Lenny et les gangs de Chicago

On a tendance à se moquer des journalistes qui citent des chauffeurs de taxis dans leurs reportages. Trop facile, trop évident. Mais n’ayez crainte: ceci est une chronique. Alors, oui, je vais vous parler de Lenny (prénom fictif), un chauffeur Uber en l’occurence. Car notre conversation a pris des allures plutôt surréalistes. Du moins pour moi.

C’était récemment, à Chicago. Je m’y étais déplacée pour deux sujets, l’un autour du médecin légiste qui a découvert le syndrome de l’Encéphalopathie traumatique chronique chez les joueurs de football américain, et l’autre sur la manière dont Chicago tente de se débarrasser de son étiquette de «capitale du crime». La première rencontre faite, je réfléchissais à mon deuxième sujet, calmement assise à la place du mort, dans mon Uber pool. Mes deux co-passagers à l’arrière étaient silencieux. Enfin, pas tout à fait: l’un s’est mis à ronfler bruyamment. Mais peu importe.

Le chauffeur, Lenny, écoutait Spike Lee à la radio. Quand le réalisateur-activiste s’est mis à dénoncer des icônes blacks qui portent sans sourciller des marques n’employant que des Blancs comme designers et mannequins, Lenny s’est mis à s’enflammer. Et à ponctuer chacune des phrases de son idole par un «Yeaaaah» appuyé. Ces jours, Spike Lee a notamment Gucci et Prada dans le viseur, deux marques prises en pleine polémique «Blackface». Gucci, par exemple, a dû s’excuser pour avoir  commercialisé une sorte de pull montant jusqu’à la moitié du visage, avec de grosses lèvres rouges au niveau de la bouche. La communauté noire n’a pas vraiment apprécié.

Lenny s’est lancé dans un long monologue très «Black Lives Matter». «Spike Lee a raison! Boycottons ces Blancs qui n’emploient pas de Noirs! Pas vrai?». Derrière, les passagers ne bronchaient pas. Je me suis sentie toute désignée pour lui faire la conversation: le silence est parfois gênant. Je l’ai lancé sur le thème de la sécurité à Chicago. Toujours aussi loquace, le chauffeur avait beaucoup à dire sur les armes, les brutalités policières et les violences des gangs, très présents dans certains quartiers de la ville. Sans le moindre filtre. Je n’en demandais pas autant. En voici un extrait:

Lui, de but en blanc: Moi je ne fais pas partie d’un gang. Même si j’ai bien sûr plusieurs membres de la famille et pas mal d’amis qui sont membres.

Moi: Ah (désolée, j’étais un peu prise de court par ce drôle d’aveu. Que dire de plus?).

Lui: Tout est pourri ici. Des flics, généralement des Blancs, tirent sur des membres de gangs désarmés, même quand ils ne font rien, quand ils se promènent innocemment dans la rue.

Moi: Hum.

Lui: Et puis en même temps, la justice fonctionne mal, les enquêtes policières sont bâclées. Un gars de mon quartier, un mauvais type, va par exemple bientôt sortir de prison après avoir purgé une peine pour meurtre…

Moi: Aha. Hum.

Lui: … Mais, dans le quartier, on sait tous qui il est vraiment. Il n’a pas tué qu’une seule personne. Il en a tué douze.

C’était la fin de notre conversation. Je suis arrivée devant mon hôtel. Celui avec le sticker «Interdiction d’entrer avec une arme» collé sur la porte d’entrée, auquel je ne prête même plus attention.

Valérie de Graffenried

Valérie de Graffenried est la correspondante du Temps aux Etats-Unis.

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