La chute des empires

Critique historique des dernières parutions en histoire

Parfait exemple d’un courant historiographique à la mode nommé avec emphase « Histoire globale », l’ouvrage dirigé par Pierre Singaravelou et Sylvain Venayre est une tour de Babel. Cette Histoire du monde au XIXe siècle fait appel, en effet, à 89 auteurs qui signent 94 contributions différentes portant sur des événements, des découvertes, des tendances, des réformes, des conquêtes, des pays et tant d’autres aspects connus ou inconnus. Ces quelques 700 pages forment un kaléidoscope génial s’ouvrant sur un XIXème siècle dont les contours et les limites s’estompent au fur et à mesure de la lecture, du voyage aimerait-on écrire. On retrouve un peu de l’esprit de Jules Vernes dans cet universalisme exotique, quand bien même les textes proposés sont le résultat de recherches érudites et académiquement fondées. L’on se perd dans ce livre avec délice, du royaume de Mataram à la cote de Malaguette, en passant par le Parlement mondial des religions de Chicago ou l’atelier de Louis Daguerre.

Dans Décadence fin de siècle, Michel Winock, honoré du prix Medicis en 1997 et du prix Goncourt trois ans plus tard, nous propose un regard plus philosophique sur les hantises d’une société française de la fin du XIXème siècle, persuadée de sa décadence. Une obsession de la fin, soutenue par de nombreux écrivains, avec en filigrane les souvenirs de la guerre de 70 et ceux de la Commune de Paris de 1871. Invoquant tour à tour Zola et Hugo, mais également les manipulateurs de l’opinion publique tels la figure de proue du nationalisme français Maurice Barrès, l’antisémite Édouard Drumont ou encore le dandy ultra-conservateur Jules Amédée Barbey d’Aurevilly, l’auteur dépeint un paysage intellectuel commun à de nombreux écrivains et peintres des années précédant le temps de la Belle Époque. « Des prophètes de malheur attendant l’apocalypse » que Michel Winock pointe du doigt pour, en fin de compte, décrypter la peur, celle du changement, celle de l’évolution d’un monde en proie à des tensions antagonistes sans doute symbolisées au mieux par l’affaire Dreyfus et dont les implications évoquent inévitablement notre époque contemporaine.

Les ouvrages de Michel De Jaeghere et Bryan Ward-Perkins, Les derniers jours. La fin de l’Empire romain d’Occident et La chute de Rome, fin d’une civilisation traitent tous deux, on l’aura compris, de la fin de la civilisation romaine. Et l’un comme l’autre abordent cette thématique sous un angle similaire, remettant en question les thèses de l’historien irlandais Peter Brown. Si pour ce dernier la désintégration de l’empire romain fut progressive et même douce à certains égards, De Jaeghere et Ward-Perkins insistent sur la portée des invasions barbares et la montée en puissance des populations germaniques ayant entraîné un recul des conditions de vie, de la culture et de l’économie. Le livre de Michel De Jaeghere – dont les afficionados se souviennent qu’il est directeur du Figaro Histoire – auquel est annexée une imposante bibliographie largement francophone, est de prime abord impressionnant de détails, embrassant un nombre incalculable d’aspects de cette ère de déclin. L’auteur fonde son approche sur l’ouvrage de l’historien archéologue Bryan Ward-Perkins qui démontre, pour sa part de manière plus concise, le repli des conditions de vie, des arts, ainsi que « de la paix et du bien-être ». Ces deux ouvrages rejettent ainsi le concept d’une « antiquité tardive » en mettant en opposition une civilisation certes décadente mais évoluée et des peuplades barbares jouissant au mieux d’une sous-culture formée selon le principe de l’ethnogenèse. Si on ne peut nier un certain nombre « d’invasions » barbares tout comme l’on se souvient des « conquêtes » romaines – deux termes communément consacrés par l’historiographie évoquant des implications également violentes mais différemment valorisées – peut-être aurait-il fallu que Michel De Jaeghere lise plus attentivement Georges Dumézil à défaut des auteurs allemands pour appréhender ces peuples venus du Nord avec plus de recul. Si l’étude de Ward-Perkins expose factuellement les mutations du crépuscule de la civilisation romaine, celle de Michel De Jaeghere comporte une dimension idéologique d’autant plus discutable que sa première édition date de 2014, année paroxysmique de la crise des migrants en Europe !

L’ouvrage de Magali Coumert et Bruno Dumézil, Les royaumes barbares en Occident, s’inscrit dans un courant de pensées opposé à celui des livres des deux auteurs précédents, rejetant la thèse des « Grandes invasions » et préférant évoquer un choc de civilisations fait d’événements violents mais également d’adaptations et de négociations. Une approche privilégiant donc un glissement culturel évolutif qui, en regard des analyses de De Jaeghere et Ward-Perkins, permet de se faire une opinion sur les causes de la disparition de l’empire romain.

Attention, le livre de Jerry Toner n’est à mettre entre les mains que des lecteurs dotés d’un sérieux second degré. Et ceux-ci développeront une addiction certaine pour son ouvrage cynique et décalé L’art de gouverner ses esclaves par l’illustre Marcus Sidonius Falx. Il faut reconnaître à l’auteur, professeur à Cambridge tout de même, un certain génie. Traitant de l’esclavage dans l’ancienne Rome, il endosse le rôle d’un riche patricien romain qu’il fait parler. Et ce dernier dresse un véritable manuel du bon maître ! Pourquoi préférer une solide Batave ou jeter son dévolu sur un éphèbe égyptien ? Comment nourrir son esclave, l’affranchir ou le punir. Comment en disposer sexuellement ou le vendre… ! Jerry Toner analyse ainsi toutes les facettes de l’esclavage sous l’angle de ce que pouvait être la normalité romaine, évidemment très éloignée de la nôtre.

Si le livre de Christophe Badel est édité pour la seconde fois cette année, c’est qu’il s’agit d’une référence. Un ouvrage qui doit beaucoup à Claire Levasseur, la cartographe qui a réalisé les nombreuses cartes donnant au texte de l’auteur le relief si particulier qui caractérise ce livre. Ce dernier a la prétention de réfléchir sur la construction impériale romaine, sur sa formation, sa gestion et ses processus d’intégration et d’acculturation. Et il y parvient avec succès ! Il faut dire, il est vrai, que Christophe Badel n’est pas le premier venu. Non seulement spécialiste de la Rome antique et auteur de nombreuses contributions, il réussit en outre à marier trois aspects que peu d’historiens parviennent à équilibrer, un discours académique fondé, une simplicité de langue appréciable pour le profane et un souffle donnant à son texte âme et profondeur. Son Atlas de l’Empire romain, Construction et apogée : 300 av. JC- 200 apr. JC en est un parfait exemple que l’éditeur a mis en forme dans une présentation didactique pouvant séduire collégiens, universitaires et amateurs de l’histoire romaine.

(paru dans Aimer lire)

 

 

Christophe Badel, Atlas de l’Empire romain, Construction et apogée : 300 av. JC- 200 apr. JC, Autrement, Paris, 2012, 2017.

Michel Winock, Décadence fin de siècle, Gallimard, Paris, 2017.

Histoire du monde au XIXe siècle, Pierre Singaravelou et Sylvain Venayre (dir), Fayard, Paris, 2017.

Jerry Toner, L’art de gouverner ses esclaves par l’illustre Marcus Sidonius Falx, Flammarion, Paris, 2017.

Michel De Jaeghere, Les derniers jours. La fin de l’Empire romain d’Occident, Perrin, Paris, 2014, 2016.

Magali Coumert, Bruno Dumézil, Les royaumes barbares en Occident, PUF/Que sais-je ? Paris, 2017.

Bryan Ward-Perkins, La chute de Rome, fin d’une civilisation, Flammarion, Oxford, Paris, 2005, 2014, 2017.

Les mutations de l’histoire, enjeu de société

Les historiens bien connus Olivier Meuwly et Dominique Dirlewanger débattront mardi 7 novembre au Théâtre de l’Octogone à Pully sur un sujet plus sensible que d’aucun ne pourrait croire. Le conservatisme ou le progressisme de la discipline « histoire ». Ce duel Meuwly/Dirlewanger n’est pas le premier puisque le duo avait déjà organisé une première table ronde, les Assises de l’Histoire, en 2015 ou l’un et l’autre s’étaient exprimés avec d’autres intervenants devant une salle comble sur un sujet tout aussi polémique « À quoi sert l’histoire aujourd’hui ? ». Un échange évidemment marqué du sceau de maisons politiques divergentes puisque l’un et l’autre appartiennent à des obédiences opposées, mais un échange qui sera, à n’en pas douter, chaleureux et amical !

La question retenue par nos duellistes cette fois-ci est éminemment politique puisque derrière l’histoire – ou les histoires – se dessine un enjeu identitaire, enjeu qui n’est pas propre au canton de Vaud et qui pourrait sans doute faire débat dans l’ensemble des cantons helvétiques. Conservatisme ou progressisme ? Il est ici question non seulement de l’enseignement de l’histoire mais également de l’écriture de l’histoire, une écriture sur laquelle Michel de Certeau a largement travaillé (L’Écriture de l’histoire, Paris, Gallimard, 1975) et qui insiste sur la part de subjectivité, sur la dimension fictive de toute étude historique. Il est donc question de méthode. L’approche sera-t-elle de nature institutionnelle, prendra-t-elle en compte une dimension plus économique ou se bornera-t-elle à des considérations de micro-histoire, à moins qu’elle ne s’ouvre sur une histoire connectée ou globale, un peu comme l’ouvrage de Pierre Singaravelou et Sylvain Venayre avec leur Histoire du monde au XIXe siècle (Fayard, Paris, 2017) à laquelle ont participé quelques 89 auteurs ? En existe-t-il une plus juste que l’autre ? Et si tel est le cas, qu’en penseront les historiens dans cinquante ans, dans cent ans ? Le disciple de la prosopographie trouvera inévitablement un esprit critique pour remettre en question ses analyses sérielles ! N’est-il pas préférable d’estimer qu’en fin de compte c’est la pluralité des approches qui importe et qui permet d’appréhender sous différents angles un passé commun, reconstruit en fonction de sources partielles et partiales, une multiplication de points de vue permettant d’objectiver au mieux une réalité fictive telle une asymptote tendant vers une vérité jamais atteinte. Une historiographie qui constitue une partie du quotidien des historiens dont la tâche est de prendre en compte ce faisceau de visions pour tenter de restituer une image aussi réelle que le souhaiterait le lecteur ! Le débat auquel vont se livrer Olivier Meuwly et Dominique Dirlewanger ne pourra pas faire l’économie de ces considérations, tout comme il ne pourra pas se départir de la question fondamentale de l’enseignement de l’histoire.

Effet du hasard, la Revue des Deux Mondes évoque dans son dernier numéro le « roman national ». Et Patrick Boucheron de rappeler que la diversité est une valeur, qu’il convient d’assumer l’idée que « l’histoire est diverse, plurielle et complexe » et qu’il ne faut pas craindre d’écrire une « histoire inquiète ». Certes ! Tout comme il ne faut pas craindre le tamis de l’historien qui se doit de cultiver un esprit critique pour éviter de sombrer dans des paradigmes instrumentalisant un passé à des fins idéologiques. Le livre de Michel De Jaeghere, Les derniers jours. La fin de l’Empire romain d’Occident (Perrin, Paris, 2014, 2016) en est un parfait exemple, l’auteur – dont les afficionados se souviennent qu’il est directeur du Figaro Histoire – rejetant le concept d’une « antiquité tardive » en mettant en opposition une civilisation certes décadente mais évoluée et des peuplades barbares jouissant au mieux d’une sous-culture formée selon le principe de l’ethnogenèse.

Si on ne peut nier un certain nombre « d’invasions » barbares tout comme l’on se souvient des « conquêtes » romaines – deux termes communément consacrés par l’historiographie évoquant des implications également violentes mais différemment valorisées – peut-être aurait-il fallu que Michel De Jaeghere lise plus attentivement Georges Dumézil à défaut des auteurs allemands pour appréhender ces peuples venus du Nord avec plus de recul.

Une étude qui comporte une dimension idéologique d’autant plus discutable que sa première édition date de 2014, année paroxysmique de la crise des migrants en Europe ! Un livre qui pourtant participe à notre vision d’un passé et, par-là même, à l’appréciation de notre contemporanéité tant il est vrai que l’apprentissage de l’histoire est enfant de son écriture.

Voilà un second axe au débat Meuwly/Dirlewanger qui a suscité de nombreuses polémiques au cours de ces dernières années non seulement dans le canton de Vaud mais également dans le reste de la Romandie. L’enseignement de l’histoire à l’école a en effet connu une mutation évidente avec le rejet de l’histoire événementielle au profit d’approches thématiques, conceptuelles et problématisées. Une approche prônée par l’éducation nationale française et reprise par nos pédagogues helvétiques qui, très souvent en retard d’une guerre, n’ont pas observé les dérives dénoncées par des Laurent Wetzel ou des Annette Wieviorka. Une évolution qui, selon certains, en confondant école et université s’est révélée involution. Conservatisme ou progressisme ? Le duel des deux historiens permettra de réfléchir plus avant à ces notions dont dépendent nombre de nos références culturelles, éthiques ou intellectuelles.

Lausan’noir, une bouffée de pages dans un monde de livres

Le festival Lausan’noir a fermé ses portes hier. La polémique au sujet du dessinateur Marsault n’aura guère nuit à la manifestation. Au pire, lui aura-t-elle fait un peu de publicité. Chaleureux, original et décalé par rapport à son grand frère, le Salon du livre de Genève, Lausan’noir a été un succès à bien des égards. Et je le sais car j’ai eu la chance d’y signer quelques ouvrages…! Un événement culturel dans un lieu au charme d’antan sur lequel flottait une atmosphère moins commerciale qu’artistique. Avec le Livre sur les Quais qui se déroule au mois de septembre, ce nouveau venu dans le monde des festivals littéraires offre un rendez-vous automnal bienvenu. On ne peut que lui souhaiter longue vie !

Suisse, terre chrétienne depuis quinze siècles

Qui connaît Bubulcus premier évêque des Helvètes, au VIe siècle ? Peu de gens à vrai dire !

C’est sur cette époque que plusieurs historiens se pencheront lors du colloque organisé à l’occasion des 1500 ans de la première attestation d’un évêque en Suisse par la Société d’Histoire de la Suisse Romande en partenariat avec la Gesellschaft für Geschichte du canton de Fribourg. Un colloque en l’occurrence bien fréquenté, avec la présence de Mgr Charles Morerod, Évêque de Fribourg, Lausanne et Genève, qui se déroulera dans la Salle des Cordeliers, à Fribourg (Rue de Morat 8, 1700 Fribourg ), le 4 novembre prochain.

Terre chrétienne depuis quinze siècles, la Suisse a vu la fondation de six évêchés qui ont modelé son territoire au cours du Haut Moyen-âge, en exerçant une influence fondamentale sur la politique, l’organisation administrative mais également l’économie de nos régions. Des sujets peu médiatisés mais pour lesquels des spécialistes existent… encore ! On se réjouit de les entendre.

 

Accueil dès 9h15

– Mots de bienvenue et introduction au colloque par Monseigneur Charles MOREROD Évêque de Lausanne, Genève et Fribourg

– Reflets de la christianisation au travers des découvertes archéologiques par Lucie STEINER

– De la cité romaine des Helvètes à l’évêché des Helvètes : les ruptures par Justin FAVROD

– Du vicus antique de Vidy à la capitale épiscopale de la Cité: état des connaissances archéologiques à Lausanne par Clément HERVÉ

– Le diocèse du Valais, aux origines de la christianisation de la Suisse romande par Eric CHEVALLEY

– Cadre urbain et monde rural, l’apport de l’archéologie sur les premiers siècles de l’ancien évêché de Genève par Jean TERRIER

– Die Anfänge der Bistümer Chur und Windisch/Konstanz par Ernst TREMP

– Les origines du diocèse de Bâle : controverses et état de la question par Jean-Claude REBETEZ

– Conclusion Justin FAVROD

Votre inscription au colloque nous en facilitera l’organisation. Merci ! [email protected] / CP 2012, 1950 Sion / Repas sur réservation (CHF 30.-)

 

(img: fouilles de la cathédrale St-Pierre à Genève / @Christophe Vuilleumier)

 

« L’avenir du passé »

« L’avenir du passé », un titre quelque peu ésotérique pour cet ouvrage signé de la plume alerte d’André Klopmann. Celui-ci a eu la chance de participer de près au projet de nouvel Hôtel des Archives que Genève entend réaliser d’ici peu. C’est non seulement l’histoire des Archives genevoises que l’auteur relate dans son livre, mais également les réflexions du groupe d’experts mandatés pour mener à bien cette tâche que l’on peut qualifier de régalienne. Et quels experts ? L’archiviste fédéral Andreas Kellerhals, le professeur bien connu Michel Porret, l’archiviste cantonal Pierre Flückiger sont en l’occurrence de la partie, sans compter le regard du spécialiste reconnu internationalement Andrea Giovannini.

C’est un panthéon qui a été invoqué pour garantir la préservation du passé genevois !

André Klopmann se fait avocat, défendant la cause d’un patrimoine historique exceptionnel et les raisons d’être d’un projet essentiel pour une mémoire dépassant les frontières cantonales. Essentiel car si le passé permet d’expliquer le présent, sa conservation offre l’espoir d’aider les générations futures à bien des égards.

Ce livre paraît au moment même où Genève recouvre un document signé de la main de Jean Calvin dont la vente aux États-Unis a été gelée par l’action conjuguée du canton, du DFAE et du FBI américain. Et comme si un hasard ne suffisait pas, Genève voit au même instant la création de l’Alliance internationale pour la protection du patrimoine dans les zones de conflit. Présage d’un heureux destin que les Parques réservent au futur Hôtel des Archives ? Espérons-le !

 

 

André Klopmann, L’avenir du passé. Comment sauver mille ans de patrimoine genevois, Études historiques 2, Slatkine, Genève, 2017.

Le Congrès de Vienne et le Canton de Vaud

25 historiens se réunissaient en novembre 2014 pour évoquer lors d’un colloque le destin du Canton de Vaud au début du XIXe siècle. L’ouvrage des actes paraît à présent dans la collection de la Bibliothèque historique vaudoise, sous la direction du très excellent Olivier Meuwly !

Ce livre réunit donc les recherches de ces spécialistes qui abordent des thématiques croisées sur ce coin de pays ayant subi l’aventure napoléonienne. L’occupation française de la Suisse à la fin du XVIIIe siècle avaient mis fin à l’Ancien régime. La chute de l’Aigle, en 1815, menait l’Europe à se réinventer. Le Congrès de Vienne devait ainsi régler le chaos laissé par la disparition de l’Empire français et sceller le sort de la Suisse et avec elle, celui de ses cantons dont le Canton de Vaud né au travers de l’Acte de médiation de 1803.

Période de bouleversement politique entraînant des tensions entre partisans bernois, nostalgiques napoléoniens et indépendantistes, la définition de la relation de l’individu à l’État allait être repensée, et reformulée au travers d’une succession de constitutions et de lois. Quelles furent alors les équilibres politiques du canton et plus largement de l’arc lémanique ? Quels furent les acteurs de cette « révolution », méconnus du grand public, qui jouèrent un rôle éminemment important non seulement pour le canton mais également pour la Confédération ? Ce livre décline ainsi 25 approches, toutes différentes, sur un contexte tumultueux et passionnant, évoquant inévitablement – Pierre-Yves Maillard le rappelle dans la préface – les interrogations de la Suisse « sur ses liens avec l’Union européenne et son ancrage dans l’économie mondialisée ». Alors même que nous assistons aux convulsions d’une Catalogne hantée sans doute moins par sa crise d’identité que par la situation économique de l’Espagne et qui remet en question son appartenance nationale, voilà un ouvrage qui propose a contrario une perspective très fouillée sur la création d’un État moderne inséré au sein d’une Confédération, laquelle allait être irriguée par la dynamique vaudoise tout au long du XIXe siècle.

 

Et 1917 devient Révolution… c’est à Paris !

Pour le centenaire de la révolution d’octobre 1917, la Bibliothèque de documentation internationale contemporaine (BDIC) présente cet automne à Paris une exposition intitulée « Et 1917 devient Révolution… ». Réputée pour la richesse de ses fonds, cette institution est née au cours de la Première Guerre mondiale, avec pour vocation de réunir témoignages et documents relatifs au conflit. Parmi ces archives, les collections d’images et de manuscrits que le baron de Baye, archéologue et ethnologue, parvint à réunir sur les événements russes d’octobre 1917.

Le centenaire de la Révolution bolchevique coïncide donc avec celui de la Bibliothèque de documentation internationale contemporaine qui a souhaité profiter de l’occasion ainsi que d’une historiographie très dense – qui offre depuis une vingtaine d’années des approches nouvelles, voire inédites sur cet événement historique – pour proposer une exposition originale. Gageons que cette dernière le sera tout autant que le livre de Jean-Jacques Marie sur la guerre des Russes blancs ou celui d’Olivier Besancenot (Que faire de 1917 ?) parus récemment, puisque son originalité relève des documents annoncés en prime time qui offrent une perspective moins orthodoxe que ce à quoi nous a accoutumé la cohorte des jubilés de ces dernières années.

L’exposition est en l’occurrence coiffée par une volée de spécialistes comme Sophie Coeuré et Sabine Dullin, respectivement professeures à Paris Diderot et Science Po Paris, ou encore Jean-François Fayet, professeur à l’université de Fribourg. On se souvient que celui-ci avait publié en 2014 son ouvrage VOKS : le laboratoire helvétique : histoire de la diplomatie culturelle soviétique durant l’entre-deux-guerres (Georg) salué par la communauté scientifique. On ne peut que se réjouir de voir les collaborations internationales se développer pour donner naissance à des projets de qualité telle cette exposition.

À noter également que la Suisse ne reste pas en retrait. Plusieurs expositions ont été programmées dont celle du Musée national à Zurich qui a été proposée cet été. Fruit d’une collaboration avec le Musée historique allemand de Berlin, la démarche a également joué la carte de l’originalité en présentant de nombreux aspects méconnus de cet événement et de ses répercussions en Suisse. Répercussions mais également prémices puisque la Suisse a abrité un nombre particulièrement important d’anarchistes et de révolutionnaires poursuivis ou non par l’Okhrana avant la Première Guerre mondiale. On se souvient ainsi des séjours de Lénine en Suisse et son retour dans la mère-patrie en 1917 dans un wagon plombé. On connaît moins bien le rôle d’Alexandre Gelfand Parvus, cet aventurier politique promoteur de révolution, financier de Lénine et maître-espion à ses heures, dont Arthur Conan Doyle aurait pu s’inspirer pour créer son personnage du docteur Moriarty.

Quoi qu’il en soit, le centenaire de la Révolution russe, vingt-huit ans après la chute du Mur de Berlin, se révèle aussi intense que celui de la Première Guerre mondiale ! Tout comme celle-ci, la révolution, après avoir été commémorée année après année, s’est muée en un objet d’analyse historicisé. Espérons qu’elle ne sera pas gainée par un marketing historique reléguant l’un des événements majeurs du XXe siècle au niveau d’une série télévisée coincée entre le Docteur Jivago et Michel Strogoff. Aux antipodes de cette vision consumériste, l’exposition parisienne du BDIC nous promet un regard autrement plus approfondi sur le bouleversement d’octobre 1917 dont les effets ont secoué la planète entière jusqu’à nos jours.

 

Et 1917 devient Révolution…

Exposition du 18 octobre 2017 au 18 février 2018

Hôtel national des Invalides, 75007 Paris

 

Sorties littéraires sur les 100 ans de la révolution russe

La révolution d’octobre 1917 a un siècle. Un événement dont les causes sont disputées depuis cent ans et dont les conséquences auront été mondiales. La désintégration de l’empire des tsars, véritable séisme dont les effets se sont répercutés jusqu’à nos jours, devait permettre l’application d’une utopie vieille alors de près de soixante ans et qui allait devenir un cauchemar pour les uns, un exemple pour les autres ! Le centenaire de ce grand bouleversement suscite évidemment de nombreuses publications.

Parmi elles, le livre de Jean-Jacques Marie, La Guerre des Russes blancs, l’échec d’une restauration inavouée, qui revient sur un épisode relativement méconnu du grand public occidental, celui de la résistance des armées fidèles au Tsar. Cette épopée, faite de batailles, d’alliances, de trahisons et d’aventuriers tels le général Wrangel, est dépeinte par un spécialiste de l’histoire russe au fait d’une historiographie destinée à des universitaires. L’auteur ne se prive pas d’évoquer le « culte actuel des Blancs », en vogue à Moscou depuis le temps de Boris Eltsine, une reviviscence liée aux mouvements nationalistes russes et à la politique de Vladimir Poutine qui vise à « célébrer la grandeur passée de la Russie ». Mais la force de cette monographie relève moins de la mise en perspective de l’actualité de notre monde que d’une analyse fouillée et maîtrisée, donnant les clés de lecture nécessaires à la compréhension de la révolution bolchevique.

Olivier Besancenot a opté, quant à lui, pour une approche que l’on imagine volontiers originale avec son essai Que faire de 1917 ? La révolution confisquée. Que faire de cette révolution qui a réussie ? S’agit-il d’une révolution ou d’un vulgaire coup d’État ? Cette relecture de l’un des événements fondateurs de l’histoire du XXe siècle que nous propose l’auteur se révèle bien argumentée mais moins audacieuse que l’on aurait pu l’espérer. Car opposer stalinisme et communisme n’est pas une réflexion inédite. On connaît les dérives que le petit père du peuple a fait prendre à l’idéologie du parti : nationalisme contre internationalisme, libertés publiques contre autoritarisme, travail réduit à la notion d’exploitation contre stakhanovisme. Boris Souvarine, dans sa biographie sur Staline, évoquait déjà ces aspects en 1935. Par ailleurs, l’opposition n’est pas aussi évidente car si Staline exerça une influence sur le fonctionnement du parti, il se borna à développer et renforcer le diktat déjà mis en place par Lénine. La contre-révolution bureaucratique, initiée au cours des années vingt, mise en avant par l’auteur n’apparaît donc pas aussi inédite qu’il n’y paraît.

Dans la même veine, l’essai critique sur l’historiographie récente de la révolution russe de Lucien Sève, Lénine et la terreur, qui cible plus particulièrement l’historien Nicolas Werth – un rival ? – en reprenant et en critiquant les arguments de ce dernier. Des arguments tendant à démontrer une filiation entre Staline et Lénine, succombant tous deux à la violence et à la terreur. Lucien Sève entend ainsi déconstruire une historiographie idéologisée, tout en sombrant dans une autre forme d’appréciation. Un petit livre stimulant pour ceux qui se délectent des discussions de salons parisiens.

Si la biographie est un genre qui a été battu en brèche des années durant, il revient en force, notamment sous la plume de Stéphane Courtois qui, dans son Lénine, l’inventeur du totalitarisme, en manie l’art avec brio. L’auteur nous plonge avec passion dans la vie du révolutionnaire né à Simbirsk dans une famille noble, en nous menant sur les chemins de traverse que celui que l’on appelait encore Vladimir Oulianov emprunta. Un cheminement à travers les plaines de Russie jusqu’à Krasnoiarsk et dans la lointaine Sibérie, à Chouchenskoïé, ou Lénine, après son arrestation par l’Okhrana, purgea une déportation confortable « sans commune mesure avec le calvaire de Dostoievski ». Le lecteur suit également un autre parcours, celui d’un éveil, véritable quête psychologique que l’avocat de Samara, impressionné par des penseurs rejetant l’ordre établi comme Netchaiev, Marx ou Plekhanov, allait accomplir. Un Gueorgui Plekhanov que Lénine rencontra le 24 août 1900 à Genève, entraînant une formidable déception pour Lénine qui vénérait l’inventeur du mouvement social-démocrate en Russie. Cette quête « n’allait pas tarder à semer une formidable pagaille dans la bergerie des marxistes russes. Désormais, Vladimir Oulianov allait devenir son propre héros », assassinant la démocratie russe et faisant de son rêve d’absolu un absolutisme menant à la réification de ses peuples.

C’est à une autre biographie que l’écrivain français Christian Salmon s’est attelé dans son ouvrage Le projet Blumkine. Celui-ci se dévore comme un roman. Il en prend d’ailleurs la forme oscillant entre les observations d’un narrateur contemporain sur la piste d’un mythe vieux d’un siècle, et la mise en récit de son sujet, Iakov Grigorievitch Blumkine. Une biographie d’investigation, pourrait-on dire, sur le personnage o combien énigmatique de cet agent de la Tchéka dont certains estiment qu’il fut inventé de pied en cape par les services secrets soviétiques. Blumkine, à qui l’on prêta des dons exceptionnels, « les prouesses physiques d’un cascadeur, l’instinct d’un fauve, la sensibilité d’un poète, l’érudition d’un vieux rabbin […] parlant plusieurs langues parmi lesquelles l’allemand, le français et l’hébreu sans oublier l’arabe, le chinois et le persan ancien », aurait ainsi participé à l’assassinat d’un ambassadeur d’Allemagne avant de réorganiser le réseau d’espions soviétiques du Proche-Orient, opérant de la Turquie à l’Égypte, créant à Jaffa une blanchisserie ou l’on chiffrait les rapports, allant jusqu’à conseiller le bandit révolutionnaire persan Koutchouk-Khan. L’auteur se plait à laisser planer le doute, évoquant à la fin de son livre les recherches menées à Vincennes dans les documents des services de renseignement français confisqués par les Russes à Berlin en 1945 et rendus à la France en 2001, tout en tendant le voile diaphane de l’intrigue sur un personnage appartenant au panthéon alternatif du bolchevisme.

Moins romanesque, le livre de Claire et Claude Torracinta-Pache sur les lettres de Julien Narbel est touchant de sincérité. Le témoignage émouvant de ce Vaudois parti comme précepteur à la fin du XIXe siècle dans la Russie des Tsars nous relate une révolution observée par des yeux étrangers. Un regard porté depuis la résidence du prince Orloff à Saint-Pétersbourg, là-même ou devait éclater les premières insurrections en février 1917. Les auteurs ne font pas œuvre d’historien dans cet ouvrage Ils ont pris le palais d’hivers car sa dimension analytique en est réduite à sa portion congrue, mais c’est bien plutôt un documentaire historique qui sous-tends à l’ensemble de ces lettres écrites entre 1917 et 1919.

En perspective à cette relation épistolaire, l’ouvrage de Victor Serge, L’an 1 de la révolution russe, paru en France en 1930, propose la vision d’un dissident du parti aux prises avec le Stalinisme à Leningrad. Une œuvre qui paraît à nouveau aux éditions Agone, pourvu d’une préface de Wilebaldo Solano, révolutionnaire antistalinien espagnol qui fut l’ami de Serge, et d’une postface que l’auteur rédigea en 1947, peu de temps avant sa mort. Ce texte que l’on peut considérer à certains égards comme une source fait écho à un autre livre historique, l’essai autobiographique de Trotsky, intitulé Ma vie, réédité par Alfred Rosmer. Fresque s’étalant sur des décennies, le récit du célèbre révolutionnaire idéologue doit être lu avec recul quand bien même il constitue une mine d’informations.

 

Jean-Jacques Marie, La guerre des Russes blanc : l’échec d’une restauration inavouée : 1917-1920, Tallandier, 2017.

Léon Trotsky, Ma vie, Alfred Rosmer (dir.), Folio, (1929), 2017.

Victor Serge, L’an 1 de la révolution russe, Agone, (1930), 2017.

Claire et Claude Torracinta-Pache, Ils ont pris le Palais d’hiver, Slatkine, 2013

Olivier Besancenot, Que faire de 1917 ?: La révolution confisquée, Autrement, 2017.

Stéphane Courtois, Lénine, l’invention du totalitarisme, Perrin, 2017.

Christian Salmon, Le projet Blumkine, La Découverte, 2017.

Lucien Sève, Lénine et la terreur, Éditions sociales, 2017.

 

 

(Paru dans Aimer Lire, septembre 2017)

Les USA, pays belligérant par excellence

Les États-Unis ont mené près de 70 guerres depuis leur création jusqu’à l’éclatement de la Première Guerre mondiale, des conflits parmi lesquels les guerres indiennes occupent une place prépondérante. Des opérations de police selon certains historiens américains qui occultent d’autres guerres oubliées comme la confrontation américano-philippine, qui se déroula à la suite de la guerre hispano-américaine de 1898 ou des opérations militaires exécutées par des corps expéditionnaires comme lors de la Révolte des Boxers en Chine entre 1899 et 1901 ou, plus connue, la guerre de l’Opium des années 1850.

Washington n’est pas resté passif au cours du XXe siècle, loin s’en faut, avec l’engagement des États-Unis dans les deux guerres mondiales, puis de la Guerre de Corée, de 1950 à 1953, de la Guerre du Viêt Nam, de la Guerre du golfe, de la Guerre civile somalienne, de la Guerre d’Afghanistan, de la Guerre d’Irak et de la Guerre contre ISIS. Il faudrait encore évoquer les multiples interventions onusiennes auxquelles les USA prirent part comme en Yougoslavie ou à Beyrouth entre 1982 et 1984, ainsi que des opérations multipartites contre des régimes d’obédiences communistes. La répression de la rébellion Simba au Congo en 1964 qui avait mis en place la sanguinaire République populaire du Congo en est un exemple méconnu de nos jours. Depuis 1783, les États-Unis n’ont connu officiellement que 52 ans sans aucune guerre. L’armée américaine est donc restée sur le pied de guerre pendant 182 années. Une omniprésence façonnant de nombreuses mentalités, participant au succès de la National Rifle Association et à la défense du Deuxième amendement de la Constitution.

Une guerre quasi permanente qui est entrée dans l’ADN de l’économie américaine. Le président Eisenhower annonçait en 1961 l’avènement d’une industrie offrant de nombreux postes de travail et des profits importants, une industrie de défense contre laquelle il mettait en garde la nation : « Dans les conseils du gouvernement, nous devons prendre garde à l’acquisition d’une influence illégitime, qu’elle soit recherchée ou non, par le complexe militaro-industriel. Le risque d’un développement désastreux d’un pouvoir usurpé existe et persistera [1] ». Une position tranchant avec la politique à laquelle il avait contribuée, démontrant que sa mise en garde se fondait déjà en 1961 sur une certaine réalité.

Complexe militaro-industriel, une appellation désignant les relations spécifiques entre forces armées, législateurs et industrie, impliquant inévitablement des problématiques de financements de campagnes politiques, de lobbying, de budgets, voire de corruption. Un système auquel les spécialistes allaient donner le nom d’Iron triangle. Un mode de fonctionnement issu des années d’efforts de guerre nécessaires pour remporter la victoire contre l’Allemagne nazie et le Japon impérial.

La Première Guerre mondiale avait déjà constitué un jalon important dans la création de l’industrie de l’armement américain. Le Président Wilson avait dès 1916 instauré le Council of National Defense dont la mission première visait à réorganiser la production d’armement militaire. Une économie dirigée vers la guerre était en train de se mettre sur pied, mobilisant de nombreuses administrations fédérales, à l’instar des exemples français et britannique d’alors. Le bon réalisé par les États-Unis entre 1916 et 1919 devait être spectaculaire, le parc de camions passant de 3’000 unités à près de 90’000. De 3 millions de dollars dépensés quotidiennement avant 1917 par l’État, les investissements passèrent en août 1918 à 60 millions. Un effort colossal encore renforcé au début 1918 par la nomination de Bernard Baruch à une fonction similaire à celle d’un commissaire à l’armement. Doté de pouvoirs spéciaux, l’industriel développa de son mieux l’économie de guerre, réquisitionnant en cas de besoin des usines. Le Congrès parachevait cette volonté en votant le 4 juin 1920 le National Defence Act, permettant à la Maison Blanche d’axer l’économie du pays vers la guerre en cas de conflit.

Et c’est bien ce qui allait se passer au cours des années 30 avec la menace allemande n’ayant de cesse d’inquiéter les gouvernements occidentaux. Les États-Unis actualisèrent leur politique en entamant une conversion industrielle qui allait permettre l’effort de guerre sans précédent développé au cours des années 40. Des programmes scientifiques furent mis en place menant notamment au projet Manhattan, employant plus de 130’000 personnes, dont la résultante allait éclater à Hiroshima. Une nouvelle loi fut édictée le 11 mars 1941, la loi Lend-Lease, permettant de fournir les pays alliés en matériel de guerre. La défaire de Pearl Harbour en décembre de cette même année venait justifier cette politique belligérante. Le pays vota alors des budgets astronomiques, levant par ailleurs des bons de souscriptions. Les États-Unis devinrent dès lors les fourriers des nations en guerre tout en assumant le front du Pacifique et celui de l’Europe. Les arsenaux de la baie de San Francisco se muèrent au cours de ces années en un gigantesque chantier naval ou plus de 100’000 ouvriers travaillaient à la fin de la guerre. Boeing, Douglas Aircraft, Lockheed, Bell, Curtiss, autant d’entreprises actives dans l’aéronautique allaient par ailleurs devenir les fers de lance de l’armée de l’air américaine.

La fin du conflit ouvrait un nouveau chapitre, celui de la Guerre froide permettant à l’industrie de l’armement de se renouveler. Celle-ci, devenu un secteur économique permanent profitant de crédits fédéraux était assurée d’un avenir radieux. Avec l’avènement de Reagan au pouvoir en 1981, le budget des contrats et des subventions accordées aux firmes du complexe militaro-industriel explosèrent. Ce flux constant s’atténua sous l’ère Clinton avant de reprendre de l’ampleur avec le président Bush. Les programmes antimissiles développés par Washington auront coûté, de 1957 à 1999 quelques 122 milliards de dollars.

Si les investissements accordés à l’armement américain de ces vingt dernières années n’atteignent plus les sommets des budgets militaires de la Guerre froide, ils alimentent toujours des centaines de milliers d’ouvriers travaillant sur des sites comme Los Alamos, Hanford, l’usine de Raytheon à Tucson, celle de Lockheed Martin à Marietta, le chantier naval Northrop Grumman de Newport News, le chantier naval Avondale en Louisiane, celui de Bath Iron Works dans le Maine, ou le fameux chantier naval de Portsmouth Naval Shipyard. Des ouvriers qui étaient au nombre de 1’300’000 en 1989, diminuant à plus de 540’000 en 2004. Ces dernières années connaissent une nouvelle embellie dans ce domaine, les États-Unis restant largement en tête des exportations d’armes à destination de 96 États entre 2006 et 2010[2]. De 2000 à 2010, les prestataires de services sont passés de 60’000 à 157’000, et les premiers d’entre eux, Lockheed Martin, Northrop Grumman, Boeing, Raytheon et General Dynamics, détiennent près de 20 % d’un budget se montant à 198 milliards de dollars. Un volume financier pharaonique qui permet de prétendre que les dépenses publiques consenties à l’armement constituent un pilier fondamental de l’économie du pays et de sa croissance.

La guerre représente dès lors le débouché naturel de cette industrie, consommant ses productions et justifiant son existence. La guerre, sans laquelle les profits encaissés par de nombreuses entreprises disparaîtraient, envoyant dans les bureaux de chômage des centaines de milliers d’ouvriers et asséchant les portefeuilles d’actionnaires avides de dividendes, est devenue depuis la Seconde Guerre mondiale un marché fondamental. Un business offrant en outre de nombreux « produits dérivés ». La reconstruction de pays comme l’Irak a ainsi profité à des entreprises américaines tel KBR, ancienne filiale de Halliburton dirigée jusqu’en 2000 par Dick Cheney, qui a obtenu de 2003 à 2013 plus de 39 milliards de dollars des autorités américaines[3]. Un univers ou compromission règne volontiers avec corruption. C’est du moins ce qu’indique le rapport de l’inspecteur américain pour la reconstruction de l’Irak, Stuart Bowen, soumis au Sénat en mars 2013[4], évoquant inévitablement le discours annonciateur d’Eisenhower en 1961.

Les États-Unis semblent à présent prospecter puisque le débouché du Proche-Orient semble se tarir. La Corée pourrait offrir un marché sans doute intéressant, remportant une adhésion internationale compte-tenu du régime à la tête de ce pays. Un conflit entre la Mer du Japon et la Mer Jaune paraît également moins déstabilisateur qu’une confrontation entre la Mer d’Azov et la Mer Noire à moins que le Soudan ou le Yémen ne soient des voies plus praticables pour le président Trump.

[1] 17 janvier 1961.

[2] https://www.monde-diplomatique.fr/index/sujet/industriedarmement

[3] “Financial Times”, 18 mars 2013.

[4] http://investigations.nbcnews.com/_news/2013/03/19/17362769-waste-fraud-and-abuse-commonplace-in-iraq-reconstruction-effort

La déshumanisation de l’adversaire

Le livre de Christian Ingrao, Les chasseurs noirs, la brigade Dirlewanger, s’il ne constitue pas une parution récente, sa première édition datant de 2006, reste d’actualité à plus d’un titre.

De l’homme à la bête, du chasseur au gibier, du bourreau à la victime, voilà le fil conducteur de cet ouvrage qui met en lumière les mécanismes et les dynamiques de la brigade Dirlewanger, cette unité SS dépourvue d’insignes distinctifs, marginale et taxée d’inhumaine par la hiérarchie SS elle-même.

Composée de braconniers, de criminels de droit commun et de Waffen SS condamnés pour indiscipline levés sur ordre du Reichsführer Himmler dans les prisons allemandes, cette Sondereinheit allait être engagée dans une guerre de partisans en Biélorussie, devenir gardienne de camps de concentration et former le fer de lance de la répression à Varsovie. Un commando devenu brigade commandée par un chien de guerre, un lansquenet rappelant l’apocalypse de la Guerre de Trente Ans, Oskar Dirlewanger, vétéran de la Grande Guerre, des corps franc et de la légion Condor, alcoolique, escroc et pillard doté d’un charisme diabolique. C’est l’odyssée d’épouvante de cette unité et l’évocation des procès d’après-guerre la concernant – procès sans guère de résultats compte-tenu de l’absence de documents et de protagonistes – que l’auteur nous propose au travers d’une approche d’anthropologie historique.

Remarquablement bien documenté, ce livre permet de mettre en perspective l’appréciation de l’altérité, lors de guerres fondées sur des idéologies raciales, menant à la déshumanisation de l’autre, un autre pas forcément ennemi au demeurant mais dont l’existence renvoie à la négation d’une croyance formant un univers mental d’intolérance. C’est dire l’importance de la propagande, de l’information forgeant des réalités comme autant de « faits alternatifs », devenant des vérités uniques agitées par des gauleiters d’opérette. De « Real news » à « fake news », cette autre dégradation instillée par nombre de régimes consacrant leur suprématie dans la peur et la haine, l’hégémonie avant de s’exprimer dans le sang s’instaure dans les Völkischer Beobachter nationaux !

La dimension cynégétique de cette brigade SS met d’autant plus en évidence ce processus de déshumanisation permettant aux bourreaux de s’affranchir d’un sentiment de culpabilité affectant les logiques d’extermination. Des logiques à l’œuvre depuis des siècles ayant trouvé dans le XXe siècle leur apothéose, et leur mise en spectacle au XXIe siècle dans un terrorisme rampant.

Un livre à lire pour qui veut saisir les phénomènes de pogroms auquel fait écho un autre ouvrage, paru il y a une année, L’honneur au service du diable, crime de guerre et cruauté ordinaire, paru aux éditions Slatkine, écrit par le collectif d’historiens Claude Bonard, Olivier Meuwly, Hervé de Weck et Christophe Vuilleumier et préfacé par le célèbre Dick Marty.

 

 

 

Christian Ingrao, Les chasseurs noirs, la brigade Dirlewanger, Perrin, 2006.