Malgré la répression des Ouighours, la Suisse entretient des relations privilégiées avec la Chine

Photo: Rebiya Kadeer à Berne, 23 novembre 2010

La Suisse a été l’un des premiers  – et des rares – pays occidentaux à conclure un accord de libre-échange avec la Chine. Ceci lui confère une responsabilité particulière, alors que l’ONU vient de dénoncer l’internement d’un million de musulmans dans des camps de rééducation au Xinjiang.

Kashagar, Urumqi… Des villes mythiques sur la route de la soie, des noms qui ont fait rêver des générations entières de voyageurs, dont l’auteure de ces lignes lorsqu’elle sillonnait la Chine en 1990, une année à peine après le massacre de Tiananmen. Elles se trouvent au Xinjiang, une province à l’extrême ouest de la Chine, peuplée par la minorité musulmane des Ouighours.  On rejoint d’ailleurs Kashgar par la vertigineuse Karakorum Highway, l’une des routes les plus hautes du monde, qui relie le Pakistan à la Chine. Et l’ambiance y est complètement différente que dans le reste du pays, peuplé majoritairement par les Han: les souks bariolés, les mosquées, les effluves d’épices et les couvre-chefs typiques nous rappellent qu’on est bien en Asie centrale.

Ou plutôt, l’ambiance y était très différente, car l’uniformisation est en marche. En marche forcée même, comme l’a confirmé officiellement, à Genève, le Comité sur l’élimination de la discrimination raciale de l’ONU: un million d’Ouighours et d’autres minorités musulmanes y croupissent dans des « camps politiques d’endoctrinement ». Autrement dit, au nom de la lutte contre l’extrémisme religieux et pour « maintenir la stabilité sociale », la Chine a fait de la région autonome du Xinjiang un camp d’internement de masse, une zone de non droit, où des gens sont emprisonnés simplement parce qu’ils sont musulmans. Si les témoignages sur ces camps de rééducation – au programme : lavage du cerveau, obligation de manger du cochon et de boire de l’alcool, tortures et disparitions forcées – défrayaient la chronique depuis quelques mois, aujourd’hui leur existence ne fait plus de doute.

Cela ne nous étonne pas vraiment, même si le degré d’horreur frôle l’inimaginable…. En 2010, Alliance Sud et les autres ONG de la Plateforme Chine, avaient invité à Berne Rebiya Kadeer, alors présidente du Congrès ouighour mondial. C’était peu avant le lancement des négociations de l’accord de libre-échange entre la Suisse et la Chine. La célèbre militante des droits humains, nominée plusieurs fois pour le Prix Nobel de la paix, avait demandé – comme nous – que des clauses sur les droits humains soient insérées dans l’accord de libre-échange et qu’une étude d’impact soit réalisée pour s’assurer que ledit accord ne viole pas les droits des minorités, notamment. On pense par exemple aux déplacements forcés de population ou aux produits fabriqués dans des camps de travail et susceptibles d’être importés en Suisse à des conditions préférentielles, en vertu de l’accord de libre-échange. Harry Wu, un autre célèbre militant, aujourd’hui décédé, que nous avions aussi invité en Suisse, affirmait que, sur le marché mondial, de nombreux produits chinois proviennent de plus de 1’000 camps de travail forcé, où croupissent entre trois et cinq millions de personnes.

Finalement, nos revendications sont restées lettre morte. La Suisse a conclu les négociations avec la Chine en trois ans – un record ! Mais le mot « droits humains » ne figure pas une seule fois dans le texte. Certes, il y a bien un accord parallèle sur les droits du travail, mais il n’est pas exécutoire, c’est-à-dire qu’une violation éventuelle de ces droits par l’une ou l’autre partie ne peut pas faire l’objet de sanctions, contrairement aux autres parties de l’accord.

Malgré ces lacunes, la Suisse a été le deuxième pays occidental à signer un accord de libre-échange avec la Chine, après la Nouvelle-Zélande. Depuis, l’Australie et l’Islande ont suivi. L’Union européenne semble avoir abandonné les négociations. Il faut dire que dans ses accords de libre-échange elle est plus regardante sur les droits humains que la Suisse.

Au vu de ses relations commerciales privilégiées avec Pékin, Berne devrait soulever la question de la violation des droits de la minorité ouighour et s’assurer qu’aucun produit importé en Suisse ne provient de ces camps de rééducation.  Faute de quoi, elle devrait suspendre l’accord de libre-échange.

Les Tunisiens pressés comme des citrons

Photo: Marché de Halfaouine, Tunis
© Isolda Agazzi

Un expert de l’ONU vient de tirer la sonnette d’alarme au Conseil des droits de l’homme : le programme d’austérité imposé à la Tunisie n’est pas compatible avec le respect des droits économiques, sociaux et culturels. A terme, il pourrait même déstabiliser le pays.

Début janvier, c’est par d’importantes manifestations de rue que les Tunisiens ont marqué le septième anniversaire de la révolution qui, le 14 janvier 2011, avait chassé le dictateur Zine El Abidine Ben Ali. Ils protestaient contre une inflation à 6,9% et l’adoption de la Loi de finances. Pour réduire le déficit budgétaire, celle-ci prévoit d’augmenter la TVA de 1% et le prix du pétrole, du diesel et du gaz, largement utilisés pour la cuisine et le chauffage dans cet hiver glacial, de 4% – pour la deuxième fois en six mois.

Aujourd’hui, les Tunisiens viennent de recevoir un appui de taille : l’expert indépendant de l’ONU sur les effets de la dette extérieure, Juan Pablo Bohoslavsky, a présenté au Conseil des droits de l’homme de Genève un rapport qui remet les pendules à l’heure. Il rappelle que les mesures d’austérité qui limitent la jouissance des droits économiques, sociaux et culturels ne doivent être imposées que si elles sont inévitables, proportionnelles et nécessaires et rester en place aussi peu de temps que possible. Ce qui n’est visiblement pas le cas des conditionnalités imposées par le Fonds monétaire international (FMI) et la Banque mondiale à la Tunisie.

Le tableau est sombre. Si les libertés ont fait des progrès spectaculaires depuis la révolution, il n’en va pas de même des indicateurs macro-économiques, tous dans le rouge à cause d’un contexte économique défavorable et de la chute brutale du tourisme depuis les attentats de 2015. La croissance stagne à 2% – elle était de 4,5% durant les cinq années précédant la révolution, mais sa répartition très inégale a contribué à mettre le feu aux poudres. Le taux de chômage est de 15,5%, avec des taux beaucoup plus élevés chez les diplômés chômeurs, en raison d’un système qui favorise les études universitaires au détriment des emplois manuels et de l’apprentissage, peu valorisé. Le déficit budgétaire est de 6% et la dette extérieure est devenue complètement incontrôlable, avoisinant les 80% du PIB – ce que la dévaluation du dinar tunisien (DT) préconisée par le FMI n’a fait qu’empirer. Le service de la dette, à savoir le simple paiement des intérêts, est devenu insoutenable. L’expert indépendant appelle les créanciers internationaux à la soulager.

Programme de réformes économiques draconien

Pour essayer de remonter la pente, le gouvernement a emprunté 4,6 milliards USD au FMI. En contrepartie, il a dû se serrer la ceinture : gel des salaires des fonctionnaires et réduction de leur nombre, ce qui va faire augmenter le chômage, alors même qu’il n’est pas prouvé que ce genre de mesures relance la croissance économique. Les personnes à bas et moyen revenu vont être taxées davantage, tandis que les hauts revenus (plus de 50’000 DT[1] par an) vont continuer à payer 35% d’impôts. Mais 30% de l’économie a lieu dans le secteur informel et n’est pas taxée du tout et la moitié des entrepreneurs et des professions libérales échappent aussi à l’impôt. L’imposition des entreprises a tellement baissé qu’elle ne contribue plus qu’à 11% du revenu fiscal. Avec la libéralisation du commerce, les droits de douane ne représentent plus que 8% des taxes indirectes, alors que la TVA a explosé. Problème : elle est très inégalitaire car elle s’applique à tout le monde, indépendamment du revenu.

Le programme de réformes économiques imposé par le FMI prévoit aussi une réduction des subventions à l’énergie, au transport et à l’alimentation. Or l’expert fait remarquer que l’augmentation du prix de l’électricité et la suppression d’autres subventions aux carburants feraient augmenter la pauvreté de 2,5%. Il s’inquiète aussi de l’augmentation des prix des biens de première nécessité : 8,3% pour la nourriture; 4,3% pour l’eau, l’électricité et le gaz ; 6% pour le transport et l’habillement

Associer davantage le parlement et les citoyens

Le premier remède préconisé par Juan Pablo Bohoslavsky est de s’attaquer à la corruption, qui aurait même augmenté depuis la chute de Ben Ali, malgré les efforts du gouvernement. Quant à son corollaire, l’évasion fiscale et les flux financiers illicites vers les pays étrangers, ils coûteraient 2 milliards USD par an à la Tunisie. En ce qui concerne les 42 milliards USD détournés par Ben Ali et son clan, seule une infime partie a été récupérée : 28 millions du Liban et un peu plus de 4 millions de Suisse, où quelques 56 millions restent encore gelés.

L’expert indépendant soutient les propositions du parlement tunisien de procéder à un audit de la dette publique pour déterminer les responsabilités des bailleurs étrangers qui ont soutenu le régime de Ben Ali. Il demande d’inclure davantage le parlement et la société civile dans la mise sur pied de programmes de réformes économiques d’envergure, avant de contracter des prêts. Il exhorte le gouvernement et les institutions financières internationales à revoir le programme d’ajustement structurel pour s’assurer que, s’il est absolument nécessaire, il soit réparti équitablement et non enduré seulement par les plus faibles. Il réclame une analyse d’impact sur les droits humains avant toute réforme économique majeure. Car les dernières mesures d’ajustement pourraient non seulement mettre à mal la croissance économique, mais aussi menacer la paix et la stabilité de la Tunisie.

 

[1] 1 CHF = 2,5 DT