La France d’en haut: erreur de perspective

C’est le genre de livres que l’on achète subrepticement au détour d’un kiosque de gare, dans une librairie de l’aéroport ou sur l’étalage d’une grande surface. Le titre est alléchant et la lecture s’annonce palpitante. Les yeux rivés sur la couverture, on se met immédiatement à rêver aux temps anciens des Raffarinades, à l’heure où l’ancien Premier ministre de Jacques Chirac, avocat autoproclamé de « la France d’en bas », tenait à quitter son piédestal pour encourager ce que l’on appelait à l’époque « la positive attitude ».

De « positive attitude », il ne peut en être question dans l’ouvrage que le géographe français Christophe Guilluy vient de publier sous le titre du « Crépuscule de la France d’en Haut ». Livre largement commenté par la presse hexagonale, il a retenu l’attention de nombreux chroniqueurs qui, comme celui du Figaro, le considère « indispensable ». Jugement acceptable pour certains, il mérite aussi d’être remis en cause par d’autres qui ne voient dans ce bouquin qu’un brûlot anti-bobos qui, à n’y prendre garde, épouse la pensée néo-réactionnaire made in France.

Pas besoin d’aller très loin pour trouver les gens à abattre. Dès la page 13, on sait à quoi ils ressemblent, soit à une fraction très importante de la population, une nouvelle bourgeoisie, qui réside notamment dans les métropoles et qui a cautionné tous les choix économiques de la classe dirigeante depuis trente ans. Par conséquent, nous voilà renseignés. Jamais, les agriculteurs et les notables de province n’auraient voté pour « la classe dirigeante ». Pour les uns, Jacques Chirac n’aurait été qu’un fossoyeur de la France profonde. Pour les autres, Nicolas Sarkozy ne serait alors qu’un nanti de Neuilly auquel nul n’aurait accordé sa voix. Au petit détail près que Chirac a toujours pu compter sur le vote des agriculteurs qui, par définition, ne vivent pas « dans les métropoles » et que la croisade sarkozyste sur l’identité n’a que très rarement séduit cette nouvelle bourgeoisie urbaine à laquelle Christophe Giulluy aime pourtant à s’en prendre éperdument.

Bref, dès la page 13 du bouquin, le lecteur sait à quoi s’en tenir. Un livre accusateur, pas totalement dénué de tout fondement, mais d’une posture si polémique qu’il en perd tout crédit scientifique. Rédigé comme un réquisitoire contre « ceux d’en haut », il tente de venir en aide à « ceux d’en bas ». Mais la plaidoirie montre vite ses limites. Parfois, elle prête même à sourire, à l’exemple de l’affirmation selon laquelle dans les villes mondialisées, le football est devenu le spectacle de la bourgeoisie (p. 41), du moins pour ces dizaines de milliers de supporters qui se rendraient au stade chaque week-end en costume cravate trois pièces.

Mais trêve de plaisanterie, car l’ouvrage de Christophe Guilluy n’est pas à prendre à la légère. Partant d’une intention louable de défendre les exclus, voire la France populaire invisible (p.132), terminologie qui d’ailleurs ne déplairait pas à Marine Le Pen, il omet de prendre en compte les évolutions politiques des sociétés européennes actuelles, où le bourgeois n’est plus forcément de droite et l’ouvrier plus forcément de gauche. Apportant de fausses réponses à de vraies questions, pour reprendre une expression célèbre, l’auteur ôte aux idées tout ce qui fait leur valeur. L’avouant lui-même, il est de l’avis que contrairement à ce que croit la classe dominante, ce ne sont pas les « idées » qui mènent prioritairement le monde, mais le quotidien (p. 184). A quoi bon alors produire des idées, de la richesse intellectuelle, de la recherche, comme si celles-ci n’étaient issues que d’un monde artificiel, nées que de la plume de certains penseurs hors du temps, séparés d’un quotidien qu’ils ne vivraient que haut perchés dans leur tour de Babel urbaine ?

Parce qu’exclusivement dichotomique, la démonstration de Christophe Guilluy pèche par une simplification à l’extrême, où les bonnes classes populaires ne seraient que les victimes de ces méchants néo-bourgeois mondialisés. Les accusant de tous les maux, l’auteur leur reproche même de se réclamer de l’antiracisme et de l’antifascisme, car ces noms communs sont ceux de la classe dominante, les catégories modestes l’ayant parfaitement compris et refusant les conditions d’un débat tronqué (p. 179) . Des paroles à faire froid dans le dos, surtout si elles se réfèrent à la conclusion de l’auteur selon laquelle…les classes populaires n’ont jamais fait partie de l’histoire officielle (p. 245). En voilà au moins un qui a trop regardé Stéphane Bern à la télévision française !

Gilbert Casasus

Gilbert Casasus est professeur émérite en Études européennes de l’Université de Fribourg. Politologue, diplômé de l’IEP de Lyon et docteur du Geschwister- Scholl-Institut de l’Université de Munich, il est spécialiste des processus historiques et politiques en Europe.