Kiwi ou Jamaïque?

Kiwi ou Jamaïque ? De prime abord, on pense cocktails ! Sauf qu’il ne s’agit pas là de boissons au goût plus ou moins étrange. Toutefois, ces deux cocktails pourraient s’avérer tout aussi explosifs, voire politiquement tout aussi savoureux, que ceux que l’on retrouve dans des verres aux couleurs hétéroclites. Car à vouloir être sans cesse mélangée et secouée, la politique intérieure allemande devrait s’en retrouver toute retournée. Dotée d’un système parlementaire qui, depuis près de septante ans fait toutes ses preuves, la République fédérale d’Allemagne va désormais au-devant de compositions et recompositions que les pères de la Constitution de 1949 n’auraient jamais pu imaginer dans leurs rêves les plus fous et les plus farfelus. Aujourd’hui, confrontée à un nombre toujours plus grand de partis représentés au Bundestag, la RFA est obligée de chercher de nouvelles majorités qui sortent du cadre de l’affrontement traditionnel, et somme toute logique, entre la droite et la gauche.

Depuis 1949, il n’y a eu que trois « grandes coalitions » CDU-CSU/SPD en Allemagne. La première n’a duré que trois ans, de 1966 à 1969 et a préfiguré l’alternance scellée par l’arrivée du premier chancelier social-démocrate Willy Brandt au pouvoir à Bonn. La seconde date de 2005 à 2009. Quant à la troisième, en place depuis 2013, elle devrait prendre fin en septembre 2017. Toujours dirigées par l’actuelle chancelière, ces deux dernières « grandes coalitions » n’ont jamais été désirées par les chrétiens- et les sociaux-démocrates. Faute, pour les uns et les autres, de trouver des majorités issues de leur bord respectif, la CDU/CSU et le SPD ont été obligés de s’unir pour donner à la démocratie allemande ce dont elle a toujours besoin, à savoir un gouvernement stable.

Les Allemands n’en sont certes pas mécontents. Grosso modo, ils se satisfont d’une solution équilibrée qui les prémunit contre une domination unilatérale d’un seul et même parti. Privilégiant depuis les années soixante des gouvernements de coalition, ils aspirent aux correctifs politiques que, normalement, seules les plus petites formations sont susceptibles de leur offrir. Ce fut le cas avec les libéraux du FDP, alliés respectifs des chrétiens-démocrates sous Adenauer, Kohl et Merkel, et des sociaux-démocrates sous Brandt et Schmidt. Idem pour les Verts qui, de 1998 à 2005, ont ensemble gouverné l’Allemagne avec Gerhard Schröder. Toutefois, ces époques paraissent aujourd’hui bel et bien révolues. Pas davantage la CDU/CSU ne peut compter sur le FDP que le SPD peut lui plus compter sur les Verts.

Au risque de prononcer un jugement prémonitoire, Angela Merkel restera aussi dans l’histoire pour avoir été la chancelière d’un système de transition de la politique intérieure allemande. De 2005 à 2017, elle n’aura en effet gouverné que durant quatre ans avec le « partenaire naturel » des chrétiens-démocrates, soit le FDP. Le reste du temps, elle a partagé son pouvoir avec le SPD, à savoir son « adversaire naturel ». Présentée souvent, et à tort, comme une « cohabitation à l’allemande » cette alliance est contraire à l’esprit d’une démocratie parlementaire permettant les changements de majorité. De fait, elle fragilise un système politique qui, à l’épreuve de la proportionnelle (presque intégrale à l’exception d’une barre éliminatoire des 5% des suffrages exprimés) ne pourra pas longtemps supporter la présence de six ou sept partis au Bundestag.

A vouloir exclure la participation gouvernementale des néo-communistes de la Linke à Berlin, à devoir prévoir la présence, de moins en moins hypothétique, de députés de la droite extrême de l’AFD (Alternative für Deutschland) au parlement élu en septembre 2017, la politique allemande a toutes les chances de se retrouver devant un casse-tête chinois ou en face d’un Rubik’s cube dont elle n’a pas résolu l’énigme. Angela Merkel désirerait alors chercher la solution chez les Verts pour former, comme en Hesse, une « coalition Kiwi ». Pourtant, rien ne garantit pour l’instant qu’elle puisse exaucer son souhait, les députés CDU/CSU et Verts n’étant pas sûrs d’atteindre une majorité de sièges au Bundestag.Elle pourrait alors faire appel, avec les écologistes, aux libéraux du FDP pour conclure « un ménage à trois », soit sceller « une coalition Jamaïque ». Mais le succès est loin d’être garanti, sachant qu’un modèle analogue s’est d’ores et déjà fracassé en Sarre en 2012 après deux années de législature tumultueuse.

Qu’il soit « kiwi » ou « Jamaïque », le futur gouvernement allemand devra enfin mettre fin à « la grande coalition ». Celle-ci aura fait son temps, plus qu’il n’en faut. Et surtout aux dépens des sociaux-démocrates. Toutefois, l’Allemagne politique sera face à de nouveaux défis dont elle semble encore sous-estimer l’importance. Les plus optimistes souligneront la flexibilité de son système, le sens du compromis des acteurs et la force de l’interchangeabilité des partis. Les plus pessimistes insisteront, pour leur part et de manière exagérée, sur une « weimarisation » de la politique allemande, exposée au maintien de la Linke et au succès plausible de l’AFD. Quant aux plus réalistes, voire aux plus analytiques, insatisfaits d’un jeu de plus en plus brouillon des alliances en tous genres, ils plaideront peut-être pour l’introduction d’une véritable dose de scrutin majoritaire. Ainsi la RFA pourra toujours garantir, comme elle l’a fait au moins jusqu’en 1998 avec Schröder, voire en 2009 avec le second mandat de Merkel, une alternance démocratique digne de ce nom.

Gilbert Casasus

Gilbert Casasus est professeur émérite en Études européennes de l’Université de Fribourg. Politologue, diplômé de l’IEP de Lyon et docteur du Geschwister- Scholl-Institut de l’Université de Munich, il est spécialiste des processus historiques et politiques en Europe.