Photo: Mural à la gloire de la Révolution, La Havane, © Isolda Agazzi
Alors que Raul Castro va quitter le pouvoir le 19 avril, l’économie cubaine est à bout de souffle. Le salut ne semble pouvoir venir que de l’étranger. Le pays qui défie l’impérialisme américain depuis 60 ans n’aura d’autre choix que de continuer à s’ouvrir, mais à quel rythme?
Impossible de trouver du thé dans les magasins de la Havane. Ils débordent de rhum et de cigarettes à des prix imbattables, proposent du Nescafé – même si les Cubains boivent de l’excellent café local, très fort -, des biscuits, des bombons, des glaces Nestlé, de l’huile, des shampoings et quelques autres produits. Pas de lait frais non plus, du moins dans la capitale, car Cuba n’en produit pas assez. Si on a de la chance, on trouve du lait en poudre, ou du lait condensé importés. Mais pas de thé donc, puisque les Cubains n’en boivent pas. La fabrique de chocolat de la Havane vend du bon chocolat local et des truffes à différents parfums. Pour faire ses courses (et pour n’importe quoi d’ailleurs) il faut faire la queue – ou plutôt les queues car il y a des caisses différentes selon les produits – et payer en CUC, la monnaie nationale convertible, qui équivaut à 1 USD. Pour trouver des produits locaux, il faut se rendre dans des magasins d’Etat, fréquentés presque exclusivement par les Cubains, nettement moins chers, mais où la qualité est très inférieure et où l’on paie en pesos cubains. Pourtant, quelques restaurants touristiques, gérés par des privés, proposent du thé…. alors en s’enquérant discrètement, on finit par apprendre que oui, il y a un magasin qui vend du thé dans la vieille Havane, mais il faut bien chercher.
Double économie
Cette double économie, cette société à deux vitesses – les touristes d’un côté, qui paient en CUC et les Cubains de l’autre, qui paient surtout en pesos – est l’élément qui frappe le plus l’observateur étranger. L’économie de cette île à 150 km de la Floride, qui défie fièrement l’impérialisme américain depuis soixante ans, est à bout de souffle. Elle ne s’est jamais remise de l’effondrement de l’URSS, au début des années 1990, qui portait le pays à bout de bras. Et du blocus américain, quelque peu assoupli par Barak Obama, mais restauré par Donald Trump.
L’économie est entièrement contrôlée par l’Etat. Le salaire moyen est d’une vingtaine de CUC par mois, 40 pour un professeur d’université, 60 pour un médecin. Ce qui ne permet pas de vivre – même un Cubain ne tient pas une semaine avec 20 CUC. Certes, tout le monde reçoit une ration de nourriture mensuelle, mais elle est très insuffisante. Pour la compléter, les gens sont obligés d’acheter de la nourriture qui est extrêmement chère, quand il y en a. Tout comme le transport. Il y a très peu de voitures en circulation et les Cubains dépensent une fortune pour se déplacer en taxi collectif ou en bus en plus ou moins bon état, et ils doivent s’armer d’une patience infinie pour supporter des attentes parfois interminables.
Touristes suisses et sud-américains
Tout le monde a donc une autre source de revenu en plus du salaire officiel, garanti à vie à ceux qui veulent travailler. Pour la plupart, le salut semble venir du tourisme. Si les touristes ont toujours eu libre accès à Cuba, depuis la détente amorcée par Barack Obama il y a une dizaine d’années, ils y affluent (presque) en masse, à la recherche du mythe révolutionnaire et d’un pays encore « authentique ». Selon le journal officiel Granma, un million de touristes ont déjà visité Cuba pendant les trois premiers mois de cette année. Les merveilles architecturales, le riche patrimoine historique, une vie culturelle bouillonnante et des paysages à couper le souffle font de cette île caraïbe un véritable petit bijou, qui attire beaucoup de Canadiens, de Suisses, d’Européens et d’Asiatiques. Avec la chute du tourisme en provenance des Etats-Unis, dû aux errements de la politique de Donald Trump, les prix ont diminué, si bien que beaucoup de Sud-Américains peuvent se permettre d’y venir aussi.
Depuis que Raul Castro a autorisé la propriété privée, les Cubains qui travaillent avec les touristes s’en sortent plutôt bien : ils louent leur casa particular (maison individuelle) – 25 CUC la nuit, l’équivalent d’un salaire mensuel -, ouvrent un restaurant, travaillent comme serveurs, chauffeurs de taxi et de taxi bicyclette, se lancent dans un petit commerce. Mai pour cela il vaut mieux avoir des connexions avec l’étranger car les biens de consommation courante ne sont pas toujours disponibles, ou alors hors de prix : un ventilateur peut coûter 50 USD, deux mois de salaire ! Les Cubains peuvent les importer en petites quantités, pour leur consommation personnelle, mais cela coûte très cher. Les transferts de fonds des familles émigrées sont une autre source de revenu importante.
La révolution, marketing pour touristes
Trinidad est un cas d’école : cette pittoresque petite ville aux maisons bariolées, où le temps semble s’être arrêté à la fin du 19ème siècle, était au cœur de la production de canne à sucre. Avec la fermeture des usines elle s’est endormie…. pour se réveiller sous une horde de touristes qui se déversent dans ses ruelles pavées, surtout à l’approche de Pâques et des processions de la semaine sainte. Chaque maison semble s’être transformée en casa particular, avec patios, meubles d’époques et photos en noir et blanc tout droit sortis de l’époque coloniale.
Les touristes viennent à Cuba chercher une révolution qui est devenue un produit de marketing. La photo mythique de Che Guevara par Alberto Korda, les casquettes au drapeau cubain et autres souvenirs se vendent à tous les coins de rue – le Che se retournerait dans son mausolée de Santa Clara. Ils viennent prendre des cours de salsa, se déversent dans les bars à musique où le rhum coule à flots, mais les Cubains ne dansent plus beaucoup la salsa, lui préférant le reggaeton, nettement plus monotone.
Education, culture et santé assurées, mais la consommation est à la traîne
Un voyage à Cuba laisse un sentiment étrange. Celui d’un pays à la croisée des chemins, où le salut ne semble pouvoir venir que de l’étranger. Un pays qui s’ouvre lentement, mais où les réformes semblent beaucoup trop lentes. Difficile de dire si les Cubains croient encore à la Révolution.
Certes, ils habitent des maisons mises gratuitement à disposition par le gouvernement, qu’ils peuvent désormais acheter et vendre et plus seulement échanger. Souvent des bâtisses magnifiques du début du 19ème siècle, devant lesquelles les touristes s’extasient, mais où une famille entière s’entasse parfois dans une seule pièce, avec salle de bain commune à l’étage. La Havane, qui fêtera l’année prochaine son 500ème anniversaire, est un musée à ciel ouvert, où des efforts impressionnants ont été consentis pour restaurer un patrimoine architectural unique, mais où les besoins sont encore énormes. La population bénéficie de la santé et l’éducation gratuite, d’une sécurité à toute épreuve et d’une offre culturelle impressionnante à des prix imbattables – la Fabrica del Arte cubano, haut lieu de la culture cubaine contemporaine, en est l’un des meilleurs exemples.
Mais les gens veulent consommer, ne serait-ce que le strict minimum. Ils voudraient pouvoir s’offrir une nouvelle montre, acheter des biens d’équipement pour la maison, au lieu de rafistoler les anciens jusqu’à l’os. Les voitures américaines des années 1950 aux couleurs bombons, devant lesquelles se pâment les touristes, sont un pis-aller, très polluant de surcroît. Les Cubains passent leur temps à les rafistoler et les repeindre, la musique à fond, car en acheter une autre est quasiment impossible, vu la pénurie sur le marché et les prix exorbitants dus à des droits de douane prohibitifs.
Fin de la double monnaie promise pour bientôt
Sans parler d’internet, qui ouvre une fenêtre sur le monde, même s’il est fortement restreint. Pour se connecter, il faut aller dans les quelques endroits où il y a du wifi, acheter une carte en présentant son passeport et insérer les données à chaque connexion.
Malgré ces difficultés de la vie quotidienne, la population cubaine fait preuve d’une débrouille, une joie de vivre et une ouverture impressionnante. Elle s’entraide par la force des choses et accueille le touriste avec un sourire désarmant. Comme les gens ne sont pas connectés en permanence, ils se parlent. Comme ils doivent partager les taxis collectifs, les astuces et les galères, ils affichent une solidarité et une chaleur humaine rare. La musique est partout, à n’importe quelle heure du jour et de la nuit – parfois même trop pour des oreilles qui n’y sont pas habituées.
Raul Castro a promis de supprimer la double monnaie avant de partir, mais c’est si compliqué que cela a été repoussé. Cuba est à la croisée des chemins. Celui de gauche est une impasse, il a fait son temps. Un virage à droite trop brusque n’est ni souhaité ni souhaitable. Pourtant le pays n’a pas le choix : il doit continuer à s’ouvrir. A quelle vitesse ? Selon quelles modalités ? Les années de l’embargo américain sont probablement comptées. Y a-t-il une voie médiane entre la pénurie et la « macdonalisation » d’un des derniers pays communistes au monde, qui va fêter l’année prochaine le 60ème anniversaire de la Révolution ?
Excellent article. Je partage complètement votre analyse . De retour de Cuba depuis une semaine, j’ai gardé un sentiment de malaise par rapport à ce que j’ai observé, même si effectivement les Cubains semblent habités d’une belle joie de vivre . Me suis sentie en décalage , en vacances dans un endroit où il y a clairement 2 mondes parallèles .