A propos de souverainisme non identitaire

Calmy-Rey l’ésotérique

Initiative populaire en préparation… il va bientôt falloir débattre sérieusement de la sainte neutralité suisse. On ne peut pas dire que l’ancienne cheffe des Affaires étrangères ait contribué à clarifier les choses dans l’interview donnée mercredi au Temps (27 juillet)*.  

Cet entretien est à l’image de son livre publié l’an dernier sous le titre « Pour une neutralité active »** : alambiqué et difficile à suivre. La neutralité y apparaît comme une sorte de substance à base de juridisme stratifié. Une notion identitaire vague à force de complexité, de plus en plus insaisissable, plébiscitée néanmoins dans les sondages (comme le secret bancaire jusqu’à son dernier jour). Une matière qui devrait être réinterprétée continuellement, à grands renforts de contorsions notionnelles, jusqu’au reniement pur et simple, comme dans le cas de la guerre russo-ukrainienne. Et à condition de pouvoir proclamer d’autant plus fort, en toutes circonstances, son importance vitale pour la Suisse et la paix dans le monde. La neutralité nous a été donnée, il est de notre devoir d’en faire quelque chose, de la renouveler, de la perpétuer envers et contre tout. Venant de Micheline Calmy-Rey, on comprend surtout qu’il s’agit de protéger les institutions et carrières internationales basées à Genève, ce qui est tout à fait honorable. Mais est-ce bien nécessaire d’en arriver là ? 

L’interview porte sur le projet d’initiative populaire des milieux conservateurs, visant une neutralité «intégrale et permanente» à inscrire dans la Constitution, ainsi définie : le Conseil fédéral renonce à toutes sanctions économiques, sauf celles décidées par les Nations Unies. Il rend en revanche impossible le contournement par la Suisse de sanctions imposées par d’autres Etats.

Extraits commentés (soit les passages clés, le reste se contentant de considérations politiciennes anti-UDC) :

(…) Quel serait le problème? 

Lorsque l’agresseur est un membre permanent du Conseil de sécurité des Nations Unies doté du droit de veto, ce dernier est impuissant. Dans le cas de l’Ukraine, la Suisse n’aurait pas pu reprendre les sanctions de l’UE, mais seulement choisir quelques mesures pour éviter leur contournement. Ce texte restreint la marge de manœuvre du Conseil fédéral dans l’application de notre politique étrangère et dans la défense de nos intérêts.

De quelle marge de manœuvre s’agit-il dans le cas de la guerre en Ukraine ? Quelle a été la marge de manœuvre du Conseil fédéral dans la reprise ou non des sanctions de l’UE ? Nulle à inexistante. Une inscription dans la Constitution lui eût peut-être permis de se référer à quelque chose pour résister aux pressions dix minutes de plus.

Et à quelle « défense de nos intérêts » se réfère l’ancienne conseillère fédérale ? Des intérêts économiques en premier lieu, la Suisse pouvant alors faire elle-même l’objet de rétorsions de la part de l’Union Européenne et des Etats-Unis. Les initiants ont précisément l’air de se moquer de ces intérêts-là. Leur reprocher de faire de la neutralité un « business model qui ne dit pas son nom » (expression reprise dans le titre de l’article), référence à la « neutralité profiteuse » chère à la gauche (qui a toujours détesté l’idée même de neutralité), montre à quel point la discussion est actuellement embrouillée.    

Sur le fond, une position de réserve politique eût d’ailleurs été défendable, renvoyant les deux parties dos à dos. L’agression russe est bien entendu inacceptable sur tous les plans, mais les Etats-Unis, l’Union Européenne et l’OTAN portent une lourde responsabilité dans l’enchaînement des maladresses géostratégiques qui ont exacerbé le sentiment national russe au-delà des limites. Un statut de neutralité imposé à l’Ukraine – comme il l’a été à la Suisse en 1815 – aurait peut-être permis d’éviter l’immense gâchis qui nous accable. C’est ce que demandait la Russie. Les Etats tampons ont d’ailleurs souvent été des Etats heureux.

(…) En quoi la neutralité «intégrale» se distingue-t-elle du concept de neutralité «active» que vous défendez?

La neutralité a toujours pris des formes diverses, tant sa pratique a évolué au cours du temps. Aujourd’hui, la neutralité active se fonde sur le droit international et sur le multilatéralisme qui caractérise notre monde. C’est celle d’un juge, et non pas une neutralité partisane prenant position pour ou contre un pays. Elle se fonde sur le respect du droit international, des conventions internationales et des droits humains. Elle permet donc de réagir et de prendre des sanctions lorsque ceux-ci sont violés de manière crasse comme en Ukraine.

Oui, mais on ne saisit toujours pas pourquoi les sanctions économiques, qui sont un acte de guerre, s’imposent dans le cas de l’Ukraine, mais pas dans d’innombrables autres cas de violation du droit international, des conventions et des droits humains. Ce que l’on a compris, c’est que le Conseil fédéral ne voulait pas appliquer de sanctions contre la Russie, mais qu’il a admis que les dommages politiques et surtout économiques d’une telle politique ne seraient pas assumables. L’Union Européenne et les Etats-Unis ne l’auraient pas accepté. Dans ces conditions, à quoi bon ratiociner sur la neutralité ?

En reprenant les sanctions, la Suisse n’a-t- elle pas pris parti contre la Russie, comme le prétend Christoph Blocher? 

Il est faux de prétendre qu’en s’abstenant de recourir aux sanctions, on ne prend pas parti.

Euh… alors pourquoi ne pas prendre parti sans recourir au sanctions, comme l’ont fait quelque cent cinquante Etats dans le monde (en se contentant de condamner l’agression russe aux Nations-Unies)? La réponse est évidente : des rapports de force ne permettent pas actuellement à la Suisse de faire bande à part sur ce genre de dossier. Comme on pouvait s’y attendre, sa position a immédiatement été instrumentalisée par le président des Etats-Unis : « Même la Suisse inflige des sanctions à la Russie » (1er mars). On pense aussitôt au « même la Suisse a renoncé au secret bancaire fiscal » du début des années 2010. C’est dire s’il ne reste rien de la neutralité. Sauf un terme, un pur cliché constitutif de l’image de la Suisse dans le monde. On le voit, il y a peut-être quelque chose à reconstruire ici pour la promotion de la paix, mais sur des bases forcément différentes.   

(…) Si la Suisse avait procédé ainsi, elle se serait rangée aux côtés de l’agresseur russe. En tant que petit pays ne pouvant pas faire jouer les rapports de force, elle se devait de sanctionner cette violation du droit international. Rappelez-vous que son renoncement à des sanctions contre l’Afrique du Sud a été considéré comme une prise de position. Cela dit, l’interprétation de la neutralité diffère d’un cas à l’autre. Ce ne sont pas toujours les mêmes Etats qui violent le droit international. En 2003, les Etats-Unis ont envahi l’Irak en l’absence d’une résolution de l’ONU. La Suisse avait alors appliqué le droit de la neutralité. Il est à mon sens important d’éviter un alignement systématique de la Suisse sur un régime de sanctions particulier pris en dehors du cadre de l’ONU. A défaut, le principe de neutralité serait vidé de son sens.

Comprenne qui pourra. Des pays beaucoup plus grands n’ont pas appliqué de sanctions contre la Russie, et de loin pas seulement des Etats voyous. Oui, la Suisse n’a pas appliqué de sanctions contre les Etats-Unis en 2003 – personne ne le lui demandait – mais elle l’a fait contre la Russie en 2022. N’est-ce pas justement ce genre de différence qui vide la neutralité de son sens ? Ne serait-ce pas plus simple de le reconnaître ? Tout en revendiquant aux Nations Unies, avec d’autres petits Etats, le droit de ne pas appliquer les sanctions économiques des grandes puissances (pour autant que l’on ne favorise pas leur détournement) ? Le droit international (Conventions de la Haye de 1907) précise que la première obligation d’un Etat neutre est de ne pas participer à la guerre. Qui, encore une fois, peut nier que les sanctions contre la Russie sont des actes de guerre ? En tout cas pas Micheline Calmy-Rey :

(…) Le centre droit veut collaborer davantage avec l’OTAN. Ne voyez-vous pas là un risque de perte de crédibilité pour notre neutralité?

 (…) Lors du dernier sommet de l’OTAN, la Russie a été ouvertement déclarée ennemie, ce qui fait que l’OTAN est désormais engagée dans une confrontation avec la Russie. Ce qui était au départ un conflit local limité au Donbass et au statut de l’Ukraine est devenu non seulement une guerre extrêmement destructrice au cœur de l’Europe, mais aussi une guerre par procuration non déclarée entre l’OTAN et la Russie qui peut échapper à tout moment à tout contrôle. Il faut donc rester prudent dans la mesure où l’OTAN n’est plus une organisation à but purement défensif.

S’il y a un risque de confrontation militaire entre l’OTAN et la Russie, à quoi peut bien servir une neutralité qui ne consisterait pas à s’abstenir de prendre officiellement parti ? Suite à l’alignement sur les sanctions européennes, n’est-il pas compréhensible que les Russes – et le reste du monde – ne considèrent plus les Suisses comme neutres? Revendiquer une quelconque neutralité dans ces conditions passerait pour une pure bouffonnerie.

Que pensez-vous de la « neutralité coopérative » dont parle désormais Ignazio Cassis?

Cela ne change pas vraiment la pratique actuelle. Notre neutralité resterait armée et permanente. Mais elle pourrait s’élargir dans la collaboration avec des Etats partageant les mêmes valeurs que nous.

Intéressant. Quel genre d’Etats plus précisément ? Et quelles valeurs ? C’est ce que l’on aimerait savoir. En attendant, non contente de considérations de plus en plus creuses sur la neutralité, Micheline Calmy-Rey veut en étendre la portée :

(…) Actuellement, le droit de la neutralité ne s’applique qu’aux guerres interétatiques. Mais aujourd’hui, beaucoup de conflits sont des guerres par procuration ou des guerres civiles. Lorsque vous voyez que la Suisse peut livrer des armes en Arabie saoudite, qui est à la tête d’une coalition menant une guerre au Yémen, alors qu’elle ne peut pas en exporter en Ukraine, c’est qu’il y a un problème.

(…) Nous devons donc réactualiser le droit de la neutralité. Je milite pour que nous l’appliquions non seulement pour des guerres interétatiques, mais aussi pour des conflits par procuration ou pour des conflits civils. De plus, il apparaît aujourd’hui difficile d’articuler le concept de neutralité avec le cyberespace en l’absence d’une régulation internationale.

(…) Mon autre grande préoccupation concerne la faiblesse du multilatéralisme. Nous assistons à un retour des rapports de force dans les relations internationales. Si la guerre en Ukraine avait pour conséquence la constitution d’un nouveau bloc Chine-Russie, ce serait une défaite pour l’Occident. Et si quelques-uns d’entre nous ont pu un jour rêver d’une troisième superpuissance Europe, aujourd’hui ce rêve se brise.

Madame Calmy-Rey, ne pensez-vous pas que c’est l’archi-domination des Etats-Unis qui a laissé penser que les rapports de force avaient disparu ? Aujourd’hui, il n’y a pas seulement la Chine et la Russie. Deux tiers de l’humanité forment un nouveau bloc informel qui se lève contre l’hégémonie de l’Occident. Ce processus ne requiert pas forcément la multiplication de conflits armés (même si ce serait un miracle qu’il ne passe pas un jour ou l’autre par quelque accident nucléaire). Il n’est pas nécessaire non plus que la Suisse fasse semblant de n’appartenir à aucun bloc. Il faudra simplement trouver autre chose qu’une neutralité historique lessivée.

Avec son image dans le monde, et sa taille exactement médiane, la Suisse a un potentiel énorme d’alliances et de mobilisation du côté des Etats secondaires cherchant à s’émanciper des grandes et super-puissances. Selon l’expression consacrée, il ne peut s’agir pour la Suisse que d’un changement de paradigme. Quant “au rêve brisé de super-puissance Europe”, qui a surtout été nié jusqu’ici par les européistes (l’Europe n’était qu’un inoffensif projet de paix), les événements viennent rappeler qu’en matière de guerre et de paix, les super-puissances font en général plutôt partie des problèmes que des solutions.

* https://www.letemps.ch/suisse/micheline-calmyrey-linitiative-christoph-blocher-un-business-model-ne-dit-nom

** Micheline Calmy-Rey : « Pour une neutralité active – De la Suisse à l’Europe », Presses polytechnique et universitaires romandes, coll. Savoir Suisse, 2021. L’ancienne conseillère fédérale développe dans cet ouvrage  l’idée incongrue qu’une neutralité de type suisse pourrait être adoptée et adaptée par l’Union Européenne.   

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