La faillite du Schröderisme

Ce n’est pas faute de l’avoir écrit dans ce blog : la social-démocratie européenne subit la plus grande crise idéologique depuis 1945. Elle n’est plus en phase avec la société, et pire encore, elle n’est plus en phase avec elle-même. Elle ne sait plus qui elle est, par omission d’avoir voulu savoir ce qu’elle aurait dû être. Elle croyait se globaliser dans la mondialisation, alors qu’elle s’est délocalisée dans le purgatoire idéologique de la pensée unique. Elle n’est plus que l’ombre d’elle-même, n’ayant pas su reconnaître sa défaite intellectuelle à laquelle elle aurait dû faire face plus tôt. A vouloir sans cesse copier les autres, elle n’a que fait que coller aux bottes de ses adversaires politiques. Elle s’est adaptée à leurs thèmes, croyant que sa fibre sociale lui permettait encore de sauver les meubles rongés par les vers d’un capitalisme financier qui, qu’elle le reconnaisse ou non, lui demeurera toujours hostile.

La social-démocratie, âme en peine en quête d’une fausse réhabilitation, croyait se sauver là, où elle a sombré. Tombée comme Obélix dans la potion magique du libéralisme dominant, elle a fait de la compétitivité son idée fixe. Mais par la compétitivité, elle fut bien vite rattrapée, courant désormais à grandes enjambées derrière des scores électoraux avec lesquels elle n’est pas prête de renouer. Avec comme slogan, quasi publicitaire, « faites du Schröderisme, le pays vous en sera reconnaissant ! », elle est tombée dans le piège du mollétisme que même les vieux nostalgiques de la SFIO ne regrettent pas l’espace d’un instant.

Alors qu’elle aurait, au moins, dû se réclamer d’un Blair ou plus encore d’un Renzi, obligés tous deux de nettoyer, à près de quinze ans d’intervalle, les écuries d’Augias du Thatchérisme et du Berlusconisme, elle a préféré astiquer les sols d’un parterre d’économistes dont la seule raison d’être est celle de « faire des économies ». Mais les lois du marché étant ce qu’elles sont, les sociaux-démocrates en ont en directement subi les conséquences et payé le prix, au plus grand bénéfice de leurs adversaires qui n’en demandaient pas tant. Traversés par la croyance saugrenue que dans sa propre dialectique, le social-libéralisme laissait vaincre le premier aux dépens du second, ils se sont libérés à leur propre insu de leur fibre sociale, pour devenir prisonniers d’une façon de faire qui n’a jamais été la leur.

De plus en plus exposés à la sanction d’une politique qu’elle n’a jamais incarnée, la social-démocratie européenne a laissé filer des pans de son histoire et de ses principes au profit de partis et personnes qui de principes n’ont souvent que ceux de l’exclusion, de la haine et de la xénophobie, et de l’histoire que la culpabilité d’avoir mené l’Europe à sa déchéance et au conflit le plus meurtrier qu’elle ait connu sur son sol. Avec pour pire défaite idéologique de cette année d’avoir préféré épouser, comme en Autriche, les thèses les plus égoïstes et nationalistes que l’on ait entendues depuis longtemps, elle a pris congé de son engagement humaniste, laissant à Angela Merkel le soin, mais aussi la grandeur de gérer au sein de l’UE la plus importante crise migratoire depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale.

Mais à vouloir trop fanfaronner sur l’autel d’un indigeste réformisme, voilà que l’heure de la vérité commence à sonner. Le Hollandisme ne fait déjà plus date, les valses anti-immigrés de Vienne ne font plus danser les guincheurs des bals socialistes, tandis que les sociaux-démocrates allemands ne peuvent plus faire l’impasse des trois scrutins régionaux qui, le 13 mars 2016, ont marqué l’histoire électorale de la République fédérale d’Allemagne. Si Angela Merkel ne les a pas gagnés, le SPD les a largement perdus. A l’exception de la Rhénanie-Palatinat, où la social-démocrate Malu Dreyer, parce que toujours fidèle à ses idées et à son appui à la politique d’ouverture de la chancelière, a remporté un succès plus que mérité, les sociaux-démocrates ont subi une véritable bérézina qu’ils n’ont pas volée. Ils se sont déshonorés, parce qu’ils ont oublié d’honorer ce qui a toujours fait leur propre honneur. Battus parce que n’ayant pas été à la hauteur de leur époque, il ne reste aux sociaux-démocrates européens que de se référer à l’une des devises préférées de François Mitterrand, selon laquelle « il faut donner du temps au temps ».

Gilbert Casasus

Gilbert Casasus est professeur émérite en Études européennes de l’Université de Fribourg. Politologue, diplômé de l’IEP de Lyon et docteur du Geschwister- Scholl-Institut de l’Université de Munich, il est spécialiste des processus historiques et politiques en Europe.