Crise d’identité(s)

Vouloir se changer les idées en allant acheter du saumon fumé et quelques babioles chez Ikea, du côté de Red Hook (Brooklyn), peut mener à des questionnements existentiels inattendus. Ce jour-là, quelques heures après être rentrée à la maison, je reçois un questionnaire par mail. D’habitude, je suis peu coopérative pour ce genre de choses. Mais le temps pluvieux aidant, je m’exécute.

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Un questionnaire banal? Oui, sauf que très vite, on doit s’identifier par rapport à sa race. Ou décider de ne pas répondre. L’Amérique n’est ni noire, ni blanche, et les «sous-divisions» se multiplient. La question des races et des identités y est hyper sensible. La candidate démocrate à la présidentielle de 2020 Elizabeth Warren le sait très bien, elle qui est empêtrée dans une polémique autour de racines amérindiennes qu’elle revendique, alors qu’un test ADN a prouvé qu’elles étaient lointaines. Et puis, Barack Obama a toujours été dépeint comme le premier président noir des Etats-Unis. Pas comme le premier président métis, alors même que sa mère est une Blanche du Kansas et qu’il a été élevé dans un milieu essentiellement blanc. Aux Etats-Unis, il suffit d’avoir un petit pourcentage d’origines noires pour être considéré comme Noir.

Répondre à ce questionnaire d’Ikea m’a aussitôt renvoyée à la polémique autour du recensement 2020. Aux Etats-Unis, un recensement complet de la population intervient tous les 10 ans et, à chaque fois, des questions frisant le politiquement correct se posent à propos des statistiques ethno-raciales. Pendant longtemps, les Américains ne pouvaient s’identifier que comme «Noir» ou «Blanc», avant d’avoir le choix de cocher «Autres», catégorie dans laquelle ont notamment été relégués les Amérindiens. Les «Hispaniques» ne sont apparus qu’en 1980 comme catégorie à part entière, puis cinq ans plus tard les Amérindiens, sortis de la case «Autres» et, enfin, les Asiatiques. Pendant ce temps, les sous-divisions ont pullulé.

En 2000, il a été question de rajouter une case «multiracial» pour compléter les habituels groupes ethniques. Mais des associations noires, notamment, s’y sont opposé, par crainte de perdre en influence. Une sorte de compromis s’est imposé: un Américain a désormais le droit de s’identifier à plusieurs groupes ethniques, et donc de cocher plusieurs cases.

Pour 2020, la polémique a été lancée par Donald Trump. Cette fois, il n’est plus tout à fait question de groupes ethniques ou d’identités raciales: son administration veut rajouter une question sur la citoyenneté. Ce qui pourrait fausser les résultats du recensement. Car avec la chasse aux clandestins menée par Donald Trump, bon nombre d’immigrés pourraient vouloir échapper à l’exercice et ne pas préciser s’ils sont citoyens américains ou pas, par crainte que cela puisse se retourner contre eux.

Or ces recensements sont cruciaux: non seulement ils conditionnent l’allocation des quelque 675 milliards de dollars de fonds fédéraux annuels consacrés aux hôpitaux, écoles, routes, services publics etc, mais surtout ils déterminent la répartition des sièges à la Chambre des représentants. Ils représentent donc un outil démocratique important. Et si moins d’habitants se déclarent dans des régions connues pour être à forte population d’immigrés, un nouveau redécoupage électoral pourrait s’avérer en défaveur des démocrates….

Une vingtaine d’Etats américains et de villes démocrates ont déjà contesté ce projet. Une première décision est tombée à la mi-janvier, à New York: un juge fédéral est parvenu à le bloquer. La bataille judiciaire ne fait probablement que commencer. Décidément, cocher des cases n’a vraiment rien d’anodin aux Etats-Unis.

Valérie de Graffenried

Valérie de Graffenried est la correspondante du Temps aux Etats-Unis.

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