La Plage des Six Pompes (2) : estampillée label de qualité hors de nos frontières

Manu Moser ou le don d’ubiquité

Si quelqu’un a trouvé le secret de l’ubiquité ce doit être Emmanuel Moser. Directeur artistique de La Plage des Six Pompesvoir article d’hier – et du Centre de Compétences et de Création Helvétique des Arts de la Rue – CCHAR -, sa base se trouve à La Chaux-de-Fonds. Toutefois, ses multiples obligations l’obligent à parcourir l’Europe et d’autres parties du monde. Bien qu’il soit dans une période particulièrement intense, j’arrive quand même à le rencontrer à une terrasse du centre-ville, à l’heure du déjeuner, ou du petit-déjeuner comme disent nos amis français. Cela me confirme son talent pour le dédoublement. Metteur en scène et comédien, Emmanuel Moser – dit Manu – est une figure majeure des arts de la rue en Suisse, mais également en France et dans les nombreux pays francophones qu’il sillonne depuis 20 ans avec la compagnie Les Batteurs de Pavés qui adapte pour la rue de grands textes classiques : Hamlet, Macadam Cyrano, Les Trois Mousquetaires, Germinal, Richard III… Il est aussi co-fondateur de la FARS, initiateur du label Swiss Mad, de la bourse d’écriture pour les arts de la rue à la SSA, formateur AFDAS en France … J’arrêterai là cette énumération pour ne pas transformer cette page en l’armoire de rangement de ses nombreuses casquettes.

Dans la belle quarantaine, et avec ses compétences, Manu Moser pourrait être directeur de théâtre dans une ville plus smart que La Tchaux, mais il préfère l’air frais de la montagne à l’odeur des planches depuis trop longtemps séparées de leur arbre.

Le Théâtre Frenesí fusionne la commedia dell’arte, le spectacle de rue, l’acrobatie, le clown, l’art lyrique, la musique classique ou ethnique.

Emmanuel Moser : l’interview

Pourquoi es-tu resté à La Chaux-de-Fonds après ton passage par le Conservatoire de Lausanne, plutôt que de tenter Genève ou Paris comme la plupart des personnes qui, dans les années 1990, souhaitaient s’adonner au théâtre ?

Il me semblait que c’était plus simple de faire les choses ici, plutôt qu’à Lausanne. Il y avait moins besoin de lutter. Je suis né ici, j’avais déjà un réseau. Je n’avais pas besoin de faire semblant d’être copain avec des directeurs de théâtre pour réussir à La Tchaux. Ici, soit tu fais un bon projet et tu es aidé, soit ton projet n’est pas bon et on te le dit. Tu n’es pas obligé de serrer des pinces, de traîner dans des théâtres tous les soirs… Il n’y a pas le jeu de m’as-tu vu qui se pratique ailleurs, d’autant que La Chaux-de-Fonds est très ouverte. Dans les années 90, dans les villes suisses, ils ne voulaient rien savoir du théâtre de rue, et à Genève c’était compliqué parce qu’on n’existait pas. Tout le monde s’en foutait du théâtre de rue puisqu’ils avaient déjà de très grosses structures. A La Tchaux, il y a une ouverture d’esprit que l’on ne rencontre pas ailleurs tout en étant des teigneux ! Des râleurs ! Or, j’ai toujours aimé ce paradoxe.

Il y a une quinzaine d’années un pote m’a dit : « Si toute l’énergie investie à La Chaux-de-Fonds tu l’avais mise à Lausanne, tu serais déjà directeur de théâtre ». J’ai répondu : « Mais j’ai plus qu’un théâtre, j’ai toute une ville ! » Il y a toujours ce truc où tu DOIS grimper les échelons parce que tu as « forcément » envie de devenir directeur. Or, cela ne m’intéressait pas. Moi, j’avais envie de mener un projet qui est la Plage de Six Pompes, ce festival que j’ai vu naître, qui m’a toujours touché, et dont j’ai pris la direction et la coordination dès sa 6ème édition en 2000. Cet évènement m’attirait parce qu’il y avait un vrai boulot à faire. Être directeur de théâtre n’a jamais été une priorité.

– A présent, l’opinion générale sur le fait de tenter une carrière théâtrale à La Chaux-de-Fonds a-t-elle changé ?

Oh oui ! Et c’est très drôle. En ce moment beaucoup de compagnies de théâtre de rue s’installent ici. De plus en plus de gens viennent pour se rapprocher de la création du CCHAR, qui a fait son ouverture officielle le 8 juin, et qui est un projet d’envergure nationale. De surcroît, avec La Plage des Six Pompes, qui a une stature internationale, il y a une vraie reconnaissance culturelle de La Chaux-de-Fonds, surtout en ce qui concerne les arts de la rue. Tout le monde se fout de savoir si la ville est grande ou petite. Les vraies questions sont : Est-ce que le public est là ? Est-ce que les programmateurs vont venir ? Est-ce qu’il y a des bonnes compagnies qui sont venues ? Or c’est le cas à La Plage. Depuis quelques temps les compagnies se battent pour venir jouer chez nous sans autre gain que celui du chapeau. J’en suis le premier étonné. J’en viens à me faire engueuler au téléphone parce que je suis obligé de refuser des spectacles.

– Est-ce important, pour une compagnie de théâtre de rue, de pouvoir inscrire dans son Curriculum “La Plage des Six Pompes” ?

Oui, en effet. A présent, si l’on s’adonne aux arts de la rue, c’est important d’être programmé à La Plage. Nous sommes sollicités par des compagnies de partout : africaines, asiatiques, des États-Unis… Nous ne sommes pas dans le premier grand cercle qui compte quatre ou cinq festivals, mais nous sommes très près de ce cercle-là. Nous faisons partie des festivals dans lesquels, si t’es passé, t’as une super carte de visite. Certains organisateurs d’évènements de rue viennent, chaque année, regarder notre programmation. Si une compagnie est passée chez nous, ils la prennent pour leur manifestation. Quand tu hésites sur une compagnie, tu vas voir où ils ont joué, puis tu téléphones aux copains, et tu leur demandes. Ma référence, par exemple, c’est Mulhouse. Leur programmation est excellente. Je prends les yeux fermés une compagnie passée chez eux.

– Un bémol ?

Nous sommes parvenus à donner à La Chaux-de-Fonds un label de qualité. Mais c’est aussi un danger parce que nous recevons tellement de propositions d’excellente facture qu’en définitive la sélection devient plus dure, plus compliquée. Je suis obligé de refuser des bonnes compagnies ce qui est toujours fastidieux. Mais c’est le prix à payer pour cette réalité :  nous sommes devenus l’un des festivals de la francophonie où il faut passer. Il y en a plusieurs en France, un en Belgique, un au Québec et un en Suisse, or en Suisse c’est nous.

Plage des Six Pompes : du samedi 30 juillet au samedi 6 août

Cette année, le Festival de La Plage des Six Pompes aura lieu du samedi 30 juillet au samedi 6 août. Elle prendra cependant 24 heures de pause le lundi 1er août afin de laisser la place aux festivités de la fête nationale. Accédez au programme complet du festival en cliquant ici.

Pour lire la première partie de cet article : cliquez ici.

Découvrez comment Emmanuel Moser en est arrivé à jouer dans la rue, alors qu’il n’était qu’un jeune adolescent, en cliquant sur cette phrase.     (Article paru dans le journal Le Ô)

Emmanuel Moser a transformé la ville de La Chaux-de-Fonds en l’un des berceau des arts de la rue. S’il en éprouve de la satisfaction, aucun doute, c’est légitime. (Crédit photo : Guillaume Perret.)

 

 

 

 

 

Lectures : d’un passé romancé à un futur dystopique avec Henri Gautschi et Sabine Dormond

Mondes en mouvements

Violent et chaotique, le monde actuel paraît brûler puis s’en aller à vau-l’eau. Peut-être. Ou peut-être pas. Peut-être en a-t-il toujours été ainsi. Le bon vieux temps était-il si bon que l’on veut bien le croire ? Certainement pas le 16ème siècle où nous emmène Henri Gautschi. Et cet avenir qui nous terrifie, sera-t-il aussi angoissant et cruel que le 16ème siècle, ou simplement d’une distanciation glaciale comme décrite par Sabine Dormond ? Nous ne pouvons rectifier le passé mais peut-être reste-t-il encore de belles choses à imaginer pour changer l’avenir peu engageant dans lequel on semble se précipiter. Pour qu’il ne devienne ni aussi intolérant et violent que le 16ème siècle, ni aussi insipide que le futur proche pressenti par l’écrivaine montreusienne, faisons connaissance avec les deux cas de figure.

La fuite des protestants de France

Après La nuit la plus longue – Au temps de l’Escalade, Henri Gautschi poursuit son exploration de l’histoire genevoise avec un deuxième roman Clothilde – Au temps de la Saint-Barthélémy, paru aux éditions Encre Fraîche. Un roman illustré par les dessins de l’auteur.

En 1572, suite à l’onde de choc causé par la Saint-Barthélémy en France, Clothilde et sa famille quittent Bourges et les persécutions qui s’abattent sur les protestants. Dix ans plus tard, à Genève, Clothilde est arrêtée, accusée d’avoir tué un homme. Durant son emprisonnement, redoutant le verdict, elle laisse son esprit parcourir la route de son existence mouvementée. Raconté comme un récit d’aventures dans une langue très actuelle, dûment documenté et référencé, mélange de faits réels et de fiction, ce roman nous rappelle que les mœurs de l’époque n’étaient pas douces. La Genève d’alors est encore loin de devenir la ville pacifique ou sera signée, plus tard, la première convention de la Croix-Rouge. En effet, au 16ème siècle, on y noie dans le Rhône les femmes qui « fautent », on exécute les hommes pour des peccadilles, en méchante touriste la peste réapparaît tous les ans au mois d’août, les femmes n’y ont aucune liberté et les Genevois attaquent souvent les Français des campagnes environnantes.

Clothilde – Au temps de la Saint-Barthélémy : extrait

 

Henri Gautshi : biographie

Henri Gautschi est né en 1949, de père suisse allemand et de mère italienne. Pendant plus de trente ans, il a dirigé son entreprise d’installation de chauffage et enseigné à mi-temps le dessin et la théorie de son métier au Centre professionnel de Lancy. Féru d’histoire et en particulier d’histoire genevoise, depuis sa retraite, il écrit régulièrement des articles pour la rubrique historique du ChancyLien. En 2017, Henri Gautschi reçoit le mérite de la commune de Chancy pour ses recherches. Clothilde – Au temps de la Saint-Barthélémy est son deuxième roman.

 

 

Cara : un futur surnumérisé

Avec son roman Cara, paru chez M+ Éditions, Sabine Dormond a imaginé un proche avenir qui semble tristement réaliste et dangereusement près de nous.

Clémence, une ex-soixante-huitarde, vit coupée de sa famille et cloîtrée chez elle, dans un monde où tout est informatisé. La distanciation sociale est devenu une constante.  Tout s’effectue en ligne y compris les soins à domicile. Par exemple, les pilules sortent d’un ordinateur et les appartements sont autonettoyants. Même âgé et malade, on n’a plus besoin d’autres humains pour survivre, mais une telle vie est-ce vraiment vivre ? Le roman Cara dépeint un univers vautré dans le confort mais pas forcément dans le bien-être, à une époque où les contacts humains sont devenus superflus puisque tous les services sont proposés sous une forme numérisée.

A la veille de Noël, Clémence reçoit un appel de son petit-fils, dont elle n’a plus de nouvelles depuis des années, la vieille dame étant tenue pour responsable d’un drame familial qui a eu lieu autrefois, durant la tempête Lothar. Son petit-fils lui annonce qu’il ira passer Noël chez elle afin qu’elle connaisse sa femme et son arrière-petit-fils qu’elle n’a jamais vus. D’une manière assez inattendue dans le roman, mais qui va dans le sens des cycles qui arrivent, s’en vont et reviennent, l’arrière-grand-mère s’entendra très bien avec son arrière-petit-fils puisqu’ils sont très proches au niveau des idées. En revanche son amie Cara, qu’elle trouve trop envahissante et superficielle, l’agace.

Influenceuse, Cara est pourtant la star de toute une génération, dont Chigiru, une adolescente d’une quinzaine d’années surdouée en informatique. Contrairement à Clémence qui vient d’un autre temps, sa jeunesse l’a rend à l’aise avec la surnumérisation. En revanche, elle peine à trouver sa place parmi les humains. Afin d’éradiquer les discriminations dues au genre, les féministes sont parvenues à abolir la mixité en classe au nom du progrès et de l’épanouissement des filles. Malgré cela, tout n’est pas violet pour les jeunes femmes. D’autres discriminations se sont mises en place. Chigiru vient d’un milieu modeste or, pour être acceptée par ses pairs, il faut le prestige des accessoires et des habits qu’on arbore. N’ayant pas les moyens de suivre le rythme dépensier de ses camarades, elle est moquée et mise à ban.

Cara : extrait

Sabine Dormond : biographie

Écrivaine et traductrice, Sabine Dormond a présidé pendant 6 ans l’Association vaudoise des écrivains. En 2007, elle coécrit avec Hélène Küng, pasteure lausannoise, un premier recueil de contes intitulé 36 chandelles. Depuis, elle a publié sept ouvrages et a participé à quatre reprises au Livre sur les quais à Morges. Ses nouvelles ont fait l’objet de plusieurs lectures radiophoniques. Elle anime aussi des ateliers d’écriture et des tables rondes, et rédige des chroniques littéraires pour le journal en ligne Bon pour la tête.

Elle a également siégé au conseil communal de Montreux parmi les socialistes.

 

Sources :

  •  Éditions Encre Fraîche
  • M+ Éditions
  • Wikipédia
  • Radio Chablais
  • Radio Cité

Marie Neuser : « Délicieuse » une jalousie dévorante à éprouver à la plage

Délicieuse : dans l’enfer d’une femme trahie

De toujours, les sempiternelles histoires de cocuages s’emparent des arts, aussi bien de la littérature que du théâtre, du cinéma, de la peinture et j’en passe… Un thème assaisonné à toutes les sauces : de la comédie à la tragédie, de l’innocence à la perversion. Un sujet repris par l’auteure de romans noirs Marie Neuser dans « Délicieuse ». Un récit qui, à sa parution, connut un joli succès. Je l’ai lu à ce moment-là. J’avais songé à en parler dans cet espace mais je m’étais abstenue. Pourquoi ? Parce que ce livre m’avait beaucoup agacée. Parce qu’il dépeint ce que je déteste et combat : la jalousie, la possessivité, la vengeance. Parce que même si son héros est une héroïne, si on le lisait au masculin, il représenterait l’une des choses qui m’horripile le plus dans le patriarcat : considérer que l’autre nous appartient. Certes, quand le père de son fils lui annonce, après vingt ans de vie de couple, qu’il est amoureux d’une autre femme, plus jeune, plus fraîche, plus rigolote, en un mot plus délicieuse qu’elle, le trouble de Martha est typiquement féminin. Après avoir donné vingt ans de sa vie et un enfant à cet homme, il lui reproche d’être fade et fatiguée. Un coup de massue qui l’oblige à ne plus voir d’elle et de sa vie que l’image vieillissante, que le corps avachi et la monotone routine du couple dont Raph est aussi largement responsable. Une responsabilité qu’il n’assume pas, évidemment. Suite au choc causé par cette nouvelle, Martha tente de régater avec la belle jeunesse de l’amante ; met tout en œuvre pour récupérer « son homme ». Peine perdue.

Obsédée par cet abandon, rongée par le dépit, elle s’enferme dans son courroux et utilise tous les moyens à sa disposition pour échafauder sa vengeance : faux profil sur Internet, filature, se lier d’amitié avec sa rivale. Tout cela en ressassant ses sentiments sur presque 500 longues pages qui parfois donnent envie de lâcher le livre. Mais on continue de le lire. Ne serait-ce que parce que le plus sage d’entre nous a, un jour, éprouvé les ravages de la jalousie. De plus, dans mon cas, parce que dès les premières lignes j’en ai deviné la fin. Or, j’avais envie de savoir comment Martha en arriverait à cet extrême. D’autant qu’elle est psychologue dans des prisons ou elle rend visite à de grands criminels, et qu’il m’est difficile d’admettre qu’une personne supposée avoir travaillé un minimum sur elle-même et dont le métier consiste à connaître un tantinet les mécanismes de l’être humain, se laisse emporter par des sentiments aussi primaires et banals.

Cependant, je ne déconseillerai pas la lecture de Délicieuse. C’est un pavé idéal à emmener à la plage. Un livre qui décortique par le menu toutes les pensées, les angoisses, les tristesses et les rages engendrées par la jalousie. En particulier, celles qui peuvent mener une femme à commettre le pire.

Délicieuse de Marie Neuser : extrait

Marie Neuser : biographie

Née en 1970 à Marseille, Marie Neuser est enseignante dans les lycées les plus problématiques de cette ville. Pour écrire, elle préfère les terrasses des cafés plutôt que son chez elle. Son premier roman, Je tue les enfants français dans les jardins (L’Écailler, 2011), s’inspire de son expérience de professeure de collège et a été nominé pour plusieurs prix (Grand Prix de la Littérature Policière, 2012 ; prix SNCF du Polar, 2012). Un petit jouet mécanique (L’Écailler, 2012) a été récompensé par le Prix littéraire des lycéens et apprentis de la région PACA, et par celui de Corse en 2014. Elle a collaboré au recueil de nouvelles Marseille Noir (Asphalte, 2014). Prendre Lily (2015), Prendre Gloria (2016) et Délicieuse (2018) tous les trois parus chez Fleuve Éditions, ont reçu un bel accueil à la fois public et critique. Tous ses ouvrages sont repris chez Pocket dont Délicieuse.

 

Sources :

  • Délicieuse, Marie Neuser, Fleuve Noir Éditions, ou en poche chez Pocket.
  • Lisez, le site d’actualité des maisons d’édition du Groupe Editis

Jacques Prévert : poète, scénariste et plasticien surréaliste

Choses et autres : en toute liberté

« Ce Jacques Prévert, voilà qu’il devient doucement, mégot après mégot, un classique de la littérature française, de la poésie universelle » écrivait Gérard Guillot, dans le journal Le Monde, à la parution du dernier recueil publié du vivant du poète. L’un de ses livres les plus surprenants, où il osait son seul texte autobiographique tout en se livrant à des expérimentations audacieuses et en renouvelant son style avec une étonnante liberté.

Ainsi commence Choses et autres :

 « 1906, Neuilly-sur-Seine.

Souvent, au Bois, un cerf traversait une allée. Un peu partout, les gens mangeaient, buvaient, prenaient le café. Un ivrogne passait et hurlait : «Dépêchez-vous ! Mangez sur l’herbe, un jour ou l’autre, l’herbe mangera sur vous !» »

Jacques Prévert : un anticlérical convaincu

A Pâques, je me suis penchée sur l’ouvrage du diacre Jean-Marc Leresche. Afin d’équilibrer les tendances, à l’Ascension j’ai eu envie de publier un poème de l’impertinent anticlérical qu’était Jacques Prévert.

Jacques Prévert : un poète qui s’adonnait à tous les arts

Redécouvert dans ma bibliothèque, Choses et autres est paru en grand format en 1972.

Mon exemplaire de poche est daté de 1976, soit un an avant le décès du poète. La couverture est illustrée par un collage de Jacques Prévert lui-même. L’actuelle première de Folio Gallimard, que l’on peut voir en haut de cette page, est également l’un de ses collages.

L’édition Folio de 1976.

Le grand public a découvert Jacques Prévert à travers ses poèmes, ses scénarios et ses dialogues pour le cinéma. Il le connaît moins pour son talent d’artiste plasticien et pour ses œuvres surréalistes aussi poétiques qu’étonnantes. En effet, vers le milieu des années 1940, encouragé par Joan Miró et Pablo Picasso, suite à un accident qui l’oblige à garder le lit, il se passionne pour la pratique du collage. « Jacques s’exprime de plus en plus par les collages, comme il a fait par les poèmes. Mais je pense que ces collages, au fond, sont des poèmes », disait son éditeur, René Bertelé. « Et d’autre part, il se rend compte maintenant que certains de ses poèmes sont en quelque sorte des collages de mots, si on veut. » Dans le film sans paroles de Bruno Pollacci, vous pourrez découvrir son travail de plasticien.

 

En janvier 2019, j’avais déjà présenté ce poète dans cet espace. Pour vous rendre à l’article qui vous permettra d’accéder à davantage d’informations sur Jacques Prévert, cliquez ici.

 

Sources :

  • Choses et autres, Jacques Prévert, Collection Folio Gallimard
  • Fondation Michalski
  • Matière et Révolution

Un livre 5 questions : « Le Silence Brûle » pour les Dissidents de La Pleine Lune

Littérature sous le regard de Séléné

A l’instar des loups-garous et des fantômes, on les rencontre aux temps de la pleine lune. En revanche, contrairement aux méchants et mystérieux fripons qui se cachent dans l’ombre pour nous surprendre, Les Dissidents de la Pleine Lune préfèrent séduire à la lumière des bars, des parcs, des buffets de gare ou du Théâtre des Lutins, dans la capitale vaudoise, pour ne citer que quelques lieux. Entité littéraire bigarrée, cette communauté de passionnés d’écriture a été créée en janvier 2011. Les fondateurs en sont Sabine Dormond écrivaine, ex-présidente de l’Association Vaudoise des écrivains et critique littéraire, Olivier Chapuis que j’ai déjà reçu dans cet espace pour discuter de son livre Balles Neuves, actuellement finaliste du Prix du polar romand 2021, en compagnie de Laurence Voïta et Marc Voltenauer, et Hélène Dormond dont le dernier ouvrage Zone de Contrôle vient de paraître, l’histoire d’une fleuriste qui, obligée de changer de métier, devient auxiliaire de police Lausanne.

Le groupe se réunit une fois par mois pour se lire et commenter des textes brefs, frais pondus, sur des thèmes aussi déjantés que Le sourire de la vitesse ou L’émotion de l’herbier par exemple. Toute personne étant la bienvenue, il n’a cessé de s’étoffer depuis sa création. Convaincus que la liberté vient de la contrainte, les amoureux de Séléné s’imposent les sujets à travailler par quelques mots poétiques, intrigants ou drôles : Sous les galettes, la page, Pour deux francs de suspense ou Entre terre et sel.

Le Silence Brûle : un anniversaire et un livre

Ces écrits, qui restent la propriété de leur auteur-e ne sont pas publiés. Mais, pour fêter leurs dix ans, un concours littéraire a changé les habitudes. Après avoir reçu un raz de marée de 109 nouvelles, quinze d’entre elles ont été retenues par le jury pour figurer dans un recueil intitulé Le Silence Brûle, paru aux Éditions Soleil Blanc. S’y sont ajouté des textes écrits par Les Dissidents eux-mêmes au cours de toutes ces lunes. Un très bel ouvrage aux styles variés et aux univers éclectiques. Contrairement à Pierre Yves Lador, Emanuelle Delle Piane ou Gilles de Montmollin, tous les auteurs ne sont pas connus du grand public. Toutefois, chaque plume, chaque histoire surprend par sa force littéraire ou son originalité. Pour ma part, j’ai été particulièrement interpellée par La Honte, de Lise Favre, qui nous rappelle qu’en Suisse, jusqu’en 1981, on enfermait les filles-mères en prison.

 

Le Silence Brûle : extraits

« Je vais bientôt mourir. Tant d’années ont passé… Mais où se sont-elles enfuies ? Pas moyen de les retrouver. Pourtant, je suis sûr qu’il m’en manque. Je ne peux pas toutes les avoir vécues. Elles se sont faufilées ailleurs pour que je ne puisse pas en profiter. Elles m’ont trompé, elles ont déguisé ma vie pour me faire croire que je l’avais entièrement vécue… » Benjamin Ansermet, Des instants disparus

 « Ses pieds glissaient sur le sol inégal de ce qui pouvait bien être une forêt. Ou une jungle ? Était-elle dans la phase du sommeil paradoxal qui la plongeait dans cette euphorique apesanteur ? Son inconscient l’enfonçait dans cette nuit sauvage, indomptée comme une part d’elle-même ». Sima Dakkus Rassoul, A prendre avec des pincettes.

 « Un beau jour, le rappel à la réalité se fit sans douceur. Il prit la forme d’un taxi et, en quelques minutes, une fois les bagages encoffrés, je fus poussée avec force sur la banquette arrière avec ma sacoche ou plutôt mon fourre-tout sur les genoux et la portière claqua. Je n’eus droit qu’à un dernier regard vide avant de me retrouver, à l’aube d’une nouvelle vie, à l’aéroport international. » Ariane Schneider, Le téléphone.

 « « Vous vous êtes déjà demandé à quoi servent les mathématiques ? »

Celui de derrière avec sa capuche sur la tête :

« A rien, gros cheum ».

La salle rit.

Même l’intello boutonneux, que tout le monde veut tabasser au premier rang, rit.

Une boulette de papier vient cogner la tête du remplaçant. La boulette roule au sol. Il se baisse, ramasse la boulette et dépose la boulette sur le bureau. Ensuite il sort de son sac un cadenas à cinq chiffres ». Sociovore, Barbecue d’étudiants.

« Où suis-je ? Je n’ose pas ouvrir les yeux. Je ne peux pas : mes cils restent collés par le mascara dégouliné. Tout tourbillonne derrière mes clapets que je n’ai pas l’audace de soulever. Sur l’écran rose de mes paupières closes, un drôle de film se déroule par bribes : un zinc, le défilé coloré d’ombrelles plantées dans les cerises des cocktails, mes copines sourdes à mes « stops ! » et bavardes pour les commandes auprès du barman ». Carole Greppin, Galettes de galère.

 

Le Silence Brûle : interview de Sabine Dormond

Qui se cache derrière le joli nom « Les Dissidents de la pleine lune » ?

Les Dissidents de la pleine lune sont un groupe d’auteurs en herbe ou déjà foisonnants de publications qui dissident lune après lune de se réunir pour déclamer des textes tout frais pondus sur des thèmes aussi farfelus que Le sourire de la vitesse, Gilet de canard  ou  Le complexe du citron . Les membres disposent de quatre semaines pour pondre un texte de 3000 signes sur le thème voté par la majorité. Le jour de la réunion, c’est-à-dire le lundi soir le plus proche de la pleine lune, ils en donnent lecture à tour de rôle, les derniers arrivés étant les premiers à passer. Rien d’ésotérique à cela, juste un point de repère dans le ciel qui permet de se réjouir de la prochaine rencontre et de se dire qu’il est temps de réfléchir à ce que le thème nous inspire. Les textes sont ensuite commentés par le groupe qui traque l’anacoluthe aussi bien que les effets de manche plus convaincants. Ce mini-bizutage tient lieu de cotisation, le collectif ayant réussi à fonctionner sans budget pendant dix ans.

Ouvert à toute personne de la région désireuse de le rejoindre de façon occasionnelle ou régulière et désormais doté d’une antenne veveysane, notre collectif est issu de la scission avec un autre groupe d’auteurs appelé le Café aux lettres suite à de menues divergences de vue montées en épingle.

Nous nous réunissons généralement au restaurant de la patinoire de Montchoisi à Lausanne et partageons un repas à l’issue des lectures, mais il nous arrive aussi de nous produire devant un public, par exemple au Cercle littéraire de Lausanne, à la bibliothèque du Jorat, au Lyceum-club, à l’espace Hessel d’Orbe, dans des établissements équipés d’une scène comme le Duke’s bar ou le Sidewalk Café à Lausanne. Ou en tout lieu désireux de nous accueillir.

Comment vous est venue l’idée de ce concours ?

Un ami doté d’un enthousiasme à toute épreuve a lâché à brûle-pourpoint l’idée d’organiser un concours littéraire. Ayant un contact à la Loterie romande, Paul (c’est son prénom) espérait obtenir le soutien de cette institution. Forts de l’expérience accumulée quand nous présidions à tour de rôle l’Association vaudoise des écrivains, Olivier et moi avions pleinement conscience de tout le travail que cette idée implique et du budget à trouver pour la réaliser. Les Dissidents de la Pleine Lune, qui avaient réussi à se passer de trésorerie pendant dix ans, n’avaient pas un sou en caisse. Nous avons donc commencé par constituer un dossier en vue de trouver des sponsors. Et donc un comité. Tandis que Paul a été désigné compte-sous, nous nous sommes autoproclamés, Olivier et moi, respectivement porte-plume et porte-voix. Une fois la somme nécessaire réunie grâce au soutien de la Ville de Lausanne, de la Fondation Michalski et de l’Association vaudoise des écrivains, je me suis entourée de Marilyn Stellini des éditions Kadaline, Julien Dresselaers des éditions Soleil blanc, l’écrivain Christian Dick et Nathalie Romanens de la librairie Des livres et moi à Martigny pour former le jury, mais Nathalie a finalement dû quitter le navire en cours de route par surcroît de travail. Olivier Chapuis a endossé le rôle de secrétaire. C’est lui qui recueillait les textes des concurrent-e-s et qui nous les transmettait de façon anonyme.

Quant à notre trésorier Paul Mayr, nous lui avons découvert de fort utiles compétences de cinéaste quand il s’est agi, Covid oblige, de remplacer la cérémonie initialement prévue en présentiel par une version numérique.

Pourquoi le recueil « Le Silence Brûle » a-t-il été élargi à d’autres thèmes?

Ce recueil n’avait pas seulement pour but de récompenser les lauréat-e-s du concours, mais aussi de célébrer le dixième anniversaire de la fondation des Dissidents de la Pleine Lune. Ce n’était donc que justice que chacun-e de ceux qui le souhaitent puisse y publier un des textes écrits à l’occasion de nos rencontres. Alors que certains d’entre nous ont déjà une longue bibliographie à leur actif, c’était pour d’autres leur première publication. Ce recueil est aussi la première trace écrite de notre collectif en tant que tel. La deuxième partie reflète bien la diversité des thèmes que nous avons traités et leur incongruité.

Sans compter j’ai eu l’impression qu’il y avait plus de femmes que d’hommes dans ce livre. Les femmes sont-elles davantage intéressées par l’écriture que les hommes ou sont-elles de meilleurs écrivains ?

C’est vrai qu’elles ont été beaucoup plus nombreuses que les hommes à participer au concours. Et à finir sur le podium. De là à tirer des généralités… Parmi les Dissidents de la Pleine Lune en revanche, il règne une belle mixité, bien équilibrée. Nous tenons à être un groupe aussi divers et hétéroclite que possible pour que nos textes le soient également.

La question que je pose à chaque auteur-e : à quel personnage littéraire vous identifiez-vous?

 Je m’identifie beaucoup au personnage de Don Quichotte, à son désir de justice et d’équité, à sa touchante maladresse et à sa capacité de vivre dans un univers fantasmagorique qui résiste à tous les assauts de la réalité.

 

Bio des trois fondateurs

Hélène Dormond : résolument Vaudoise, elle a grandi à Lausanne avant de s’établir sur la Côte. Au bout de trente-cinq ans de lecture intensive, elle s’est lancée dans l’écriture en 2009. Depuis lors, elle a publié trois romans et un recueil de nouvelles.

Imprégnée par ses études de psychologie et son activité de travailleuse sociale, elle s’essaie à dépeindre l’humain dans les difficultés du quotidien, de la quête de sens à l’affirmation de soi, avec humour et tendresse. Son personnage de prédilection est le plus modeste aux yeux du monde, voire l’antihéros.

Au travers de ses récits elle questionne nos héritages, nos valeurs et la façon dont ceux-ci entrent en contradiction avec notre mode de vie.

Elle aime surprendre ses lecteurs et provoquer le rire, la réflexion ou la rêverie. Son dernier livre Zone de Contrôle vient de paraître aux Éditions Plaisir de Lire.

 

Sabine Dormond et Olivier Chapuis. ©Jean_Marc Cherix

 

Olivier Chapuis : bien qu’il soit Suisse (dans ses textes, cela ne s’entend pas, il n’a aucun accent, à l’instar des Québécois quand ils chantent), mais il ne fabrique ni montres, ni couteaux, ni chocolats. En revanche, il est un des trois seuls citoyens de ce charmant pays à avoir gagné cinq matchs de suite à l’émission française Des Chiffres et des Lettres. Il est né en 1969, année à laquelle fut mis au jour un squelette de mammouth au Brassus, dans le canton de Vaud. Drôle de coïncidence. De métier, il est correcteur et écrivain.

Sabine Dormond : n’a jamais songé à se définir par son origine géographique. Mais plutôt à travers l’étrange coïncidence qui a voulu qu’elle vienne au monde le jour où s’est éteinte une icône de la révolution cubaine née un 14 juin, comme son fils aîné.

A ce jour, elle a publié plus de recueils de nouvelles que de romans, mais une parution imminente sous le titre de Cara devrait compenser ce déséquilibre. Il y sera question d’intelligence artificielle.

Sabine Dormond a présidé pendant 6 ans l’Association vaudoise des écrivains. Elle anime aussi des ateliers d’écriture et des tables rondes et rédige des chroniques littéraires pour le journal en ligne Bon pour la tête.

 

Joindre Les Dissidents de La Pleine Lune :

Les Dissidents de La Pleine Lune possèdent une page Facebook et un e-mail, si la plume vous démange ou si vous souhaitez commander leur livre bien que cela puisse aussi se faire en librairie : info(arobase)dissidents.fun

Pour regarder la vidéo du vernissage du recueil Le Silence Brûle ce qui vous permettra d’écouter quelques extraits de textes complets, cliquez ici.

 

Demain :

Exceptionnellement, demain je publierai un autre article pour présenter Pépites, le recueil de nouvelles de Sylvie Blondel. DM

Sources :

  • Le Silence Brûle, recueil collectif, Éditions Soleil Blanc
  • Sabine Dormond

 

 

 

Lectures et maladies : de la schizophrénie à la pandémie avec Marion Canevascini et Claude Darbellay

Violences et douceurs

En lisant L’Épidémie, on soupçonnerait aisément Claude Darbellay de complotisme. Tout y est : un grand projet liant les pharmas, la haute finance, l’OMS, le Haut Commissariat aux Réfugiés, des politiques d’ici et d’ailleurs et des mafias. Des expériences sans scrupules faites sur des êtres humains. Un monde prêt à tout pour imposer sa loi. Seule ombre au tableau : L’Épidémie, dont la deuxième édition vient de sortir chez Infolio, est parue pour la première fois aux Éditions G d’Encre en 2007, soit 12 ans avant les premiers cas de Covid-19. On ne peut donc guère accuser son auteur de prendre le train en marche ou de profiter de la pandémie pour vendre du livre. A la rigueur, on peut imaginer que les complotistes s’inspirent de son livre pour élaborer leurs arguments. Les conjectures s’arrêtent là même si, depuis plus d’un an, nous vivons des situations schizophrénisantes. Toutefois, la schizophrénie, la vraie, pas le mot qu’on glisse en tant que métaphore au hasard d’une conversation, ressemble à toute autre chose. Avec beaucoup de pudeur, Marion Canevascini s’est penchée sur cette maladie dans un très beau livre illustré que je tiens à vous présenter avant de revenir sur L’Épidémie.

Marion Canevascini : Notre frère

Paru aux Éditions Antipodes Notre frère, le roman graphique de Marion Canevascini, est particulièrement touchant. Actuellement la parole se libère. De plus en plus, on laisse de la place dans les livres et les médias aux personnes qui souffrent d’un handicap ou d’une maladie mentale. On donne aussi facilement l’occasion de s’exprimer aux parents ou aux conjoints. Il est plus rare d’entendre la souffrance de la fratrie. La douleur des enfants qui « vont bien » et, dont le frère ou la sœur qui présente une pathologie, efface l’enfance en retenant l’entière attention des parents. Avec délicatesse, le livre de Marion Canevascini raconte ses souvenirs : l’arrivée de la maladie dans une famille qui compte trois enfants. Face aux étrangetés de leur frère ainé et au désarroi de leurs père et mère, les deux sœurs cadettes s’unissent pour exister. Dans cet ouvrage aux dessins et aux textes épurés, ce sont les blancs des pages et les mots tus qui s’inscrivent dans le ressenti.

Ce témoignage sensible d’une pathologie évoquée entre les lignes permet aux plus jeunes d’aborder, de questionner et d’être accompagnés dans la maladie. En effet, il existe beaucoup de littérature sur la schizophrénie mais pratiquement aucun écrit ne s’adresse à des enfants.

Biographie de l’artiste

 Artiste fribourgeoise, Marion Canevascini, étudie les Lettres à l’Université de Fribourg et notamment le rapport entre le texte et l’image. Elle partage aujourd’hui son activité entre peinture, écriture, et enseignement.

 

 

Claude Darbellay : L’Épidémie

Dès les premières lignes, Claude Darbellay nous entraîne dans une aventure labyrinthique à un rythme qui laisse peu de pauses pour souffler. Rien ne nous est épargné : les meurtres et les morts se succèdent, les hypothèses nous mènent sur des chemins que l’on se voit obligé de rebrousser, on saute d’un pays à l’autre. Même la froide torture est au rendez-vous. Les personnes qui mènent l’enquête tentent de se rassurer en se raccrochant à ce qu’elles savent et qui ne devrait pas exister. Frank le narrateur, raconte ce qu’il a vu, espérant avertir l’humanité du danger qui la menace. Les Grands Manitous le laissent faire convaincus que, de toute façon, personne n’y croira.

 L’Epidémie : extrait

 « Il s’agissait d’allier santé, jeunesse, performance et donc, Charles Larson rit, bonheur. C’était en tout cas en ces termes que Fabio Rossi avait vendu son projet à la GlaxoSmithKline. Rendre à un corps vieillissant les performances de sa jeunesse. Parce que, pour le marché, ce créneau était porteur de gigantesques profits. La clientèle potentielle avait les moyens d’acquérir LE traitement qui accélérait la réparation des tissus musculaires. En vieillissant, nous perdons environ un tiers de notre masse musculaire. L’exercice constant, soulever de la fonte dans un fitness par exemple, pratiquer un sport, même à haute dose, ne fait que ralentir le processus. Trouver un moyen biologique de l’arrêter, voire de l’inverser, c’est la gloire et la fortune.

Nous avons commencé, comme souvent en laboratoire avec des souris blanches…

L’idée, c’était de stimuler l’augmentation de la croissance musculaire à n’importe quel âge et sans exercice. Ce que promettent toutes les cliniques spécialisées dans des cures hors de prix. Ce que nous espérions aussi, l’époque voulait ça, c’était démocratiser notre découverte en multipliant le nombre de clients. »

 

Claude Darbellay : l’interview

 – La première édition de L’Epidémie a été publiée en 2007 aux Éditions G d’Encre. D’où a surgi l’idée de ce roman ?

Cette idée m’est venue d’un événement et d’une peinture. L’événement c’est le SRAS, une pneumonie atypique pour faire simple, apparue en 2003, qui avait fait peu de victimes mais généré une grande panique, avec des déclarations alarmistes de dirigeants, aussi bien à Singapour qu’au Canada ou en Chine où tous les lieux de divertissement (théâtres, cinémas, cafés internet) ainsi que les bibliothèques avaient été fermés. Les mariages avaient aussi été ajournés. J’avais lu un article dans un journal anglais où l’OMS avertissait du danger. Or, l’OMS, en anglais, c’est la WHO, the World Health Organization. Qui peut être confondu avec sa traduction en français de QUI. On y ajoute un point d’interrogation et on a le départ d’une enquête sur qui est responsable de ces mesures anti SRAS et dans quel but. Et, au niveau de la fiction, on a déjà un des responsables : l’OMS. Voici pour l’événement. Quant à la peinture, c’est un tableau de Dürrenmatt qui m’a inspiré le premier chapitre où le président du conseil d’administration d’une firme helvétique est pendu au lustre de la salle du conseil par sa cravate. Il s’agit du tableau : « L’Ultime assemblée générale de l’établissement bancaire fédéral » peint en 1966. Tableau qui montre une scène apocalyptique : des banquiers se sont pendus à des lustres, d’autres se tirent une balle dans la tête. C’est le départ du roman. Pourquoi le président d’un conseil d’administration est-il pendu à sa cravate par un commando ? Qui est responsable ? L’OMS et l’industrie pharmaceutique seraient-elles mêlées à cet assassinat et dans quel but ?

– Ce roman vous a-t-il demandé beaucoup de recherches et de documentation?

Oui. J’ignorais tout de la vie des virus. Mais j’étais enseignant dans un lycée où est enseignée la biologie. J’ai donc demandé à un professeur de biologie de me donner de la documentation. Il m’a répondu, « accorde-moi une semaine ». Une semaine plus tard, j’avais une pile de livres, de documents, d’articles. Et le professeur m’a dit, « Tiens, lis ça. Après, quand tu auras bien assimilé la matière, je te donnerai la suite. » Cela m’a pris un temps certain pour en venir à bout. Avant la publication, le même professeur a relu tous les chapitres du roman concernant les laboratoires et la description des épidémies pour que tout soit rigoureusement exact. Ceci afin de créer un « effet de réalité » et de donner du crédit à ce que raconte la fiction.

– Votre livre fait référence aux mondes de la littérature et de l’art puisqu’on y croise Dürrenmatt, Nietzsche, Niki de St-Phalle, le poète américain William Stafford… tout en mélangeant enquête, industrie pharmaceutique et politique. Résultat : un thriller à la Robin Cook en plus intellectuel. Aviez-vous envie de conquérir un lectorat qui d’habitude s’intéresse peu aux lectures populaires ?

La question du lectorat est importante, certes. Je ne voulais pas écrire pour un lecteur particulier, mais donner du plaisir à un lectorat qui soit le plus large possible. J’espérais que le roman crée son lectorat. Il y a deux façons de voir les choses, je crois. Soit on calibre un texte pour qu’il corresponde à un public cible, on en fait un produit qui va séduire des consommateurs, soit on crée un roman qui, par ses qualités intrinsèques, va attirer les lecteurs. Aujourd’hui, c’est plutôt la première démarche qui prédomine. L’ennui, c’est qu’elle s’accompagne d’un code esthétique. On y « émotionne » beaucoup, et la compréhension doit être « Nescafé », immédiatement soluble. On appelle ça « les lois du marché ». Il faut saluer ici le travail des auteurs qui continuent de vouloir « faire de la littérature » et des éditeurs qui les soutiennent.

– Avec le recul avez-vous l’impression d’avoir écrit un roman qui anticipait la pandémie de la Covid-19 ?

Oui, je crois que ce roman anticipait la pandémie de la Covid-19. Pour une bonne raison. Les rouages sont les mêmes que ceux décrits dans le roman. Il y a cependant quelques différences de poids. La pandémie du roman était fictionnelle et les morts à venir. La situation actuelle a vu apparaître quelques aspects assez inquiétants, outre la situation sanitaire. Ce sont des mesures étatiques qui sont proches de l’absurdie. J’attends toujours que l’on m’explique pourquoi il n’était pas dangereux d’assister à un culte ou à une messe pour cinquante personnes et pourquoi ce n’était pas la même chose pour un théâtre ou une salle de concerts. Mais plus grave, derrière toute décision politique se profile une conception du monde et je ne partage pas la division entre « biens essentiels » et « biens inessentiels ». Division dont les librairies ont fait les frais, par exemple. Ont aussi été rognés des droits démocratiques, au nom de la santé qui a remplacé la liberté. Ce n’est plus « liberté, égalité, fraternité ». La liberté a cédé la place à la santé. Avec une armada de virologues, de médecins, d’experts en tout genre à l’égo surpuissant. Or, rappelons-nous que le Titanic a été construit pas des spécialistes et l’Arche par des amateurs !

– Une question que je pose à tous les auteurs: à quel personnage littéraire vous identifiez-vous ou quel personnage littéraire auriez-vous aimé être ?

J’aurais aimé être Sancho Panza du Don Quichotte de Cervantès. C’est lui qui, juché sur son âne, commente les « exploits » de son maître, Alonso Quijano, qui a la tête farcie de romans de chevalerie et qui attaque des moulins à vent en les confondant avec des géants. Il est l’auteur de son maître, en fait, parsemant le récit de remarques ironiques, de jeux d’esprit, de proverbes espagnols détournés. Il nous invite à faire un pas de côté pour entrer dans la réalité ou, pour citer Lao Tseu, comme le fait Lopez, le philosophe de « l’Épidémie » : « Voyons ce qui est et non ce que nous aimerions voir ».

Interview : Dunia Miralles

 

Claude Darbellay : la biographie

Né en 1953 au Sentier, dès l’âge de dix-huit ans, il travaille comme manœuvre sur les chantiers, poseur de faux plafonds, monteur de parois mobiles afin de subvenir à ses besoins. Il fait des études de lettres à l’Université de Neuchâtel avant de voyager en Italie, dans l’East End londonien et à Grenade où il étudie le castillan. De retour en Suisse, il s’installe à La Chaux-de-Fonds et y enseigne le français et l’anglais à l’école supérieure de commerce.

Son œuvre a été distinguée par divers prix, Le Grand Prix poètes d’aujourd’hui 1984, le Prix Bachelin 1994, le Prix Louis-Guillaume 1995, le Prix Alpes-Jura 1996, et le Prix Michel Dentan 1999 pour Les prétendants.

L’écrivain Claude Darbellay. Photographie libre de droits.

 

 

Sources :

  • Notre frère, roman graphique, Marion Canevascini, éd. Antipodes
  • Éditions Antipodes
  • L’Épidémie, roman d’anticipation, Claude Darbellay, éd. Infolio
  • Claude Darbellay, écrivain et poète
  • Wikipédia

René Belletto : un « Petit traité de la vie et de la mort » à déguster avant de s’endormir

Petit traité de la vie et de la mort : absurdité réflexive

Ma bibliothèque contient parfois des merveilles non lues, dont j’ignore la provenance – surtout lorsqu’elles portent la marque d’une bibliothèque municipale alors que je sais que je ne les ai pas volées -, mais qui tombent à point nommé quand j’ai besoin de cette lecture et pas d’une autre. C’est ainsi que j’ai découvert, sur mes rayons Petit traité de la vie et de la mort de René Belletto, paru chez P.O.L en 2003, toujours en vente en librairie. Si on le lit rapidement, il nous fera simplement sourire tant certaines phrases ou aphorismes peuvent sembler absurdes. Pourtant, si l’on s’y arrête, nul doute que chaque ligne nous plongera dans une profonde réflexion. Comme souligne son éditeur : « chef-d’œuvre de concision lapidaire ce « Petit traité » exprime une douleur sans limites, celle d’être né et de ne pas vivre, celle de mourir avant même d’être né ». Encore un livre qui n’a pas pris une ride depuis sa parution au début du millénaire. Toutefois, plutôt que de vous en parler longuement, je préfère vous en montrer quelques extraits, d’autant que le titre et la mise en scène de la mise en page, contribuent grandement à émoustiller la pensée.

Nous naissons – majoritairement – dans le commun et nous mourrons chacun dans notre rôle mais égaux. Entre les deux, on se débrouille comme on peut. Les aphorismes et pensées de René Belletto sont à déguster et à méditer. Lentement ou rapidement…

René Belletto : une ville dans le corps

René Belletto est un écrivain et un scénariste né le 11 septembre 1945 à Lyon. Il a publié des récits psychologiques et fantastiques, mais il est surtout connu et plusieurs fois primé pour ses romans policiers. Son recueil de nouvelles Le Temps mort a reçu le prix Jean-Ray de littérature fantastique. Le Revenant, a obtenu celui de l’Eté VSD Radio Monte-Carlo et Sur la terre comme au ciel lui a valu le Grand prix de littérature policière en 1983. Trois ans plus tard, L’Enfer roman ayant en guise de second rôle Lyon, la ville natale de l’auteur, a été récompensé par le prix Femina.

Sources:

  • Petit traité de la vie et de la mort René Belletto, P.O.L 2003
  • Site P.O.L
  • Wikipédia

Michel Houellebecq : un poète d’essence baudelairienne

Michel Houellebecq : le Baudelaire des supermarchés

Quand je lis les poèmes de Houellebecq, j’éprouve la même sensation, la même empathie qu’envers ceux de Baudelaire. En investiguant un peu dans la toile, je me suis aperçue que je ne suis pas la seule à trouver une similitude entre l’auteur des Fleurs du Mal et celui des Particules élémentaires. Dans la poésie du moins. Dominique Noguez a été le premier à le souligner. Dans sa monographie de Michel Houellebecq, il le présente comme “le Baudelaire des supermarchés”. D’ailleurs le poète contemporain n’a jamais caché son admiration pour le dandy du 19ème siècle, comme il le confirme dans un entretien donné à Marc Weitzmann pour Les Inrockuptibles :

“J’ai parfois le sentiment que Baudelaire a été le premier à voir le monde posé devant lui. En tout cas, le premier dans la poésie. En même temps, il a considérablement accru l’étendue du champ poétique. Pour lui, la poésie devait avoir les pieds sur terre, parler des choses quotidiennes, tout en ayant des aspirations illimitées vers l’idéal. Cette tension entre deux extrêmes fait de lui, à mon sens, le poète le plus important. Ça a vraiment apporté de nouvelles exigences, le fait d’être à la fois terrestre et céleste et de ne lâcher sur aucun des deux points.”

Ci-dessous, deux poèmes, extraits du recueil Le sens du combat paru aux éditions Flammarion en 1996. Pourtant, ils s’accordent spleenement bien à cet automne 2020, voire à l’année toute entière.

 

Vous pouvez également lire, en cliquant ici, d’autres vers de ce poète baudelairien, contenus dans un article écrit pour ce blog en septembre 2018. Sa poésie complète est réunie en poche aux éditions J’ai lu. Pour l’instant, je vous invite à écouter Blanche Gardin le réciter, dans une vidéo de la chaîne de télévision Arte.

Sources:

  • Michel Houellebecq, poésies, éditions J’ai lu.
  • La poésie urbaine de Michel Houellebecq : sur les pas de Charles Baudelaire ? de Julia Pröll, Université d’Innsbruck.
  • Wikipédia

 

 

Deux lectures 5 questions : Arthur Billerey, d’« A l’aube des mouches » à « La Cinquième Saison »

Lectures pour des plages de repos

Poème d’Arthur Billerey. Recueil: A l’aube des mouches

La distanciation n’oblige pas à bronzer dans la solitude. Avec un livre ou une revue nous sommes toujours en compagnie. Ce dernier billet, avant la longue pause que prendra ce blog cet été, propose deux lectures : A l’aube des mouches, un recueil de poèmes d’Arthur Billerey et la revue littéraire romande La cinquième saison, dont le 11ème numéro Passage du poème, qui vient de paraître, est entièrement consacré à l’art de Polhymnie. Le jeune poète en est l’une des têtes pensantes. Passionné par les mots écrits, Arthur Billerey vient aussi de créer la chaîne Youtube Trousp, entièrement consacrée au livre. « J’ai eu l’idée de créer Trousp car je réfléchissais, pendant le confinement, à la question suivante : par quel moyen la littérature et la poésie peuvent réinvestir l’espace public ? Je me suis dit que réinvestir l’espace public numérique était déjà un premier acte. Et puis je crois qu’il est important de parler littérature, en plus de l’écrire. Les auteurs et les autrices, après avoir noirci le papier, ont encore les hauts fourneaux de l’imagination qui fument. Du moins pour les inspirés. Ils ont donc leur mot à dire. » Pour l’instant cette jeune chaîne apprend à marcher. Nul doute qu’elle saura bientôt courir et danser.

 

La cinquième saison : revue littéraire romande

Chaque trimestre, La cinquième saison invite des plumes de tous bords à se prêter au jeu de la contrainte et de la chronique. Nouvelles, portraits et fragments, récits de voyage, entretiens et tribunes libres, autant de genres qu’elle brandit dans ses pages aux côtés des trésors dormant dans les tiroirs des éditeurs. Chaque numéro est dédié à un thème ce qui permet de couvrir tout le panel de la littérature actuelle. Entre ses pages l’on rencontre les auteur-e-s qui font la littérature romande du moment, des plus confirmés aux plus jeunes espoirs. Mais pas uniquement. Comme démontré par ce onzième numéro, l’on y croise également des disparus, comme Chessex ou Nietzsche, et des écrivain-e-s, des quatre coins de la francophonie, tout à fait vivants. Extrait de la quatrième de couverture :

« Ces acteurs – la poésie logeant en chacun de nous – ne se limitent pas aux terres encloses de Suisse romande délimitées par la frontière de Saint-Gingolph, de Pontarlier ou Genève, derrière laquelle il y a la France. Il était cardinal que les acteurs sollicités se trouvent à Paris, à Genève, à Sainte-Colombe-sur-Gand, à Devesset, à Chavannes-près-de-Renens, à Vevey ou à Fribourg, à Mons comme au Luxembourg. Autrement dit qu’il y ait une réponse unanime et francophone. N’habitons-nous pas une langue, plutôt qu’un pays ? dirait Paul Célan. « Pourquoi publiez-vous de la poésie ? » et « Pourquoi lisez-vous de la poésie ? » sont les deux grandes questions qui orientent ce numéro et qui donnent la parole aux éditeurs et aux lecteurs. » Dans tous les numéros de La cinquième saison, les textes des autrices et auteurs vivants sont inédits.

Naturellement, ce Passage du poème attribue les fauteuils d’honneur aux poètes. Toutefois, selon la coutume de la revue, une grande place est laissée à la critique – Peu importe où nous sommes d’Antoinette Rychner, Rivières, tracteurs et autres poèmes d’Alain Rochat… On y lit également des interviews d’auteurs : François Debluë ou Alain Freudiger.

 

Arthur Billerey : A l’aube des mouches

L’été, en particulier cet été 2020 qui impose un éloignement sanitaire, est un moment propice pour découvrir la poésie comme l’écrit si bien Fabienne Althaus-Humerose, la créatrice du Prix du roman des Romands. Dans ce dernier numéro de La cinquième saison, elle nous conseille d’oublier ce que l’on nous a enseigné à l’école. A la place, elle propose de nous laisser aller à la lecture, sans nous préoccuper ni de la versification, ni du rythme des mots. Elle nous suggère d’abandonner l’idée que la poésie est un art qui ne s’adresse qu’aux initiés, un style littéraire trop abscons pour les néophytes. Elle nous exhorte à enfermer dans un galetas poussiéreux le cliché d’une lecture savante et empesée, qu’il faudrait religieusement appréhender dans un silence monacal. Au contraire, elle nous enjoint à nous adonner à la poésie sur le sable d’une plage, dans le bus, dans le train ou à une table de bistrot. Partout où un temps fractionné permet une lecture courte, partout où la vie bouillonne. « Mettez un livre de poèmes dans votre sac et ouvrez-le de temps à autre… Ne vous interrogez pas sur les intentions du poète, mais sur les intentions que vous pouvez dès lors admettre pour vous. Ne retenez pas ce qui vous paraît incompréhensible, retenez ce que vous avez intensément et profondément vu et saisi. » C’est pourquoi, pendant ces vacances, je vous incite à découvrir Arthur Billerey. A l’aube des mouches, paru aux Éditions de l’Aire, nous emmène avec suavité dans des mondes à doubles faces ou s’insinuent la poésie du quotidien. Des jardins où les tiges des roses ne manquent pas d’épines et où ce qui paraît surréaliste devient soudainement limpide. Les poèmes choisis ne sont pas représentatifs du contenu de l’ouvrage qui nous emporte avec bonheur d’un paysage ou d’un sentiment à l’autre. Ils correspondent uniquement à l’humeur qui m’habitait au moment de ma lecture. Quant au jeune poète fourmillant d’idées, il écrit actuellement son prochain recueil : Le réchauffement syllabique.

Entrevue : Arthur Billerey poète, assistant éditorial, brasseur d’idées littéraires

– Comment est née la revue littéraire “La cinquième saison” ?

Personnes qui participent au 11ème numéro de La cinquième Saison intitulé Passage du poème .

La cinquième saison est née au moment de la mort de L’Hebdo, qui était un magazine généraliste, avec un accent sur la littérature. Face à la disparition inquiétante de cette tribune littéraire, des acteurs et des actrices du milieu du livre se sont réunis pour fomenter quelque chose. Après plusieurs réunions et délibérations, il est resté une petite équipe, prête à s’investir totalement, bénévolement et artistiquement pour offrir aux lettres romandes l’écho dont elles avaient cruellement besoin. Et cela devait passer par l’épanchement. Une revue, ce n’est pas un journal limité par la taille de ses colonnes. Les auteurs et les autrices peuvent y aller franco, librement, noircir le papier et laisser courir leur plume. Plusieurs rubriques sont constantes. La plus importante, la rubrique Critique, permet à la rédaction de chroniquer les parutions actuelles, de veiller à ce qu’il y ait une réponse à tous ces livres publiés dont certains, dans la cohue tumultueuse des nouveautés, n’ont parfois pas plus d’écho qu’une bouteille à la mer. La rubrique Entretien permet de connaître l’opinion, sur tel ou tel sujet, de celles et ceux qui travaillent dans le livre. Il y aussi toujours une rubrique inventée, plutôt récréative, qui correspond au thème du numéro, ainsi qu’une rubrique Poésie. Pour accompagner le texte, la revue s’étoffe d’une poignée d’illustrations qui introduisent les rubriques et qui font de la revue papier, en plus d’être un trésor de mots et d’idées, un coffre de papier à ouvrir. Pour paraphraser Flaubert, on pourrait dire que la ligne éditoriale de La cinquième saison est de marcher droit sur un cheveu suspendu entre le double abîme du lyrisme et du vulgaire.

Le dernier numéro, Passage du poème, est entièrement destiné à la poésie. L’idée était de profiter du vent doux et favorable du Printemps des Poètes, et de la Poésie, qui n’ont finalement jamais eu lieu à cause de la crise sanitaire. C’est le premier numéro qui s’intéresse de près à un genre, qui lui cherche des poux. L’expérience sera peut-être réitérée avec le théâtre, l’essai, ou allez savoir, le roman courtois. Pour toutes ces folles équipées, la rédaction compte aujourd’hui deux nouveaux rédacteurs, Romain Debluë, poète et philosophe, ainsi que l’éditrice Florence Schluchter-Robins. Les autres membres fondateurs sont Christophe Gaillard, professeur et écrivain, ainsi que le soussigné.

– Vous écrivez vous-même de la poésie. D’où vient votre intérêt pour cet art?

L’intérêt que j’ai pour la poésie vient des mots. Il y a une puissance d’évocation dans un poème. Cela peut aller de la découverte d’un monde derrière le monde, une sorte d’Atlantide sur commande, quand les mots surgissent torrentiellement, à une découverte moins prestigieuse, plus quotidienne, comme une pièce retrouvée sous le canapé, quand les mots surgissent d’un coin sombre. Et puis, il y a dans un poème une gymnastique sonore et une manie furieuse à saisir ce qui nous dépasse. Sans tomber dans un romantisme démodé, j’aime que la poésie reste un moyen de traduire nos rires, nos révoltes, nos passions et notre spleen éternel. Un poème sans émotion, qui se mord la queue dans l’inertie sa propre accélération, ne vaut pas plus que la gousse brisée d’une cacahuète. Hormis des poèmes, des critiques et des notes inachevées, je n’écris rien. Écrire un roman est un art trop difficile.

– Qu’essayez-vous de nous transmettre à travers la poésie ? 

Poème d’Arthur Billerey. A l’aube des mouches

En vérité, je ne sais pas trop ce que j’essaye de transmettre. Il est peut-être fou de croire que les poètes transmettent un message clair, médité et cousu main en écrivant un poème. Je crois que les poèmes qu’on écrit sont les plus mauvais. Les meilleurs sont ceux qui s’écrivent eux-mêmes, et qui s’écrient ensuite, sans autre base de départ qu’une intuition, qu’un sentiment, ou que la sonorité du mot lui-même. Et puis quand bien même, s’il y avait une volonté du poète à transmettre un message, le lecteur, avec ses yeux de lecteur, y décèlerait peut-être autre chose. C’est comme la forme des nuages. Vous y voyez un chien enragé alors que votre ami y voit un pamplemousse.

Malgré cela, il y a quand même des recoupements dans mon travail, des décors qui reviennent, des tournures, un vocabulaire, etc. Il y a une part de quotidien, d’humour, de recherche et de lumière bourdonnante, dans A l’aube des mouches.

– A la fin de votre recueil vous citez des poètes, à savoir Corinne Desarzens qui signe la préface, Apollinaire ou Jean-Pierre Schlunegger qui vous ont inspiré certains de vos poèmes. Quels sont les poètes que vous lisez et ceux qui vous inspirent ?

Je lis ceux que vous mentionnez et des poètes plus actuels, comme par exemple Pierre-Alain Tâche, Alexandre Voisard, Jacques Chessex, Laurent Galley, Jean Pierre Siméon, Jacques Roman, Katia Bouchoueva, Brigitte Gyr, Venus Khoury Ghata, Maram Al-Masri. Je suis souvent inspiré en lisant les autres. J’ose les fouiller au corps, comprendre la façon dont ils travaillent. Mais j’avoue revenir sans cesse à Apollinaire, Aragon, Paul Eluard et Jean-Claude Pirotte, qui sont des bougies longue durée sur ma table de chevet.

– La question que je pose à tous les interviewés : à quel poème vous identifiez-vous ?

J’aime beaucoup le dernier tercet de Tristesse, ce classique français d’Alfred de Musset.

Dieu parle, il faut qu’on lui réponde / Le seul bien qui me reste au monde / Est d’avoir quelquefois pleuré

Retenir de toute une vie que nous ne possédons rien d’autre que nos pleurs, au final, est assez vertigineux. Vous imaginez, une larme peut contenir tout ce qui, de votre naissance à votre retraite, vous aura mouillé le codeur. Quelle éclaboussure! Adieu les télévisions, les voitures et les maisons. Vous n’emportez avec vous qu’une valise étanche et il y a une larme à l’intérieur. Pourvu que ce soit une larme de joie.

Entrevue réalisée par Dunia Miralles

Biographie d’Arthur Billerey

Arthur Billerey est né au cœur de la Grande Brasserie d’Audincourt. Après des études en Arts, Lettres et Langues, il est diplômé d’un master spécialisé dans l’édition du livre. Assistant éditorial à L’Aire, il codirige avec passion la collection métaphore, dédiée à la poésie. Membre fondateur de La cinquième saison, chroniqueur au Regard Libre, il suit l’actualité littéraire au poil et il vient de créer Trousp, une chaîne Youtube dédiée au livre. Il a publié dans des ouvrages collectifs, des revues. Son premier recueil, intitulé À l’aube des mouches, est dédié à tous ceux qui salivent tôt.

Pause estivale

Après une longue pause estivale, durant laquelle je m’aventurerai dans d’autres styles littéraires, je reprendrai les activités de ce blog le jeudi 17 septembre. Bonnes vacances! DM.

Un livre 5 questions : « Le Monde est ma ruelle » d’Olivier Sillig

Le Monde est ma ruelle: instants d’évasion

Pour évader nos esprits hors des murs qui les confinent, « Le Monde est ma ruelle » d’Olivier Sillig, paru aux Editions de L’Aire, nous emmène de Lausanne au Mexique en passant par l’Allemagne, l’Afrique ou l’Amérique du Sud. Derrière son allure tranquille et débonnaire, ce romancier aux multiples casquettes – psychologue, informaticien, peintre, sculpteur, cinéaste – passe sa vie à globe-trotter, parfois même dans sa propre ville natale. Parcourir les rues et les places, regarder vivre les gens, photographier, s’imprégner des ambiances, prendre des notes, occupe une partie de son existence. Rédigées dans un style concis, presque lapidaire, dans son dernier ouvrage il nous livre ces déambulations par flashs. Pas de fioritures inutiles, ni de sentiments futiles. Les sentiments, c’est à nous de les ressentir au travers des mots qu’il jette sur ses cahiers. A nous de construire nos propres histoires à partir des courts moments captés, tel des instantanés. Trois cent soixante-huit chroniques nous emportent loin de notre quotidien, respirer l’air d’ici et d’ailleurs qui, actuellement, nous fait tellement défaut. Un dépaysement aux mille couleurs, parfums et saveurs.

Olivier Sillig s’exprime sur la quatrième de couverture

« Le Monde vu par le petit bout de la spirale. Géographiquement, du plus près au plus éloigné. Le point de départ de ma spirale, c’est donc la Suisse, le Canton de Vaud, Lausanne ma ville. J’y suis né. En gros, j’y ai toujours vécu. J’y mourrai sans doute, malgré des velléités périodiques : m’acheter une gare désaffectée au centre de la Sicile, m’installer dans une des vieilles bâtisses coloniales en bois vermoulu de l’Avenue Eduardo Mondaine à Beira Mozambique, terminer ma course dans une petite ville française du Gers pour autant qu’elle ait un bistrot, une bibliothèque publique et de bonnes liaisons ferroviaires. En attendant, au gré de la vie et des surprises qu’elle me réserve, je prends quelques notes dans un calepin que j’ai toujours à portée de main ».

Les calepins de l’écrivain Olivier Sillig.

Le Monde est ma ruelle : extraits

Afin de nous familiariser avec l’univers d’Olivier Sillig, j’ai choisi trois minis chroniques. Son ouvrage en compte également de plus longues, qui ressemblent davantage à de courtes nouvelles.

 

119. Marseille, 5 janvier 2010

Dans le bus, une fille est assise sur l’espace surélevé qui domine les roues avant du véhicule. Dépassant de son sac, un classeur arbore une étiquette troublante, écrite à la main, bien visible : « Copie du mensonge ». Peut-être une comédienne ?

165. Antananarivo, 3 avril 2008

Service social. Antananarivo, nuit. Deux cartons ondulés à plat sur le bitume. Sur le premier, une femme endormie. Sur le second, trois bébés alignés. S’agit-il d’une nichée de triplés ? Non, c’est une halte-garderie. Plus loin, sur d’autres trottoirs, les vraies mères rassurées font leur travail de belles de nuit.

 

307. Mexico, 2 octobre 2015

Parmi les démarcheurs ambulants, il y a les vendeurs d’électrocution. On met les deux index dans deux tubes et on se fait secouer. Cela ne sert absolument à rien, si ce n’est peut-être à prouver sa virilité quand le voltage augmente.

 

Le Monde est ma ruelle : interview d’Olivier Sillig

Qu’est-ce qui vous incite à voyager ?

Le hasard. Sur mon vélo professionnel et quotidien j’ai découvert l’écriture. Mes films m’ont fait découvrir l’Afrique. La traduction d’un livre, le Mexique. Une erreur de transcription, l’Afrique du Sud. Le hasard est un bon plan de carrière, un bon plan de vie.

Depuis quand voyagez-vous et quels sont vos souvenirs de voyage les plus marquants, qu’ils soient magnifiques ou sordides ?

A vélo ou à pieds surtout depuis mes 30 ans. Au-delà, depuis mes 45 ans.

Deux souvenirs pas évoqués ailleurs :

À l’âge de neuf ans, descendant en famille à la mer, à Florence, dans la rue de notre hôtel, dans un enfer de flammes, je suis tombé sur des souffleurs de verre qui soufflaient de simples bouteilles ou des fiasques à Chianti ; j’ai découvert alors que la vraie vie existait.

À 19 ans je suis parti faire un tour en stop en Allemagne, tout seul comme un grand. Sur le vapeur qui traversait le lac de Constance, anticipant, je me sentais tel DiCaprio s’embarquant sur le Titanic.

Un souvenir sordide ? Rien de ce qui est humain ne m’est sordide, sauf peut-être les armées, rarement croisées. Ainsi qu’un accident automobile, un amoncèlement de voitures à un carrefour de mon quartier à Johannesburg.

Sur quoi écrivez-vous, avec quoi et à quels moments ?

À Madagascar, j’ai déniché un calepin, genre Clairefontaine, au format idéal. Depuis je les confectionne aux dimensions qui me conviennent. J’en fais deux à partir d’un cahier A4, mais en format paysage afin d’avoir des lignes plus longues. Dedans, j’écris à la plume. Au bistrot, dans le bus, ou sur mes genoux. Quand c’est possible, j’en fais une saisie électronique le jour même ; j’écris si mal que je n’arrive souvent pas à me relire, mais j’ai la page, son format et son contenu désormais imprimés dans la tête.

En ce moment de Coronavirus êtes-vous confiné ?

Confiné ? En gros plus ou moins, plus ou moins discipliné. Mon côté zen-cynique-positif s’en trouve désarçonné. Autour du Coronavirus, plus ça avance moins je sais quoi penser, ce qui n’est pas dans mes habitudes.

La question que je pose à chaque auteur-e: à quel personnage littéraire vous identifiez-vous ?

Même si je l’ai à peine lu, Don Quichotte, pour les moulins à vent que nous partageons.

 

L’écrivain Olivier Sillig.

Biographie d’Olivier Sillig

Très brièvement psychologue, puis informaticien, puis peintre et sculpteur, cinéaste et écrivain, Olivier Sillig reste avant tout un romancier. A son actif : douze romans publiés, certains avec un joli succès et des traductions, des courts métrages qui ont fait le tour du monde, des interventions dans les arts plastiques, et du slam jusque dans les townships d’Afrique du Sud. Toujours en bordure de genre, ses romans vont de la science-fiction aux récits historiques, en passant par l’actualité, le fantastique, le kafkaïen, le roman policier et le livre pour enfants. Un éclectisme revendiqué avec des distinctions dans tous ces domaines, le tout porté par une inquiétude existentielle qui va, dit-il, s’amenuisant. Toutefois, pour en savoir plus sur cet artiste protéiforme, je vous invite à vous rendre sur son site : www.oliviersillig.ch

Acheter des livres durant le confinement

Si vous souhaitez lire durant votre confinement, vous pouvez vous procurer Le Monde est ma ruelle directement aux Éditions de L’Aire. Par ailleurs, beaucoup de librairies indépendantes livrent exceptionnellement à domicile.

 

Interview réalisée par Dunia Miralles