Pensons européen, plus anglo-saxon!

La victoire de Trump n’est pas seulement celle de la droite réactionnaire. C’est aussi celle d’un fast-food politique ou, prénom oblige, celle d’un Mac Donald intellectuel d’une culture américaine qui déteste la culture. Réalité politique d’une triste téléréalité à laquelle il faudra s’habituer, le succès du nouveau locataire de la Maison-Blanche est la traduction d’un long cheminement d’une droite qui a réussi à prendre sa revanche sur l’esprit critique. C’est aussi la négation d’un modèle consensuel et pluraliste qui, au-delà des frontières des États-Unis, avait réussi à s’imposer depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale.

C’est du moins là, l’interprétation que l’on retrouve un peu partout. Elle est juste et ne saurait donc pas être remise en cause. Mais, parce que trop superficielle à maints égards, elle oublie peut-être l’essentiel. A contrario de certaines analyses à la va-vite, Trump n’est ni un accident de l’histoire ni une expression cutanée d’une crise d’identité ou d’urticaire cholinergique made in USA. Plus profondément, Trump n’est autre que la résultante extrême d’une école qui, parfois sinon très souvent au nom d’une certaine gauche, a tracé, bien malgré elle, une voie royale que le milliardaire newyorkais n’avait plus qu’à emprunter. En reprenant une à une, et sans s’en douter le moins du monde, les termes et les thèses différentialistes de la nouvelle droite européenne, la gauche américaine s’en est allée épouser les idées auxquelles s’opposent de nombreux intellectuels européens.

Du post-industriel au post-colonialisme, du « gender studies » à d’autres incongruités académiques de ce genre, des études sur la diversité, à celles, encore pire, sur l’ethnicité, trop d’Américains, ont été pris au piège de leur propre jeu. Par là-même, ils ne faisaient qu’oublier que c’est l’universalité des valeurs qui forge la matrice même d’une démocratie moderne et citoyenne. En s’attaquant à ses principes, une intelligentsia américaine, qui n’en porte d’ailleurs que le nom, est revenue, au vrai sens du terme, à l’Ancien Régime aboli en 1789 par la Révolution française. Faisant abstraction de la « Déclaration universelle des Droits de l’Homme et du Citoyen » du 26 août de la même année, elle trahissait aussi le second alinéa de son article premier qui stipule que « les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l'utilité commune ».

D’utilité commune, il n’en fut jamais question, de sorte que Trump l’a utilisée pour « sa propre utilité ». Nul reproche ne peut lui être d’ailleurs adressé en la matière, car il n’a fait que de se servir du plateau idéologique concocté par ses adversaires, bien malgré eux, et de surcroît, sans qu’ils s’en rendent compte. Si certains dorénavant le déplorent, ils n’ont qu’à s’en prendre à eux-mêmes. Le mal est déjà fait ; faisons simplement en sorte qu’il ne se renouvelle pas !

C’est là qu’intervient le Brexit. Non dans sa portée politique, mais dans son essence intellectuelle. Le vote britannique du 23 juin dernier revêt une dimension impériale, au vrai sens du terme. Notamment, les Anglais ont voté pour leur départ de l’Europe, parce qu’ils ne l’aiment pas. Nostalgiques de la grandeur d’un feu Empire qu’ils ne retrouveront pas, ils aspirent à une nouvelle suprématie avec laquelle ils n’ont jamais véritablement rompu. Leur objectif n’est alors que celle d’une vaste zone de libre-échange, commerciale et économique, où la culture récoltera les miettes d’un cake mal digéré.

Si l’Europe se doit de réagir, elle ne devra pas se tromper de combat. Elle ne pourra pas le faire en menant des luttes d’arrière-garde. Son « exception culturelle » n’aura pas pour objectif d’interdire les références américaines ou anglaises, mais celui de penser européen. Son but ne sera pas de s’en prendre à l’anglais – ou du moins à ce qui lui ressemble dans sa forme mondialisée et américanisée -, mais de redonner aux langues de culture européenne la place que la domination anglo-saxonne leur a volontairement ôtée. Car au-delà de la langue, c’est le mode de raisonnement qui déterminera l’avenir culturel de l’Europe. A le priver d’une dialectique hégélienne, à lui enlever l’esprit cartésien des Français, à le punir de l’expression italienne de la musique et de la peinture, voire de la rhétorique ibérique ou slave, cet avenir risque, à n’y prendre garde, de s’échouer dans la torpeur d’une pensée unique. L’unique dénominateur commun de celle-ci serait de condamner une Europe dont Trump et autres fanatiques du Brexit ne souhaitent que l’échec. Que la chance nous soit alors donnée de faire démentir leurs pronostics, de les prendre à revers grâce à cette beauté intellectuelle et à ce brin de culture qu’ils ne possèdent plus. Ou pour le dire autrement, rappelons-les à l’universalité de nos valeurs, car elles sont aussi les leurs, même s’ils ont tendance à l’oublier de plus en plus souvent.

Gilbert Casasus

Gilbert Casasus est professeur émérite en Études européennes de l’Université de Fribourg. Politologue, diplômé de l’IEP de Lyon et docteur du Geschwister- Scholl-Institut de l’Université de Munich, il est spécialiste des processus historiques et politiques en Europe.