L’euroscepticisme des idéologues néolibéraux

Dans une chronique polémique, le journaliste économique de la Neue Zürcher Zeitung, Thomas Fuster, a volontairement fustigé l’Union européenne. Édité le 6 août dernier sous le titre « die Lebenslüge der EU » (le mensonge de l’UE), son article profère des accusations auxquelles les adversaires de la construction européenne ont de plus en plus tendance à recourir. Ces attaques traduisent un mode de pensée où l’idéologie néolibérale rencontre l’idéologie néo-conservatrice. Prenant pour principale cible la liberté de circulation des personnes et l’euro, l’auteur croit deviner en ces derniers les faiblesses incurables de l’UE.

Ces griefs ne sont pas neufs. Ils font partie de la panoplie argumentaire de tous les eurosceptiques. D’ailleurs, seul le marché intérieur semble trouver grâce aux yeux du chroniqueur de la NZZ. Avec une attitude tout aussi déconcertante que peut l’être sa franchise, il préconise de revoir les quatre libertés fondamentales de l’UE, en les réduisant à trois et demie. Avocat du maintien à 100% de la liberté des marchandises, des services et des capitaux, il plaide en revanche pour la réduction de moitié de la libre circulation des personnes. Cela a au moins le mérite de la clarté : la liberté des personnes de vivre, de s’établir, de travailler et de voyager à travers l’Union européenne est, à son goût, deux fois moins importante que celle de la libre circulation des biens économiques et financiers.

Thomas Fuster n’est pas le seul à partager cette image de l’Europe. Elle est aussi celle de la Grande-Bretagne qui, après avoir voté pour le Brexit, voudrait désormais profiter de tous les avantages de l’Union européenne, sans en supporter le moindre de ses inconvénients. D’ailleurs, le Royaume-Uni ne s’en cache pas une seconde. Pour ne pas subir les conséquences négatives d’un vote qu’il a pourtant lui seul voulu et exprimé, Il veut toujours, voire plus que jamais, avoir accès au marché intérieur européen. C’est là une forme pour le moins très critiquable d’un soit disant retour à une souveraineté nationale qui constitue néanmoins l’un des principaux chevaux de bataille de tous les eurosceptiques et autres économistes néo-conservateurs.

Faire payer à l’Union européenne le prix des fautes que l’on a soi-même commises, voilà qui semble désormais être la devise des plus fervents adversaires de l’Europe. Cela ne concerne pas seulement les Britanniques, mais aussi d’autres pays membres ou non de l’Union européenne, où le vote anti-européen a réussi à s’imposer. On pensera ici immédiatement à la Suisse et aux difficultés qu’elle ne cesse de rencontrer pour se sortir de l’imbroglio, sinon du mélodrame, qu’elle a provoqués le 9 février 2014. Mais, on évoquera aussi le cas de la Hongrie ou de la Pologne, voire d’autres de l’Europe centrale, qui, contre vents et marées, s’obstinent toujours à percevoir l’Union européenne comme une tirelire à flux continus, voire comme un organisme de subventions allouées sans effort de réciprocité.

Même, si comme le rappelle Thomas Fuster, la Tamise continue de traverser Londres depuis le 23 juin dernier, nul ne peut s’empêcher d’accorder quelque attention aux prévisions économiques qui n’augurent rien de bon. Ainsi le très sérieux et réputé « Institut allemand pour la recherche économique » a très récemment publié une étude selon laquelle la puissante économie allemande devrait subir, à cause du Brexit, une perte de 0,4% de son PIB. De même quelques indices, dont ceux de l’augmentation des prix à la consommation et de l’augmentation du chômage, laissent présager une crise de la croissance anglaise. En revanche, l’euro pourrait tirer son épingle du jeu. En effet, nul ne conteste désormais qu’il se porte mieux face à la livre sterling que cette même livre sterling ne se porte vis-à-vis de l’euro. Et comble de l’ironie économique et néo-libérale, le gouvernement conservateur de sa gracieuse Majesté aurait dorénavant pour intention de relancer une politique industrielle de la Grande-Bretagne. Se rappelant aux bons vieux souvenirs des politiques plus interventionnistes, il pourrait se trouver en porte-à-faux avec sa propre doctrine née du thatchérisme. Tout au moins, le Brexit aura prouvé qu’à quelque chose malheur est bon, à savoir que le néo-libéralisme et l’euroscepticisme sont souvent bien pires que les prétendus maux qu’ils espéraient eux-mêmes combattre.

Gilbert Casasus

Gilbert Casasus est professeur émérite en Études européennes de l’Université de Fribourg. Politologue, diplômé de l’IEP de Lyon et docteur du Geschwister- Scholl-Institut de l’Université de Munich, il est spécialiste des processus historiques et politiques en Europe.