirment que 70% – 80% de leur salaire était confisqué et versé directement à la famille des Kim, en liquide. « Il y a deux économies : celle des Kim et celle de l’économie nationale, dirigée par le gouvernement central. Les Kim possèdent toutes les meilleures entreprises, hôtels, magasins et restaurants qui génèrent des devises étrangères », affirme un ancien cadre d’une banque nord-coréenne à Singapour.

Biens immobiliers en France et en Allemagne, racket informatique aux Etats-Unis

Il y a le cas de cet ancien ouvrier parti construire des immeubles dans le désert koweïtien pour échapper à la famine des années 1990. Censé gagner 120 USD par mois, il n’en a pas vu la couleur pendant cinq mois car son salaire était versé directement au parti. Ou celui des ouvriers du bâtiment en Mongolie – il y en aurait 1’200, en toute légalité, ce qui pose la question de la complicité de l’Etat hôte, qui n’a pas voulu répondre aux questions des journalistes. Les travailleurs affirment être obligés de rester trois ans dans le pays sans pouvoir rentrer, surveillés 24 heures sur 24, et ne toucher que quelques dollars par mois, leur salaire étant versé directement à l’ambassade nord – coréenne. Il y a aussi des chiropraticiens et acupuncteurs qui ouvrent des cliniques très lucratives, ou des restaurants nord – coréens (130 dans le monde, 3 à Oulan-Bator, où les serveuses vivent et dorment sur place avec interdiction de sortir).

Les pays occidentaux ne sont pas en reste. L’une des personnes interviewées affirme que le Bureau 39 gagne aussi de l’argent en France et en Allemagne. Pas en y envoyant de la main d’œuvre – les lois y sont trop strictes -, mais en achetant et vendant des biens immobiliers pour les louer et faire de la spéculation. Le cas le plus connu est celui du City Hostel Berlin, situé dans la partie orientale de la capitale allemande. Depuis 2016, les autorités allemandes essayent de faire fermer cette auberge de jeunesse située sur le terrain de l’ambassade de Corée du Nord. Depuis 2008 le loyer, 38’000 euros par mois, est versé directement dans la caisse des Kim. L’Allemagne a fait annuler le bail, mais les propriétaires refusent de quitter les lieux. Quant aux Etats-Unis, toujours selon le même témoin, le Bureau 39 y ferait du piratage informatique avec des logiciels de rançon et demanderait de l’argent, en échange de la promesse de ne pas utiliser les données volées.

Les scientifiques, nouveaux héros de la nation

Lorsque l’équipe des journalistes est enfin autorisée à entrer en Corée du Nord en train, depuis la Chine, elle constate que tout l’espace est utilisé pour nourrir la nation, même si l’agriculture est peu ou pas mécanisée. Le sous-sol regorge de matières premières. Arrivée à Pyongyang, elle se demande si le pays est hermétique aux sanctions… Ces trois dernières années, l’ambiance y est devenue presque décontractée, il y a peu de voitures, mais la ville a pris des couleurs. « Le régime tient la population d’une main de fer, la moindre critique peut vous amener dans un camp pour prisonniers politiques. Mais Kim Jong Un a donné l’ordre de développer l’économie à la même vitesse que le nucléaire. »

Les images montrent une ville moderne, où les bâtiments flambants neufs poussent comme des champignons. La capitale de la Corée du Nord abrite trois millions d’habitants, 10% de la population choisie parmi les plus fidèles du régime. Elle voue un véritable culte aux nouveaux héros de la nation : les scientifiques et techniciens. Un architecte tout juste rentré de France pointe fièrement un gratte-ciel sorti de terre en huit mois. « Nous voulons montrer que nous pouvons tout faire nous-mêmes, affirme-t-il, et pour cela la science est le domaine le plus important. » En chantant les louanges du dictateur, une femme dont le mari enseigne la mécanique des fluides à l’Ecole polytechnique de Corée du Nord, fait visiter son spacieux appartement, mis à disposition gratuitement par le régime. « Cette famille est privilégie, mais ce n’est pas une exception », nous explique-t-on : les immeubles neufs sont offerts aux scientifiques et aux familles méritantes du régime.

La production locale ne semble pas affectée par les sanctions

Visiblement, les sanctions n’ont pas affecté les chantiers, ni les usines, dont on se demande comment elles se procurent les intrants. Les responsables d’une usine de chaussures affirment avoir créé eux-mêmes les matériaux et construit les équipements pour réduire la consommation d’électricité et doubler la production. La clé de l’embellie économique semble tenir dans l’adaptation, pour montrer au monde que le pays n’a besoin de personne. « On n’a peur de rien, on avance quand même » entend-on.

Dans chaque secteur de l’industrie, Kim Jong Un a fait construire une usine modèle qui devrait être répliquée dans le reste du pays. Pour assurer la relève, l’Etat choisit le métier des citoyens dès leur plus jeune âge. Beaucoup se retrouvent à l’armée, qui compte un million d’hommes et où le service militaire obligatoire dure sept ans. Mais ceux qui peuvent aller à université Kim Jong Un, la plus réputée du pays, en sont dispensés. Ici sont  formés les ingénieurs, les économistes, les banquiers et les hommes d’affaire – la relève du Bureau 39

Piscines et parcs d’attraction au lieu des statues à la gloire du dictateur

Un haut cadre de l’Académie des sciences sociales de Pyongyang détaille la propagande officielle: « Les Etats-Unis nous ont déclaré la guerre le 28 juin 1950. Trois jours après ils ont passé une loi pour interdire les exportations de Corée du Nord. Ils nous ont désignés comme ennemis. Maintenant que nous avons l’arme nucléaire ils ne peuvent plus nous menacer, même avec leurs armes, donc nous pouvons nous consacrer au développement économique sans inquiétudes. » Un armement qui va bien au-delà de l’arme nucléaire et est même exporté, puisque un expert de l’ONU affirme que les armes nord-coréennes sont présentes dans une douzaine de pays d’Afrique et du Moyen-Orient et que l’installation nucléaire en Syrie a été mise sur pied avec l’aide des Nord-Coréens – qui possèdent aussi  beaucoup d’armes chimiques.

« Dans les campagnes, la famine des années 1990 semble avoir laissé la place à des lendemains meilleurs, commente le film. De son enfance passée en Suisse, Kim Jong Un a-t-il ramené des rêves de modernisation et d’ouverture ? Fort de son arme nucléaire qui le protège vers l’extérieur, là où ses ancêtres construisaient des statues, lui il construit des patinoires, des piscines, des bowlings et des parcs d’attraction, plus seulement pour les élites ».

Malgré les sanctions internationales, certes, mais au prix d’un système de racket institutionnalisé qui repose sur le travail forcé et la violation des droits humains, comme montré par cet excellent reportage.

L’intelligence artificielle au service des droits humains

HURIDOCS, une ONG genevoise active dans l’information et la documentation des droits humains, vient de recevoir 1 millions USD de Google pour améliorer son programme d’intelligence artificielle. Car si les informations existent, elles sont difficiles à trouver de façon ciblée. Or les comparer et partager peut aider à faire appliquer les droits. La collaboration avec Google va se limiter aux informations publiques pour éviter tout risque de violation de la sphère privée.

« Nous avons commencé à utiliser l’intelligence artificielle il y a deux ans, avec une stagiaire. Nous voulions rechercher les sentences qui concernent les abus sexuels sur mineurs dans les îles du Pacifique. Nous avions accès à toutes les décisions de justice, mais la question que nous nous sommes posé était de savoir si la sentence était différente selon les valeurs traditionnelles des membres de la famille Autrement dit : si c’est l’oncle qui a commis l’abus sexuel sur le mineur, le jugement est-il plus léger ? Et nous avons découvert que oui. Nous avons trouvé la réponse en quelques mois, alors que sans les outils d’intelligence artificielle cela nous aurait pris des années ! » S’exclame Friedhelm Weinberg, directeur exécutif d’HURIDOCS – Human Rights Information and Documentation Systems-, une ONG basée à Genève, où elle emploie cinq personnes et au total seize dans le monde.

Depuis lors la stagiaire, Natalie Widmann, a été engagée et actuellement elle se trouve avec deux collègues en Californie, où ils suivent une spécialisation en intelligence artificielle chez Google. Car HURIDOCS vient de recevoir 1 million USD du géant d’internet pour améliorer ses compétences en intelligence artificielle, sélectionnée parmi 2’600 organisations du monde entier. Une satisfaction énorme pour cette petite ONG, créée en  1982 dans le but de faciliter la gestion de l’information par des organismes de défense des droits humains – pour la plupart des ONG, mais aussi l’ONU et des institutions régionales et nationales. Preuves, textes juridiques, témoignages, jurisprudence, décisions, rapports… tout peut être utile aux avocats et militants qui, aux quatre coins de la planète et dans des conditions parfois extrêmes, militent pour la justice.

Avec le soutien de Google, HURIDOCS veut développer des outils qui permettent à ses partenaires d’utiliser l’intelligence artificielle eux-mêmes, après avoir été formés certes, mais sans besoin d’être des experts.

Des fiches en papier, aux logiciels open source, à l’intelligence artificielle

« En 35 ans, les instruments pour gérer l’information et créer des bases de données avec nos partenaires ont énormément changé, se souvient Bert Verstappen, qui travaille pour l’organisation depuis 1987 (HURIDOCS est basé à Genève dès 1993). Au début il y avait les centres de documentation et les catalogues des bibliothèques, surtout en Europe de l’Ouest et en Amérique du Nord. On faisait des fiches en papier, à la main ou à la machine à écrire.

Ensuite on a impliqué les ONG nationales, comme à la fin des années 1980 au Chili et en Argentine, qui ont documenté les violations des droits humains sous les dictatures. Avec elles, nous avons mis sur pied un groupe de travail pour comparer et partager les expériences concernant la documentation des violations. Ensuite nous avons établi les premiers logiciels, toujours avec nos partenaires, que nous avons mis en ligne. Aujourd’hui nous en sommes à la quatrième génération de logiciels, dont le code source est disponible sur https://github.com/huridocs . Tout le monde peut l’utiliser, il est gratuit. L’intelligence artificielle, c’est la nouvelle étape.»

Car comment être sûr de ne pas se tromper parmi la pléthore d’informations qui circulent ? Comment trouver la bonne ? « S’il y a des milliers de photos et qu’il nous en faut une, comment faire ? Pareil pour les cas juridiques, les décisions des tribunaux : comment trouver le bon et le connecter avec un autre qui utilise la même argumentation ? L’intelligence artificielle peut nous donner un précieux coup de main », précise Friedhelm Weinberg.

Comparer les cas semblables en Afrique et en Asie

Un autre exemple est la base de données des décisions juridiques prises par les  mécanismes régionaux en Afrique : la Commission et la Cour africaine des droits de l’homme et des peuples. « C’est très important pour le continent, souligne Bert Verstappen. Il y a dix ans, les décisions étaient très difficiles d’accès. … Avec notre partenaire, l’Institut des droits humains et du développement en Afrique (IHRDA), basé à Banjul, on les a tout d’abord publiées comme livre. Ensuite, IHRDA et HURIDOCS ont établi une base de données en ligne. Au début les décisions étaient de deux pages, mais aujourd’hui elles en font trente ou quarante, il faut une journée pour ajouter une décision à la base de données, on est toujours en retard ! De plus, souvent elles sont seulement en anglais, pas en français, portugais et arabe, les autres langues officielles. Avec l’intelligence artificielle on va pouvoir ajouter des documents presque automatiquement. Si cela marche bien on pourra réduire l’activité humaine à moins de 10%. »

« On le fera aussi pour la Cour et la Commission interaméricaine des droits de l’homme, précise Friedhelm Weinberg. Le problème est pareil, mais les décisions sont nettement plus longues, elles font 200 pages et il y en a beaucoup plus. Avec l’intelligence artificielle on va pouvoir faire les liens entre les cas, mais aussi entre le système américain et africain. On va pouvoir chercher des connexions dans le monde entier. Par exemple, si je suis un défenseur des peuples autochtones au Mexique, je m’intéresse aux sentences de la Cour interaméricaine des droits de l’homme. Mais si le système me disait qu’en Afrique il y a eu un cas pareil, qu’il y a une jurisprudence plus avancée qu’en Amérique, cela me serait très utile. L’intelligence artificielle permet de faire avancer des droits qui existent déjà, de les comparer aux autres continents, aux autres mécanismes. »

Mais n’y a-t-il pas un problème de protection des données ? Google n’a-t-il pas livré le nom d’opposants en Chine? « Avec Google nous travaillons seulement sur les informations publiques, donc la protection de la sphère privée n’est pas une question sensible. On ne partagerait pas avec eux des informations privées, des documents confidentiels. Peut-être qu’un jour on appliquera aussi l’intelligence artificielle aux informations confidentielles, mais ce sera sans Google car elles appartiennent à nos partenaires» répondent à l’unisson les deux activistes.


Cet article a été publié aussi dans Bon pour la Tête, dans le cadre d’un dossier sur l’intelligence artificielle

Soixante ans au Tibet

Photo: Sweet Requiem © Pablo Bartholomew

Sweet Requiem, qui était en compétition au FIFDH de Genève, montre la fuite du Tibet d’une petite fille, qui finira par rejoindre l’Inde. Alors que le 10 mars a marqué les 60 ans du soulèvement contre l’occupation chinoise, le cinéaste et la co-productrice du film nous parlent de l’évolution de la situation sur place et au sein de la diaspora.  

Une tempête puissante balaye les contreforts de l’Himalaya. Dolkar, une fillette de huit ans, s’enfonce péniblement dans la neige, en compagnie de son père et d’un groupe de Tibétains qui essaient de gagner la frontière népalaise – d’abord seuls, ensuite avec l’aide de Gompo, un guide qui les abandonnera en pleine montagne. A l’approche du col, des gardes-frontières chinois ouvrent le feu, tuant le père de Dolkar et d’autres compagnons d’infortune. Une vingtaine d’années plus tard, on retrouve Dolkar à Delhi, où elle mène une vie paisible dans le camp de réfugiés tibétains, entre son emploi d’esthéticienne, ses visites au temple, ses activités au sein de la communauté et ses cours de danse. Jusqu’à ce que son passé la rattrape…

C’est ainsi que débute Sweet Requiem, une fiction qui était en compétition au Festival du film international sur les droits humains (FIFDH) de Genève. En marge de la projection, nous avons rencontré le réalisateur, Tenzing Sonam, né en Inde de parents tibétains, et la co-productrice, l’Indienne Ritu Sarin. Ils nous racontent comment les Jeux olympiques de Pékin de 2008 ont marqué un durcissement dans la répression au Tibet, qui se fait désormais par des méthodes très sophistiquées. Vu l’énorme difficulté de lever des fonds pour un film en tibétain, notamment à cause de l’influence grandissante de la Chine dans la sphère culturelle, ils étaient particulièrement heureux de pouvoir présenter le film à Genève.

Photo: Ritu Sarin (gauche) et Tenzing Sonam (droite) © FIFDH Miguel Bueno

Sweet Requiem s’inspire d’un fait réel survenu en 2006 à la frontière entre le Tibet et le Népal. Les Tibétains fuient-ils encore leur pays en prenant autant de risques ?

Tenzing Sonam : Jusqu’en 2008, les enfants, mais aussi les personnes qui voulaient devenir moines, fuyaient en grand nombre – 3000 par an environ. Mais 2008 a marqué un véritable tournant, car la répression s’est intensifiée après les Jeux Olympiques de Pékin. La surveillance s’est nettement accentuée, elle se fait désormais par les drones et seule une vingtaine de personnes par an fuient encore le pays. Le téléphone mobile est très répandu au Tibet, pendant un certain temps les gens pouvaient envoyer des informations aux personnes en exil – comme dans le film, où Dolkar découvre l’auto-immolation par le feu sur son écran. Maintenant c’est impossible, il y a tellement de contrôles que vous seriez envoyé directement en prison. Ils ont mis en place un système de grilles de surveillance, toutes les communautés sont quadrillées – de l’unité familiale au village, à la ville, tout le monde doit faire un rapport au parti communiste chinois. Même à l’intérieur des familles les gens se soupçonnent entre eux, il est devenu très difficile de quitter le pays.

Le 10 mars a marqué le 60ème anniversaire du soulèvement contre l’occupation chinoise. Comment a-t-il été vécu au Tibet ?

Tenzing Sonam : Au Tibet il ne s’est rien passé. Craignant des débordements, le gouvernement a mis un embargo sur l’octroi de visas aux touristes et aux journalistes étrangers. Mais en Inde il y a eu des manifestations à Dharamsala, comme chaque année. C’est la capitale politique de la diaspora [où réside le Dalaï Lama], avec un gouvernement en exil et un premier ministre élus par la communauté. A Delhi – la capitale commerciale des Tibétains en exil – il y a eu plusieurs manifestations, y compris par le Congrès de la jeunesse tibétaine, qui a pris d’assaut l’ambassade chinoise.

Photo: Dolkar sur le pont vers le camp de réfugiés tibétains de Delhi

Comment a évolué la diaspora en soixante ans ?

Ritu Sarin : La plupart des Tibétains en exil vivent dans le sud de l’Inde, près de Mysore. Cela a été leur première destination lorsqu’ils ont fui le Tibet en 1959, et ils y ont reconstruits les trois grands monastères qui avaient été détruits par les Chinois. En soixante ans la communauté a beaucoup changé. Les premières années, les gens n’avaient aucun contact avec la famille restée au pays. En 1980, la situation s’est ouverte et les familles ont repris contact entre elles. Ensuite, il y a une vingtaine d’années, les gens ont commencé à se déplacer dans le monde entier et la diaspora s’est étendue. S’ils sont intégrés ? Pour ce qui est du travail, on peut dire que oui. Mais en ce qui concerne le mariage, la culture, ils préfèrent rester entre eux. Ils ont leur propre système scolaire, où le tibétain est la langue principale, pas comme au Tibet, où c’est interdit. C’est d’ailleurs pour cela que beaucoup de parents ont envoyé leurs enfants en Inde, afin qu’ils puissent étudier dans leur propre langue.

Quant à l’immigration en Suisse, elle date du début des années 1960.

Tensing Sonam : Les gens de la première génération, celle de mes parents, qui ont fui entre 1959 et 1970, croyaient qu’ils allaient retourner au pays. Mais cette génération a disparu, maintenant la connexion avec le Tibet est beaucoup plus ténue. Les gens continuent à vouloir rentrer, mais je doute qu’ils seraient capables de s’adapter à un pays qui est devenu beaucoup plus chinois.

Votre film a été partiellement financé par crowdfunding. A-t-il été facile de lever les fonds?

Ritu Sarin : Cela a été très difficile car il n’y a pas de public prêt à payer pour voir un film en tibétain – rien à voir avec la production d’un film en hindi par exemple. En Inde, la communauté tibétaine est trop petite et dispersée. Sans compter que la Chine exerce toujours une pression : si un producteur finance un film comme le nôtre, il risque de ne plus pouvoir distribuer ses films en Chine, donc il va s’auto-censurer. Même dans la culture, le « soft power » exercé par la Chine est énorme ! Je vous donne un exemple : nous faisons aussi des installations artistiques. Il y a trois ans, nous avons montré au Dhaka Art Summit (Bangladesh) cinq lettres de Tibétains qui s’étaient auto-immolés par le feu. L’ambassadeur chinois était furieux, il a menacé de clore l’exposition si nous ne les enlevions pas. Nous avons été obligés de les couvrir avec du papier.

Vous avez lancé le Festival international du film de Dharamsala. Qu’est-ce que c’est?

Ritu Sarin : C’est l’un des festivals de film indépendants les plus importants d’Inde. Nous montrons des films indépendants, des documentaires, nous travaillons avec la communauté tibétaine en exil. Comme il n’y a pas de cinéma, les films sont projetés dans la grande école tibétaine et dans les villages. La prochaine édition, la huitième, aura lieu du 7 au 10 novembre 2019, vous êtes les bienvenus !


Cet article a été publié aussi dans l’Echo Magazine

Rire est bon pour la société

Pour célébrer la Journée internationale des migrants, l’ONU invite la population à une soirée théâtrale avec des comédiens de renom, afin de favoriser le rire ensemble et démystifier un sujet trop politisé.

Peut-on rire de tout ? Le Haut-commissariat des Nations Unies aux droits de l’homme (OHCHR) est convaincu que oui. Après le psychodrame et la tourmente médiatique qui a entouré la signature du Pacte mondial sur les migrations, la semaine passée à Marrakech, il invite à aborder la migration avec humour et humanité, en organisant Stand up for Migrants, une soirée comique en anglais et en français, qui aura lieu le 20 décembre au Victoria Hall de Genève. Avec des comédiens de renom : Hari Kondabolu, « l’un des plus importants comédiens politiques » selon le New York Times, et sa mère Uma ; les Suisses Thomas Wiesel et Charles Nouveau, qui ont participé au Montreux Comedy Festival ;  Deborah Frances-White, hôte du podcast The Guilty Feminist ; Evelyne Mok, nommée comédienne de l’année en Suède ; Noman Hosni, hôte du Montreux Comedy Club, et Bruno Peki, finaliste du festival Morges-sous-rire.

« Nous nous adressons à des gens qui ne sont pas sensibles aux droits humains des migrants, mais qui suivent ces comédiens, et à ceux qui y sont sensibles, mais ne connaissent pas forcément ces humoristes. Au-delà des controverses politiques, nous voulons parler d’êtres humains car les histoires individuelles, tout le monde peut les comprendre », nous explique Pia Oberoi.

164 pays ont signé le Pacte mondial sur les migrations

La cheffe de l’équipe Migration et droits humains à l’OHCHR rentre de Marrakech, justement. Et sa lecture du Pacte mondial pour les migrations tranche avec la vision catastrophiste véhiculée par certains. «Il y avait 164 pays présents, tout de même! Certains ont dit explicitement qu’ils n’allaient pas signer, comme les Etats-Unis, la Pologne et la Hongrie. D’autres, comme la Suisse, ont besoin de plus de temps pour analyser le texte et n’ont pas encore pris de décision. Mais la très grande majorité des membres de l’ONU ont signé ce Pacte parce qu’ils ont compris qu’une migration sûre, ordonnée et régulière est dans leur intérêt.»

Elle insiste : le Pacte ne crée aucun nouveau droit, il ne fait que réaffirmer des droits existants. Il ne crée pas de droit à la migration. Il n’implique pas l’ouverture des frontières. Il n’entraîne pas la régularisation des sans-papiers. Il dit que si les droits humains sont là, qu’ils ont été reconnus par la plupart des Etats, il faut les appliquer et il essaie de montrer comment. Mais rien n’oblige un gouvernement à prendre des mesures qui violent sa souveraineté. Le Pacte vise à créer des voies sûres, pour que les gens puissent se déplacer de façon régulière. Mais aussi à éliminer les facteurs négatifs de la migration, ceux qui obligent les gens à partir. Certains gouvernements ont dit comment ils allaient mettre en œuvre le Pacte, voire modifier la législation pour rendre leur politique plus cohérente. Le Mexique, par exemple, co-facilitateur des négociations avec la Suisse, a déclaré qu’il allait examiner toute sa politique migratoire à la lumière du Pacte.

La migration, machine à gagner des voix

« Actuellement, il est trop facile d’instrumentaliser la migration, continue Pia Oberoi. Des extrémistes surfent sur l’émotivité du sujet pour gagner des voix et même des partis politiques plus modérés leur emboîtent le pas. Cela doit changer ! Car tout indique que la migration est bonne pour la société et pour l’économie. Les migrants ne commettent pas plus de crimes que le reste de la population, au contraire, ils ont tendance à respecter davantage la loi et à avoir une vie plus saine. Dans cinquante ans encore plus de gens se déplaceront car dans certaines parties du monde la pression démographique va augmenter. C’est un fait : nous avons toujours migré et nous continuerons à le faire. »

Reste que c’est celui qui crie le plus fort qui se fait le plus entendre… Pour essayer de changer le narratif sur la migration, en passant de l’exclusion à des valeurs partagées, le Haut-commissariat aux droits de l’homme a lancé une campagne sur les réseaux sociaux, Stand Up for Migrants. « Nous avons parlé aux migrants et avons constaté que la plupart veulent faire profil bas, travailler, ne pas exposer leurs enfants. Or, comme ils sont inaudibles dans le débat public, c’est le stéréotype du migrant qui domine. La peur de la migration touche surtout ceux qui ont perdu leur emploi à cause de l’automatisation, de la délocalisation, qui voient le système de protection sociale s’effriter sous la pression du changement démographique. Nous avons si peur de la migration que nous permettons aux gouvernements de mettre en place une vaste surveillance parce qu’un jour, éventuellement, il pourrait y avoir un attentat… A un moment donné, le discours doit changer », soupire Pia Oberoi.

Elle l’admet : la communication sur le Pacte mondial aurait dû être plus affirmative, disant clairement ce qu’il est et ce qu’il n’est pas. « Pourtant, jamais auparavant les États membres de l’ONU n’avaient négocié un tel document. Les facilitateurs ne se sont pas pliés à l’air du temps, ce document est solide. Nous croyons que les gouvernements qui ne l’ont pas signé le feront parce qu’il est fondé sur les droits humains et que certains d’entre eux sont des champions de ces droits. »

Stand up for Migrants, le 20 décembre au Victoria Hall de Genève à 20h