La déshumanisation de l’adversaire

Le livre de Christian Ingrao, Les chasseurs noirs, la brigade Dirlewanger, s’il ne constitue pas une parution récente, sa première édition datant de 2006, reste d’actualité à plus d’un titre.

De l’homme à la bête, du chasseur au gibier, du bourreau à la victime, voilà le fil conducteur de cet ouvrage qui met en lumière les mécanismes et les dynamiques de la brigade Dirlewanger, cette unité SS dépourvue d’insignes distinctifs, marginale et taxée d’inhumaine par la hiérarchie SS elle-même.

Composée de braconniers, de criminels de droit commun et de Waffen SS condamnés pour indiscipline levés sur ordre du Reichsführer Himmler dans les prisons allemandes, cette Sondereinheit allait être engagée dans une guerre de partisans en Biélorussie, devenir gardienne de camps de concentration et former le fer de lance de la répression à Varsovie. Un commando devenu brigade commandée par un chien de guerre, un lansquenet rappelant l’apocalypse de la Guerre de Trente Ans, Oskar Dirlewanger, vétéran de la Grande Guerre, des corps franc et de la légion Condor, alcoolique, escroc et pillard doté d’un charisme diabolique. C’est l’odyssée d’épouvante de cette unité et l’évocation des procès d’après-guerre la concernant – procès sans guère de résultats compte-tenu de l’absence de documents et de protagonistes – que l’auteur nous propose au travers d’une approche d’anthropologie historique.

Remarquablement bien documenté, ce livre permet de mettre en perspective l’appréciation de l’altérité, lors de guerres fondées sur des idéologies raciales, menant à la déshumanisation de l’autre, un autre pas forcément ennemi au demeurant mais dont l’existence renvoie à la négation d’une croyance formant un univers mental d’intolérance. C’est dire l’importance de la propagande, de l’information forgeant des réalités comme autant de « faits alternatifs », devenant des vérités uniques agitées par des gauleiters d’opérette. De « Real news » à « fake news », cette autre dégradation instillée par nombre de régimes consacrant leur suprématie dans la peur et la haine, l’hégémonie avant de s’exprimer dans le sang s’instaure dans les Völkischer Beobachter nationaux !

La dimension cynégétique de cette brigade SS met d’autant plus en évidence ce processus de déshumanisation permettant aux bourreaux de s’affranchir d’un sentiment de culpabilité affectant les logiques d’extermination. Des logiques à l’œuvre depuis des siècles ayant trouvé dans le XXe siècle leur apothéose, et leur mise en spectacle au XXIe siècle dans un terrorisme rampant.

Un livre à lire pour qui veut saisir les phénomènes de pogroms auquel fait écho un autre ouvrage, paru il y a une année, L’honneur au service du diable, crime de guerre et cruauté ordinaire, paru aux éditions Slatkine, écrit par le collectif d’historiens Claude Bonard, Olivier Meuwly, Hervé de Weck et Christophe Vuilleumier et préfacé par le célèbre Dick Marty.

 

 

 

Christian Ingrao, Les chasseurs noirs, la brigade Dirlewanger, Perrin, 2006.

Christophe Vuilleumier

Christophe Vuilleumier est un historien suisse, actif dans le domaine éditorial, et membre de plusieurs comités de sociétés savantes, notamment de la Société suisse d'histoire. On lui doit plusieurs contributions sur l’histoire helvétique du XVIIème siècle et du XXème siècle, dont certaines sont devenues des références.