Les funestes travers du parlementarisme suisse et européen

Apparemment, les deux événements n’ont rien à voir l’un avec l’autre. Le premier concerne l’Union européenne, le second la Confédération helvétique. À y regarder de plus près, ils révèlent néanmoins quelques similitudes qu’un observateur aguerri du parlementarisme ne manquera pas de relever. Si les organes législatifs constituent le cœur même de la démocratie, ils ne sauraient s’affranchir de certaines critiques justifiées auxquelles ils sont désormais confrontés.  Se croyant plus vertueux que le reste du politique, ils se drapent d’un costume moral qui leur sied de moins en moins. Donneurs de leçons à tout bout de champ, un sérieux coup de balai devant leur porte leur ferait le plus grand bien.

Cible de la presse internationale de ces dernières semaines, le Parlement européen de Strasbourg traverse sa plus grande crise depuis 1979, soit depuis sa première élection au suffrage universel direct. Terrain de jeu d’une corruption d’une envergure insoupçonnée, il est miné de l’intérieur par une collusion d’intérêts entre des députés non scrupuleux et des États vraisemblablement arabes ou riverains du golfe persique. Au prix de versements en espèces, son enceinte s’est transformée en une bourse occulte de monnaies sonnantes et trébuchantes échangées au service funeste de certains régimes que l’Union européenne a trop longtemps choyés.

Bien que nul ne soit prophète dans son pays, le Parlement européen n’a qu’à s’en prendre à lui-même. Il a laissé faire, se croyant à l’abri des pratiques répréhensibles qu’il a lui-même encouragées depuis près de quarante-cinq ans. Doté d’un exécutif pléthorique, accueillant plus de 700 membres élus selon des modes de scrutin différents dans chaque État membre, pourvu d’un règlement intérieur complexe, présidé, sauf cas rares, par une personnalité sociale- ou chrétienne-démocrate, nommée en préalable à tout vote par un commun accord entre ces deux partis, il n’a jamais su se prémunir contre certaines dérives auxquelles il s’est exposé. Plusieurs voyages à l’étranger ou missions internationales, aux destinations savamment choisies, demeurent opaques, de même que le sont maintes relations personnelles ou institutionnelles dont l’Europe ne tire qu’un bénéfice très limité.

Toujours fidèle à son désir d’accroître son poids politique, le parlement de Strasbourg n’a cessé de se présenter du côté « des gentils » contre « les méchants ». Il voulait incarner la probité, comme il le fit en mars 1999, lorsque la Commission européenne de l’époque, présidée par le Luxembourgeois Jacques Santer, s’est senti obligée de démissionner en cours de mandat. Près de vingt-quatre années après, ce scandale paraît pourtant bien anodin en comparaison avec celui qui agite désormais les instances du cénacle européen. Mais dans le cas présent, exceptée la principale personne mise en cause, aucune sanction institutionnelle ne semble être prévue pour condamner une assemblée qui croule sous l’influence démesurée des lobbies. Qu’ils soient publics ou privés, nationaux, européens ou plus encore dans des mains africaines, américaines ou asiatiques, ceux-ci constituent, ni plus ni moins, la principale menace démocratique qui pèse sur l’organe législatif de l’UE.

Que les europhobes ne se réjouissent pourtant pas trop vite ! La mainmise des lobbies concerne aussi d’autres pays, dont au premier chef la Suisse. En pleine crise pétrolière et gazière, celle-ci vient d’élire un Conseiller fédéral qui, dorénavant en charge de l’approvisionnement énergétique, n’a jamais fait mystère de ses liens financiers avec les multinationales de ce secteur industriel. Dans nombre d’États, cela aurait immédiatement donné lieu à la constitution d’une commission d’enquête parlementaire. Mais, pas à Berne ! En référence à Montesquieu, quelque Usbek et Rica d’aujourd’hui ne bouderaient certainement pas leur plaisir à échanger leurs pensées sur le mode de fonctionnement d’un parlement national qui vient d’écrire l’une des pages les plus controversées de son histoire.

Trente ans et un jour après son « dimanche noir » du 6 décembre 1992, la Confédération vient de prouver que sa formule magique privilégiait, au vrai sens du terme, les tours de passe-passe. En lieu et place d’une démocratie de concordance, c’est celle des conclaves qui s’est imposée.  Ingrédients indigestes en marge d’une séance publique de l’Assemblée fédérale, les conciliabules, les arrangements entre plus ou moins faux-amis, les retours d’ascenseur ou autres magouilles d’arrière-cour, ont constitué la recette d’un menu électoral sciemment concocté dans le secret des alcôves bernoises. Tout n’était que jeu stratégique, que volonté d’éliminer les meilleurs, soit souvent les plus dangereux, au profit d’alliés objectifs qui, trop contents de se trouver au-devant de la scène, seront toutefois toujours privés d’écrire le scénario d’une pièce de série B. Le 7 décembre 2022, la démocratie suisse n’est pas sortie grandie d’un épisode qui restera en sinistre mémoire. Certains y verront la marque d’un régime des partis, d’autres celle de tractations d’arrière-boutique, susceptibles de relancer le débat sur l’élection au suffrage universel direct des « sept sages ». Alors que certains le souhaitent, la majorité des politiques la rejette, craignant qu’elle ne fasse le jeu desdits « populistes ». Ayant raison sur le fond, la plupart des élus refusent néanmoins de s’attaquer à la cause du mal et s’avouer que leur façon de procéder porte atteinte à la forme de démocratie qu’ils croient et espèrent encore promouvoir.

Berne avec son renouvellement du Conseil fédéral et Strasbourg avec son scandale de corruption ne présentent, à première vue, aucun dénominateur commun. Mais, ce regard est bel et bien trompeur. Tant le parlement européen que l’Assemblée fédérale se sont laissé gagner par des pratiques qui, en fin de compte, nuisent non seulement à leur renommée et à leur crédibilité, mais plus encore à celle de la démocratie parlementaire dans son ensemble. Et si cette dernière devait en être la principale victime, le jour de gloire du retour de l’autoritarisme sera définitivement arrivé!

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Gilbert Casasus

Gilbert Casasus est professeur émérite en Études européennes de l’Université de Fribourg. Politologue, diplômé de l’IEP de Lyon et docteur du Geschwister- Scholl-Institut de l’Université de Munich, il est spécialiste des processus historiques et politiques en Europe.

28 réponses à “Les funestes travers du parlementarisme suisse et européen

  1. Cher Gaulois,
    Avec le temps, vous devriez savoir que “Confédération helvétique” est un terme colonial.

    En dehors de la France, on dit Confédération suisse. Napoléon est un criminel de guerre; et sa funeste république helvétique oubliée.

      1. Les Gaulois regardent l’argent, les Suisses l’histoire.

        L’expression latine “Confoederatio Helvetica” est là pour nous rappeler les crimes commis par les envahisseurs et notre unité à lutter pour notre indépendance; mais jamais, ô jamais, nous utiliserons la langue de Napoléon pour définir notre nation.

        Vérifiez, vous apprendrez qqchose.

        1. Je vous prie d’envoyer votre commentaire au Président de la BNS, Banque Nationale Suisse. Il appréciera!
          GC
          P.S:: comme le mien, votre message est rédigé dans la langue que Napoléon utilisait de son vivant, à savoir en français!

        2. Bonjour à toutes et tous,

          “Les Gaulois regardent l’argent, les Suisses l’histoire”…
          Humour Suisse ?

          Merci pour cette analyse Monsieur Casasus.
          Sombrement, l’on se souviendra au temps de vos constats réalistes, qu’une récente étude indique que seulement 30% des pays de cette planète ont des régimes démocratiques.

          Si les institutions démocratiques ne tendent pas vers l’irréprochable et l’exemplaire, elles se rendront encore plus vulnérables.

          Meilleures salutations à vous,

          1. Merci pour ce commentaire.
            En effet, la démocratie mérite d’être honorée, comme il se doit.
            Certaines d’entre elles peuvent faire l’ojet de critiques à bon escient, non pour les condammer, mais pour les améliorer. C’est là le sens de vos lignes et des miennes.
            Très cordialement et bonnes fêtes.
            Gilbert Casasus

      2. Cher Monsieur Casasus,
        Depuis plusieurs années maintenant je partage entièrement votre analyse. Notre gouvernement n’est plus du tout collégial mais est devenu un grand show ou chacun veut se faire individuellement remarquer quoi qu’il en coûte à la démocratie. Je fais ce que je veux, et je ne m’occupe pas de tes affaires, alors fais la même chose.
        On est en pleine dérive. Et pour ajouter à tout ça le gouvernent a bien trop de moyen. Il ne produit plus des services mais de la bureaucratie.

        1. Cher Monsieur,

          D’abord, un grand merci pour votre soutien.
          En effet, le temps est venu de jeter un regard plus critique sur notre Conseil fédéral. Son action ne peut plus faire l’objet d’une bienveillance aveugle qui nuit à notre esprit démocratique.
          Je vous souhaite de belles fêtes de fin d’année et vous adresse mes salutations les plus cordiales.
          Gilbert Casasus

  2. Il y a erreur sur la personne! On accuse partout les lobbies de diriger et influencer, mais c’est leur rôle et leur but, et leur effet n’est néfaste que lorsqu’il y a quelqu’un en face qui accepte de l’argent ou des avantages en échange d’actions dommageables à la société civile. Les pourris ne sont pas les lobbies, mais bien les politiques (parlementaires ou plus) qui acceptent de servir les lobbies en échange d’avantages personnels.

  3. Je partage vos impressions et vous remercie de les avoir détaillées. Pour ce qui me concerne je suis peiné de constater qu’une majorité de nos élus défendent 1) leur “petite” carrière, 2) l’idéologie de leur parti et 3) accessoirement la société. On peut encore ajouter par ci par là un possible zeste de corruption. Et malgré tout notre système démocratique s’en tire provisoirement plutôt bien. Les médias y jouent leur rôle. Restons confiant, mais vigilant.

    1. Vous avez parfaitement raison.
      Nous devons rester vigilants, même si les médias fournissent un bon travail.
      La démocratie suisse est solide. Raison de plus de ne pas l’affaiblir. Et certaines dérives pourraient y conduire.
      Avec mes cordiales salutations.
      Gilbert Casasus

  4. L’attaque est la meilleure des défenses. Vous insinuez qu’un nouveau CF serait corrompu avant même de commencer son mandat. Le scandale est pour l’instant au parlement européen, dans lequel vous rêvez de voir siéger des suisses, ceci ne va pas arriver. “Dimanche noir” est sortie de la bouche d’un grand patriote vaudois et suisse, et il l’avait adressé à l’attention de nos interlocuteurs européens pour maintenir le contact avec eux. Au fond de lui, il était sincèrement soulagé de l’issue de la votation. Bonne fêtes!

    1. Madame,
      N’ai jamais écrit que le CF est corrompu. Je m’interroge seulement sur les liens qui l’unissent à certains lobbies, ce qui est mon droit et me paraît parfaitement légitime et démocratique.
      Quant à votre réécriture de l’histoire sur Jean-Pascal Delamuraz, je vous laisse l’entière responsabilité de vos propos.
      GC

      1. Vous diriez la même chose pour:
        – le président d’un syndicat, PYM, par exemple;
        – pour la présidente d’une ONG féministe;
        – ou la présidente d’une fédération de consommateurs ?

        C’est toujours dans le même sens.
        Quand Trump dit de manifester, c’est une attaque contre la démocratie; quand la gauche appelle à prendre le capitole, c’est une expression démocratique.

        L’objectivité existe.

        L’idêologie aussi, par exemple:

        https://twitter.com/DefiantLs/status/1606344914459131905

        1. Toute corruption est condamnable. Celle du Parlement européen, que je dénonce, concerne des élus de gauche.
          GC

          1. Donc, vous soutenez bien qu’un CF est corrompu ? car nul ne défend un corrompu.

            Mais je croyais qu’on s’interrogeait sur les liens entre les politiciens et les lobbies…

  5. Cher Monsieur Casasus,

    Merci d’avoir parlé de corruption sans utiliser la doxa des populistes invoquant volontiers le très répandu « tous pourris ». La plupart de nos concitoyens ne voient pas la Suisse comme un pays corrompu. J’ai toujours pensé que c’est à tort, et pas seulement à cause des banques et de certaines multinationales sulfureuses ayant pignon sur rue dans notre pays. Certes, on trouvera bien pire ailleurs, et on peut se rassurer de cette manière à la fois naïve et suffisante.

    Notre système politique dit de milice, souvent vanté en tant que tel, n’en n’est pas moins une sorte d’invite à la corruption. Comment en effet peut-on siéger à Berne en promettant de promouvoir le bien commun tout en touchant des jetons de présence dans un conseil d’administration défendant des intérêts particuliers souvent incompatibles avec l’intérêt général ? Vous mettez le doigt sur un événement particulièrement visible et scandaleux, l’élection d’un lobbyiste des énergies fossiles à la tête d’un département censé notamment s’occuper de la question environnementale.

    On ne peut s’empêcher de penser à un cas certes plus extrême encore : la nomination par l’ancien président Trump de Scott Pruitt, un climatosceptique notoire, à la tête de l’EPA, l’agence de l’environnement américaine. Celui-ci s’empressa de déconstruire tous azimuts la législation environnementale américaine existante, établie à grand peine au fil des années. Espérons que notre nouveau conseiller fédéral nous déçoive en bien… et que le lac pétrochimique ne prenne pas feu !

    1. C’est moi qui vous remercie.
      Prévenir, vaut mieux que guérir, voilà un adage politique qui malheureusement semble de plus en plus être passé de mode.
      Vos remarques me laissent espérer que je ne suis pas le seul à penser ce que j’ai écrit et que vous explicitez avec des arguments très convaincants. Félicitations!
      Trés bonnes fêtes de fin d’année.
      Gilbert Casasus

  6. « présidé, sauf cas rares, par une personnalité sociale- ou chrétienne-démocrate »

    Bref, si je vous suis bien, on parle d’une Union Européenne dirigée par des cathos affairistes qui pratiquent une forme de jésuitisme laïque.
    La Suisse devrait donc éviter de frayer avec ces gens-là, sinon pour prendre un maximum et donner un minimum.
    D’ailleurs je crois savoir que les négociateurs suisses ont la réputation d’être de redoutables maquignons.
    Le principe du « ce qui à moi est à moi, ce qui est à toi est négociable » est le seul langage que l’UE comprenne semble-t-il.

    « Se croyant plus vertueux que le reste du politique, ils se drapent d’un costume moral qui leur sied de moins en moins. Donneurs de leçons à tout bout de champ, un sérieux coup de balai devant leur porte leur ferait le plus grand bien. (…)
    le parlement de Strasbourg n’a cessé de se présenter du côté « des gentils » contre « les méchants » »

    Il est d’autant plus croquignolet de constater que le scandale de corruption est porté par des personnes qui représentent ce que la gauche a de plus gluant : le directeur d’une ONG qui lutte contre l’impunité (!) et des socialistes « caviar et Louis Vuitton ».

    « Que les europhobes ne se réjouissent pourtant pas trop vite ! La mainmise des lobbies concerne aussi d’autres pays, dont au premier chef la Suisse. »

    J’ai toujours considéré la chose politique comme l’institutionnalisation de la malhonnêteté intellectuelle et le lobbying officiel comme l’institutionnalisation de la corruption.
    En politique il n’y a pas de morale qui tienne.

    Aux faux gentils je préfère les vrais méchants, les cyniques assumés.
    Ils ont moins le mérite de la franchise …

    1. Cher Monsieur,

      Mon article ne tombe pas dans le piège des “tous corrompus”. Celles et ceux qui le sont doivent être punis, voilà tout! Et celles et ceux qui ne le sont pas, ne doivent pas être tenus pour responsables, voilà tout!
      GC

      1. Ce que je reproche à la chose politique et à ceux qui la servent est de faire croire que la corruption, sous toutes ses formes, serait une dérive, une exception malheureuse, alors qu’elle est au centre des rapports de force entre les Etats et tous les intérêts qui composent la sociétés.
        Croire le contraire est soit de la naïveté soit de l’hypocrisie.

        C’est Coluche qui s’exclamait « un pour tous, tous pourris ! ».
        Je pense qu’il avait raison.

        Par contre ce n’est pas un problème à partir du moment où c’est assumé et régulé correctement.
        Arrêtons de nous voiler la face et jouer les vierges effarouchées : admettons que nous somme entre salauds et que nous parlons la même langue. Nous devrions donc pouvoir nous entendre et modérer nos tentations dans la mesure du possible.
        La démocratie ne s’en portera que mieux.

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