Et si la pandémie perdurait?

Un échange de mails avec mon collègue Laurent Dubois, de l’université de Genève, m’a fortement interpellée. Je lui ai demandé l’autorisation de partager ces réflexions avec vous.

LD: “La crise sanitaire actuelle est évidemment une épreuve pour tout le monde. Les médias parlent maintenant déjà de l’après-crise… …comme si la fin de l’épidémie était déjà programmée ou comme si tout allait rentrer dans l’ordre dans quelques semaines ou dans quelques mois.

Et si ce n’était pas le cas ? Et si tout était plus complexe ?

Bien entendu, il faut espérer que le virus disparaisse rapidement et de manière durable. Ce n’est malheureusement pas le scénario le plus probable. Les études scientifiques prédisent plutôt une cohabitation longue avec des vagues successives, et donc avec des implications importantes sur la fin de l’année 2020 et sur l’année 2021. Notons par exemple des moments de confinement plus ou moins restrictifs durant l’année scolaire prochaine ou en tout cas une distanciation sociale et des gestes d’hygiène qui pourraient devenir la règle.

Notre société n’aime pas l’incertitude, les changements, l’instabilité. Les options discutées actuellement montrent qu’un “retour à la normale” à l’automne est considéré comme la seule alternative possible, alors que la prudence et le principe de précaution voudraient que nos autorités planchent d’ores et déjà sur des scénarios différents, remettant en question bon nombre de nos habitudes et de nos organisations.

Est-ce que les directions d’établissement (mais je sais qu’elle doivent actuellement gérer l’urgence et l’organisation de la rentrée), anticipent en envisageant différents scénarios pour l’année scolaire 2020-2021 ?

Je pense par exemple à la poursuite du développement de l’enseignement du et par le numérique. Une partie des activités numériques imaginées dans l’urgence pourraient certainement perdurer, se développer, permettant ainsi un passage en douceur à un enseignement à distance en cas de nécessité. Le développement du numérique, pour développer la relation avec les parents, effectuer un suivi des devoirs, faire vivre des activités au sein de la classe, profiter des atouts des technologies pour améliorer certains apprentissages et pour permettre une plus grande visibilité des activités faites en classe, permettrait sans doute d’être mieux préparés à une éventuelle nouvelle crise sanitaire. Le portage et l’adaptation des moyens d’enseignement sur support numérique pourrait aussi être un autre élément pertinent. Je l’avais d’ailleurs suggéré lors du renouvellement des manuels et des moyens d’enseignement à l’occasion de l’introduction du PER.

La question des distances sociales et de l’hygiène pourrait remettre en question d’autres habitudes et poser d’autres problèmes. Pour anticiper, il faudrait envisager d’autres organisations possibles afin de maintenir les écoles ouvertes. Par exemple, une école en demi-classes alternées sur le matin et l’après-midi. Ou un enseignement partiellement à distance pour certains élèves et en grande partie en présentiel pour les élèves en difficulté ou à besoin particulier. Il faudrait être inventif et correspondre à chaque contexte particulier!

Là, je ne parle que des mesures structurelles. Si notre société est aujourd’hui mal préparée à ce type de crise, c’est aussi une question de contenu d’enseignement. Mais là, c’est un autre enjeu, qui consisterait à revoir les priorités, notamment en revalorisant les sciences sociales et les sciences de la nature et en privilégiant le développement des compétences, des valeurs et une compréhension de notre statut d’être humain et de la « condition terrestre », dans ce monde complexe en évolution.

En dehors de cette pandémie, cette anticipation pourrait être utile en cas d’autres crises, en cours ou à venir, comme la crise climatique, d’autres pandémies prédites depuis plus de 10 ans par l’OMS, ou de crises sociales ou politiques.”

Ajoutons la crise économique qui pointe à l’horizon et nous ne pouvons que prêter une oreille extrêmement attentive aux propositions faites ci-dessus. Il n’y aura pas de retour en arrière. La “normalité” doit être redéfinie à l’aune de cette crise afin de prévenir les suivantes et nous préparer à faire face à un avenir dont nous ne connaissons pas encore les contours. Nous nous devons d’être novateurs, inventifs et entreprenants. Nous devons oser lâcher nos habitudes de pensée, nos réflexes hérités d’une époque où le monde et ses ressources apparaissaient comme infinis, et durant laquelle une confiance aveugle était dévolue à l’évolution scientifique et technologique.

En tant qu’enseignant·es, nous devons proposer à nos élèves de développer des compétences nouvelles, leur permettant de faire face à ces multiples inconnues qui planent sur leurs têtes, comme autant d’épées de Damoclès, mais également comme autant d’opportunités à saisir pour transformer un monde qui, il faut bien l’avouer, subit les assauts démesurés de notre domination industrielle. L’occasion peut-être de leur permettre de mieux comprendre le monde pour vivre en harmonie avec la nature et les autres êtres humains. De développer leur empathie et le respect de la vie pour éviter les injustices qui caractérisent l’histoire de l’humanité. Leur “apprendre à apprendre” pour ne jamais se faire submerger par les nouvelles connaissances qui émergent chaque jour et par la complexité des événements et de leurs enjeux. 

Tirer des enseignements. Etre plus intelligents et plus forts qu’avant, que cette crise perdure ou non. Anticiper et développer notre esprit prospectif pour faire de toutes ces situations des opportunités d’apprentissage et d’amélioration. Oser repenser l’école et ce qui la constitue, son organisation, ses finalités pour qu’elle soit un lieu d’éveil au monde et d’épanouissement et non une charge dont le poids, en temps de crise, repose sur le dos des parents. Car, comme l’écrivait encore Laurent Dubois dans un autre message, un enseignement à distance proposé dans l’urgence et donc non pensé et anticipé peut être un véritable générateur de stress:

En contact avec pleins d’acteurs du système éducatif, je reçois ces jours des messages angoissés, voire alarmants. En bref, des enfants submergés par le travail demandé pour chaque discipline (avec différents outils et logiciels à apprivoiser), des parents déboussolés par les activités scolaires de leur enfant, des familles nombreuses (qui n’ont qu’un ordinateur et donc maximum 1h30 d’utilisation par personne et par jour) qui n’arrivent pas à suivre, et des enseignants (moins à l’aise avec les technologies), effrayés par la surenchère affichée sur les réseaux sociaux pédagogiques, car n’arrivant pas à élaborer des outils d’enseignement à distance autres que l’envoi de documents par poste ou par messagerie. J’ai peur que, en plus de l’angoisse provoquée par la situation sanitaire, vienne se greffer un stress important lié à la mise en place d’un enseignement à distance, qui a été imaginé dans l’urgence par les Directions.

Pour d’autres, ne plus se déplacer jusqu’à l’école -certains élèves ont presque une heure de déplacement depuis certains villages-, ne pas devoir subir les cours frontaux de certains professeurs, ne pas être harcelé·es dans la cour de récré, avoir le temps d’organiser leur travail avec une plus grande latitude, pouvoir faire autre chose qu’attendre que tout le monde ait fini le même exercice avant de pouvoir continuer à apprendre, tout cela est vécu comme une libération.

Je ne vais donc pas me lancer dans des comparaisons exhaustives -je n’en aurais ni les moyens, ni la légitimité, n’ayant pas réalisé de recherche sur le terrain. Mon intention est plutôt de mettre en perspective les compétences qu’il faudrait développer pour permettre un fonctionnement optimal d’un enseignement à distance.

Confiance et autonomie vont de pair

Tout d’abord, dès le plus jeune âge, l’élève doit acquérir une confiance en ses capacités à apprendre. Cette confiance passe par l’attitude qu’aura l’enseignant·e envers lui. Laisser l’élève s’exprimer, chercher, expérimenter, faire des erreurs et l’accompagner pour qu’il puisse, par lui-même, comprendre l’erreur commise. Lui donner les moyens de prendre du recul en le questionnant, en le poussant à réfléchir, à remettre en question sa manière de faire, de penser, de raisonner. Ne pas lui asséner des réponses “toutes faites”, qui vont contribuer à tuer sa curiosité et l’habituer à attendre la réponse de l’adulte plutôt que de la chercher par lui-même. Car le cerveau est paresseux de nature!

La confiance nécessite le non-jugement. Elle passe aussi par l’autoévaluation de son propre travail et l’honnêteté qui va, peu à peu, s’élaborer dans la reconnaissance de l’effort effectué. Ai-je fait du mieux que je pouvais? N’ai-je pas bâclé le travail demandé? Pour arriver à ce stade de maturité, l’élève doit devenir autonome, non seulement dans sa capacité à gérer son temps, son travail, ses affaires, ses obligations, mais également dans sa manière de penser. L’autonomie de pensée est le début du développement d’un esprit critique constructif, c’est-à-dire qui ne critique pas de manière légère ou facile, mais qui propose des changements ou des améliorations fécondes à travers une attitude où l’émotionnel est pris en compte mais ne domine pas une réflexion argumentée.

Cette confiance conduit aussi à une plus grande persévérance. Si l’on a la conviction que l’on peut réussir, alors on développe la patience et la capacité à remettre plusieurs fois l’ouvrage sur le métier. Mais cette persévérance s’acquerra d’autant plus facilement que le travail demandé aura du sens. Un sens intrinsèque et pas seulement celui que donne l’enseignant au regard d’un sacro-saint programme. Si l’élève trouve du sens à ses apprentissages -soit parce qu’il est intéressé par l’objet d’étude, que celui-ci titille sa curiosité, soit parce qu’il en perçoit l’utilité pour atteindre ses propres objectifs- il éprouvera du plaisir à se dépasser et à apprendre. Dès lors, tout deviendra plus simple, car l’élève sera motivé.

Difficile, mais pas impossible

Je ne prétends pas qu’arriver à un tel stade est simple. Mais il sera plus facilement atteint si l’élève est confronté très tôt à ces responsabilités. Et certains enseignant·e·s l’ont bien compris. Plutôt que de demander aux élèves de signaler leur présence en début et en fin de leçon, et ceci tout au long de la journée, afin d’être sûrs qu’ils assistent à des cours ex-cathedra sur leur petit écran, certain·e·s enseignant·e·s, parmi les plus innovant·e·s, proposent à leur élèves de réaliser des travaux personnels -mais qui peuvent aussi être réalisés en groupe-, nécessitant de mettre en oeuvre leur créativité, leurs intérêts intrinsèques, leur capacité à chercher des informations, à s’intéresser à un sujet pour permettre son partage. L’occasion d’approfondir ce qui nous tient à coeur, de partager nos passions et d’apprendre à en parler, tant d’un point de vue technique qu’émotionnel. Présenter son animal de compagnie, son sport favori, un jeu vidéo, sa passion pour l’astronomie ou son combat pour la crise climatique sont autant de sujets qui conduisent à développer (et apprendre à partager) aussi bien des connaissances que des compétences. Un travail dans lequel l’enseignant·e fait confiance à ses élèves en développant leur autonomie.
Un tel travail peut-il être évalué? Bien sûr, les critères sont plus difficiles à établir que lors d’un QCM ou d’une évaluation de connaissances “classique”, mais lorsque l’on connaît bien ses élèves et que l’on pratique avec eux l’autoévaluation, on sait qui est capable de quoi et qui s’est donné les moyens de progresser. C’est là une manière très différente de penser l’évaluation et d’envisager le partage d’informations non plus comme une “tricherie”, mais comme une collaboration bénéfique dans la construction d’une intelligence collective dans laquelle chacun·e devient plus efficace.

Un moyen aussi de sortir la tête de son écran, d’organiser son temps de travail en fonction des possibles informatiques et familiaux, de ne pas surcharger les élèves par des devoirs qui risquent de finir sur le bureau des parents et d’apprendre à atteindre des objectifs bien définis dans un temps imparti.

C’est ce que j’ai tenté de faire, à travers la mise en place de cours à distance sous forme de petites vidéos à regarder quand bon leur semble avec mes propres étudiant·e·s, futur·e·s enseignant·e·s primaire en deuxième année de formation. Ils ont dû définir quelles étaient, pour eux, les qualités qu’un élève du XXIe siècle devrait posséder en sortant de l’école. Puis, dans ces qualités, en choisir une au moins qui leur semblait peu ou pas assez développée par l’école actuelle. Enfin, chacun d’eux choisissait un·e “grand·e pédagogue” et regardait ce que ce dernier proposait en lien avec le développement de cette qualité. La présentation était libre, mais devait tenir sur une vidéo de 15 minutes. S’inspirant d’une scène de “Love Actually”, six d’entre eux ont su allier humour, apports théoriques et idées pratiques autour de deux “qualités” qu’ils ont estimées fondamentales: l’autonomie et la persévérance. Merci à Margaux, Jonathan, Kevin, Jonas, Tiphaine et Laurie de m’autoriser à dévoiler ainsi leur travail! Soyez indulgent·e·s, l’enregistrement a été fait avec les moyens du bord!

https://tube.switch.ch/videos/a976096b

Francine Pellaud

Professeur à la Haute école pédagogique de Fribourg, Francine Pellaud s'intéresse aux compétences nécessaires aux élèves pour aborder sereinement et avec créativité les incertitudes de ce XXIe siècle.

3 réponses à “Et si la pandémie perdurait?

  1. Mes parents et grands-parents m’ont toujours dit que pendant les deux guerres mondiales, tout le monde disait “quand la guerre sera finie, … “. Tout le monde était certain que, tôt ou tard, la guerre finirait. Mais la population s’occupait peu de savoir ce que serait l’après-guerre. Ça, c’était l’affaire des dirigeants. Et, en ces temps lointains, les gens pensaient encore que les dirigeants étaient leurs élus.

    En 1919, les dirigeants en question, ont tout mis en œuvre pour retrouver la situation d’avant 1914 et, quinze ans plus tard les peuples ont connu le nazisme. En 1946, par contre, on a innové et le Plan Marshall a apporté trente années de prospérité et de progrès social.

    Mais, en revanche, on ne s’est jamais autant battu qu’après cette “dernière” guerre et ça va en s’aggravant. Quelques pays n’ont pas subi la guerre sur leur territoire mais ont participé et participent encore à des guerres sur toute la planète. Nous nous sommes tellement bien habitués à vivre avec ces guerres que nous ne les remarquons même plus. Nous ferons pareil avec la pandémie si elle devait perdurer. Les guerres ont boosté la créativité et les pandémies joueront le même rôle.

    Quant à l’enseignement, bien sûr qu’il va se numériser d’avantage. En 1974 déjà, le cours “Systems programing” du Professeur J. Donovan du MIT était disponible sous forme de vidéo cassettes à ceux qui, comme moi, ne pouvait pas traverser l’Atlantique pour assister physiquement à son cours. À la même époque, en France, le CNAM distribuait une partie de ses cours par la télévision scolaire. Dans ces deux cas ce fut un succès.

    En 1974, à l’Université de Liège, en Belgique, j’ai suivi un cours sur les possibilité de cours programmé où le professeur devenait un algorithme. À l’époque, la puissance, encore limitée, des ordinateurs ne permettait pas d’exécuter cet algorithme à une vitesse suffisante mais aujourd’hui, on peut revoir la question.

    Algorithmique ou non, l’enseignement doit être participatif et bilatéral. Nous n’en sommes plus au professeur assénant son enseignement ex cathedra à des étudiants l’absorbant sans réaction. Les étudiants veulent choisir leur[s] professeur[s], disposer de lui (d’eux) à toute heure du jour et de la nuit, à leur rythme, et pouvoir le questionner, lui ou un autre étudiant. Et ça, c’est seulement le numérique qui le permet.

    À 72 ans, je trouve des “tutoriels” qui me permettent d’apprendre quand je le désire des techniques qui n’existaient pas quand j’étais étudiant. Pour certains cours théoriques, les examens ont même lieu par internet. Ce système est d’autant plus puissant qu’il permet à chacun de se recycler sans cesse en renouvelant leurs connaissances au fur et à mesure de leur obsolescence.

    Profitons de la pandémie pour ne pas retourner à l’enseignement d’avant

  2. Et si le monde sortait plus bête que jamais post-corona?

    Je vous blague un peu, mais ce qui me frappe dans cette crise est que chacun défend son pré carré, de manière plus incisive, c’est dire si c’est vraiment une vraie crise, pt^t comme jamais de mémoire humaine.

    Bon, c’est humain, d’où (sans doute, ne suis point mage), la dispertion tout azimut d’un monde connecté avec sa non-réalité.

    Enfin et comme le dit Jean-Jacques Louis, restons optimistes 🙂

    1. C’est le grand risque… que l’on retombe dans un monde purement économique et déshumanisé. Luttons pour que ce ne soit pas le cas!

Les commentaires sont clos.