Les débordements de la société “post-factuelle”

Pourquoi ne pas commencer l’année avec un coup de gueule ? Pourquoi ne pas avoir le droit de s’offusquer de ce succès croissant d’une politique à rabais, où un long et brillant discours fera plus facilement pschitt qu’un simple Twitt ? À l’avoir compris et dénoncé, l’Allemagne a choisi le « post-factuel » (postfaktisch) comme son mot de l’année 2016. À l’heure du « post » triomphant, tout ne serait que de l’après-truc, de l’après-machin. Pire encore, tout ne serait plus que de l’approximatif, sinon de l’inexact. Aujourd’hui, les actualités publiées dans leur version papier sont délaissées au profit de celles publiées sur la toile. Y circulent mille et une sources, celles justes et méritant d’être validées, mais aussi celles fausses qui ne devraient pas être accréditées, bien que bénéficiant, pour des raisons diffuses, de plus en plus de crédit.

Pas la peine de revenir ici sur le rejet des élites. Accusées de tous les maux, leurs mots sont rejetés sans autre forme de procès. Entre un article sérieux et des commentaires à tout-va, ce sont ces derniers qui auraient raison. Émanation téléguidée d’une parodie de « démocratie participative », ils ne participent, de fait, qu’à la destruction de l’essence même de la démocratie, à savoir de la citoyenneté, soit de la responsabilité partagée entre tous les citoyens.

Désormais, les débordements au sein de la soi-disant société post-factuelle ont atteint une telle cote d’alerte qu’il convient d’être vigilant. Fidèle au vieil adage selon lequel il vaut mieux prévenir que guérir, le temps est venu de nous interroger sur cette avalanche d’informations qui se révèlent farfelues, inventées et donc illégitimes. Au nom d’une liberté liberticide, ne sommes-nous pas alors en train de tolérer l’intolérable ? Car rien ne serait plus grave que de laisser aux intolérants le monopole d’une pensée dont la seule intention avouée est d’ôter à la pensée la moindre once de tolérance.

Le constat s’avère alors de plus en plus affligeant. Sous couvert de la liberté d’expression, c’est la liberté de la délation qui s’impose. Les partisans de la formation sont par conséquent de plus en plus victimes des fanatiques de la déformation. Ceux-ci ont le vent en poupe. Porte-parole autoproclamés des invisibles ou autres insoumis, ils sont toutefois parfaitement organisés pour soumettre les citoyens à l’emprise d’une idéologie obscurantiste. Leurs adversaires sont alors tout désignés, car ceux-ci ont tous pour dénominateur commun l’intelligence de se servir, ouvertement et sans se dissimuler, de leur plume pour écrire et de leur tête pour réfléchir.

Si la critique demeure justifiée et souhaitable, l’injure ne peut pas l’être. Presque jamais clairement exposée pour ne pas faire l’objet de poursuites judiciaires, elle demeure néanmoins assez explicite pour faire mouche. Les cibles sont connues : les politiques, les journalistes, les scientifiques, les universitaires, les artistes, les écrivains et les autres femmes et hommes de culture. Tout n’est que pure logique, car les obscurantistes des temps nouveaux, comme leurs anciens, détestent profondément la culture. Souvent, parce qu’ils n’en ont pas ou si peu qu’ils se croient supérieurs à ceux qui en ont vraiment une. C’est là aussi le lot d’une société d’information malsaine qui, à n’y prendre garde, pourrait devenir la plus désinformée possible.

 À chaque démocrate d’en prendre conscience, à chaque média de s’y opposer, d’expliquer, de faire la part du vrai et du faux, de désintoxiquer, d’éradiquer le mensonge et la calomnie, voire, par volonté de transparence, de refuser les commentaires délétères et anonymes. Ce n’est là peut-être qu’une goutte d’eau dans une mare nauséabonde, mais aussi un geste symbolique qui s’inscrit dans une tradition que les amateurs du « post-factuel », sinon de la falsification et de la « fachosphère » ne peuvent pas connaître : celle d’une posture morale et de la déontologie professionnelle.

Gilbert Casasus

Gilbert Casasus est professeur émérite en Études européennes de l’Université de Fribourg. Politologue, diplômé de l’IEP de Lyon et docteur du Geschwister- Scholl-Institut de l’Université de Munich, il est spécialiste des processus historiques et politiques en Europe.