Accepter pour affronter

  • Depuis des années les chercheurs tentent de faire en sorte que l’école participe au développement de la pensée complexe, de l’esprit critique, de l’autonomie de pensée afin que les élèves deviennent des citoyens responsables, capables de faire des choix en toute connaissance de cause, que ce soit dans leur vie professionnelle ou privée.
  • De plus en plus de travaux sont entrepris afin que le système scolaire quitte l’évaluation sommative de connaissances notionnelles basées sur une bonne mémorisation pour aller vers une évaluation des compétences. Ceci afin que les élèves possèdent un “savoir-agir” mêlant compétences cognitives, sociales, émotionnelles et savoir-faire.
  • Dans les pratiques de classe, on voit apparaître des approches censées reconnecter les enfants à la nature par des pratiques de pleine conscience, des visites de “fermes pédagogiques”, la construction de “canapés forestiers” ou des sorties plus ou moins régulières en forêt ou en campagne.

Nous pouvons imaginer que les chercheurs (ou du moins certains…) et les enseignants qui mobilisent de telles pratiques désirent amener les élèves à développer une capacité à comprendre le monde qui les entoure, ainsi qu’une relation émotionnelle avec lui, afin qu’ils puissent agir pour le préserver et faire en sorte qu’il soit “durable”. Car l’objectif final n’est-il pas, comme le disait Gro Harlem Brundtland en 1986 déjà, de promouvoir un développement (durable) qui satisferait “les besoins des générations présentes sans compromettre la possibilité pour les générations à venir de satisfaire leurs propres besoins”?

La question est de savoir si ce que nous entreprenons avec les élèves a un lien avec cette définition. En d’autres termes, les objectifs que nous fixons pour nos élèves sont-ils cohérents avec cette solidarité que nous devrions avoir vis-à-vis des générations futures?

Tout comme Nicolas Casaux, dont sa réflexion du 28 mars 2018 inspire certaines des lignes de ce blog, ou Christian Salmon, invité des “Matins de France culture” du 15 octobre 2020, dont les propos m’ont permis de mettre en mot certains ressentis, j’ai l’impression que nous avons perdu de vue l’essence des propos de Mme Brundtland. 

En effet, comment pouvons-nous imaginer que le monde dans lequel nous vivons puisse perdurer, alors que nous puisons des ressources non renouvelables en détruisant la biodiversité qui fait l’harmonie et les équilibres subtiles de la vie sur notre petite planète ? Notre vision est-elle à si court terme que “les générations futures” se limitent à nos propres enfants, voire, si tout va bien, à nos petits-enfants? Car il ne faut pas se leurrer: à la vitesse à laquelle nous pillons les richesses souterraines, la plupart du temps sans se donner les moyens de les recycler, les générations futures n’auront plus grand chose à aller chercher. “Nous sommes riches parce que nous vivons sur notre capital. Le charbon, le pétrole, les phosphates que nous utilisons de façon si intensive ne seront jamais remplacés. Lorsque les réserves seront épuisées, les hommes devront faire sans… Cela sera ressenti comme une catastrophe sans pareille. » disait l’écrivain de fiction Aldous Huxley en 1928 (Vanity Fair, octobre 1928). Depuis, l’intensification de ce pillage est devenue exponentielle et n’a plus aucune mesure avec ce qu’Huxley dénonçait à l’époque.

Alors, que faire de toutes nos bonnes intentions de chercheurs ou d’enseignants? Devons-nous continuer à apprendre à nos élèves à trier leurs déchets, à couper l’eau pendant qu’ils se brossent les dents ou à éteindre les lumières lorsqu’ils sortent d’une pièce? Ne sommes-nous pas simplement en train de leur dire que, si nous faisons tous un petit effort, nous pourrons sans problème continuer à vivre dans le monde tel que nous le connaissons et tel que nous l’apprécions? C’est ce que nous avons déjà dénoncé, en accusant le concept de développement durable de nous avoir rendu “climato-quiétiste”. Or, s’il est vrai que les petits ruisseaux font les grandes rivières, les changements que nous devons induire ne se contentent pas de quelques éco-gestes. Ils nécessitent une refonte totale de notre société. Et, s’il n’est pas inutile d’induire, chez nos élèves les plus jeunes, des gestes en faveur de l’environnement, il est essentiel qu’ils ne s’illusionnent pas en pensant que c’est ainsi qu’ils vont “sauver le monde”. Leur faire comprendre que nous faisons partie d’un immense puzzle dont chaque pièce a son importance est une chose, mais les conduire à penser le changement et à y participer non par quelques éco-gestes individuels mais par une organisation sociale solidaire visant une économie radicalement différente de celle basée sur l’exploitation des ressources fossiles en est une autre.

Cela peut commencer par penser à ne plus faire de déchets au lieu de simplement les trier, par apprendre à se nourrir avec des produits sains, tant pour la planète que pour notre corps en plus de couper l’eau pendant que l’on se lave les dents et envisager des échanges commerciaux moins mondialisés, qui ne désertifient pas les pays producteurs en plus d’éteindre les lumières lorsque l’on sort d’une pièce. Ce n’est qu’en visant de tels objectifs que le développement de la pensée complexe et le développement d’un “savoir-agir” responsable prendront tout leur sens. Et si les enseignants gardent à l’esprit ces objectifs en utilisant les outils et les ressources mis à leur disposition, chaque approche pédagogique décrite précédemment prendra un sens bien différent de celui qui leur est, habituellement, attribué. 

Ces objectifs ne sont pas la porte ouverte à une vision colapsologique de l’existence. Mais, comme le dit Jean-Pierre Dupuy dans son excellent livre “Pour un catastrophisme éclairé”, (éd. Seuil, 2004) : « C’est parce que la catastrophe constitue un destin détestable dont nous devons dire que nous n’en voulons pas qu’il faut garder les yeux fixés sur elle, sans jamais la perdre de vue. » Et la catastrophe n’est pas qu’écologique. L’effondrement de nos valeurs sont tout autant à craindre que celui de la biodiversité. Et ce n’est pas le récent crime de cet enseignant qui a osé faire son travail ou les dernières exactions de ce qui se cache sous la “cancel culture” qui me donneront tort…

 

Francine Pellaud

Professeur à la Haute école pédagogique de Fribourg, Francine Pellaud s'intéresse aux compétences nécessaires aux élèves pour aborder sereinement et avec créativité les incertitudes de ce XXIe siècle.

3 réponses à “Accepter pour affronter

  1. La vue à court terme est un drame.
    La population suisse à 10-15 millions pour rassasier une économie, au détriment de la qualité de vie, est symbolique de ce court terme qui veut oublier les conséquences sur les générations futures.

    Mais nous sommes dans un piège. Il nous faut une économie suffisamment solide pour créer des innovations qui nous permettent de se passer des ressources limitées et en même temps il faut éviter une consommation superficielle.

    Votre vision se heurte à la réalité. Votre vision est issue de la culture occidentale. Ailleurs, c’est un autre monde. Et c’est pour ça que notre salut passe plus par la recherche qu’un comportement individuel planétaire.
    Une nouvelle sobriété occidentale ne va pas compenser une augmentation de consommation mondiale (Chine, Inde, Afrique,…). Mais pour que l’occident puisse éviter une crise, elle se doit de consommer intelligemment, en attendant de trouver un équilibre avec le renouvelable.

    Il y a une chose à transmettre aux élèves. Notre monde, notre pensée occidentale, nos valeurs ne sont pas universelle. Il ne faut pas vouloir changer (sans succès)le monde dans une vision néocolonialiste, mais se contenter de changer notre monde occidentale, sachant que les limites du changement sont inscrites dans un monde mondialisé.

    Prédire une catastrophe, c’est mentir, on n’en sait rien. Mais face à des faits, la sagesse est de contrôler une évolution, plutôt que de subir un grand retour du bâton.

  2. Face à la complexité de la vie, individuellement et collectivement, face à la difficulté “du vivre”,
    avec soi-même et avec les autres, n’est-il pas temps d’apprendre à vivre, n’est-il pas temps, surtout, d’enseigner à vivre, dans la droite ligne de cette réflexion, pleine de sagesse, d’Edgar Morin, philosophe bientôt centenaire : ” Enseigner à vivre, c’est explorer les voies de l’épanouissement, de l’autonomie intellectuelle, émotionnelle et décisionnelle, c’est apprendre à vivre solidairement, à faire face aux problèmes vitaux de l’erreur, de l’illusion, de la partialité, de l’incompréhension d’autrui et de soi-même, c’est apprendre à affronter les incertitudes du destin humain, à connaître les pièges de la connaissance, in fine à faire face aux problèmes du “vivre” “.

    Et l’école n’est-elle pas l’un des lieux de cet enseignement et de cet apprentissage? Pour des enfants éclairés, puis des adultes aux yeux décillés, n’est-il pas temps que les programmes scolaires imposent moins de maths et proposent plus de philosophie? Car finalement : est-ce la compétence de résoudre des équations ou est-ce la faculté à chercher la raison profonde des choses – grâce à un questionnement exigeant, à une réflexion plurielle, à une interconnaissance – qui permet de vivre son existence en conscience et avec sens ? N’est-ce pas la capacité de disposer d’un discernement renforcé et d’un esprit critique aiguisé qui permet de contribuer au monde avec lucidité, considération, responsabilité, intégrité, courage, humilité, altruisme ?

    Pour être un peu moins désemparés quand la vie nous bouscule, quand nous nous retrouvons face à notre propre vérité, confrontés à des questions existentielles : il est précieux d’être doté d’une compréhension de soi et des autres, il est essentiel d’être muni d’une connaissance des représentations du monde et de l’organisation des sociétés …

    1. Tout à fait d’accord avec vous. Mes propositions ne sont d’ailleurs pas antinomiques et ne vont pas dans le renforcements des disciplines… merci pour ces propositions, tout à fait constructives.

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