L’affaire genevoise

… Il est probable que sa réussite et sa fortune rendirent le conseiller orgueilleux et firent de lui un homme jalousé…, Philibert Blondel.

C’est durant son mandat de syndic de l’Arche et de la garde, en 1602, que les Savoyards tentèrent leur coup de main contre Genève. L’événement était considérable et les esprits en restaient choqués. Le magistrat n’avait pas tardé à être accusé de négligence dans sa tâche et à devoir se justifier, devant le Conseil des Deux Cents, des dispositions qu’il avait prises à la veille de l’Escalade. D’abord mise en lumière par l’auditeur Jean Sarasin, la responsabilité du magistrat dans cette affaire s’avéra importante…. Philibert Blondel.

Durant l’été 1603, nourrie par des membres du Conseil des Deux Cents, la polémique contre le magistrat atteignit son paroxysme. Les libelles placardés sur les portes trouvaient d’autant plus facilement créance que le Conseiller n’était guère apprécié des débiteurs de l’État à qui il avait ordonné de rembourser la Seigneurie. Un procès s’en suivit qui exclut les quatre syndics en poste lors de l’Escalade. Le Conseil des Deux Cents constitua alors une commission d’enquête qui procéda à plusieurs auditions entraînant la déposition du magistrat et la vente d’une partie de ses biens…., Philibert Blondel.

Tenace, le magistrat fit réouvrir son affaire en 1605 en imputant une large part de responsabilité aux conseillers Dominique Chabrey, Claude Andrion et Jean Lullin. Celui-ci, considérant alors les intérêts en jeu, n’hésita pas à demander que le procureur général, frère de l’ancien magistrat, soit remplacé, une requête à laquelle les autorités accédèrent…, Philibert Blondel.

Emprisonné malgré la tentative de conciliation de Jacob Anjorrant, l’ancien magistrat fit l’objet d’une nouvelle enquête instruite par David l’Archevêque. Celle-ci mit au jour l’existence d’un témoin, qui n’était pas apparu au préalable, qui aurait porté des lettres de la part de l’ancien syndic au chef savoyard D’Albigny. Malgré l’absence dudit témoin, le Genevois fut condamné, cette fois, à dix ans de prison et à une forte amende…. Philibert Blondel.

L’année suivante le témoin était retrouvé et enfermé à l’Evêché, à la grande satisfaction de l’ancien magistrat qui espérait que la vérité éclate enfin. Cependant, au lendemain de sa capture, le témoin était retrouvé mort, étranglé dans sa cellule. Torturé, le gardien avoua avoir été corrompu et avoir tué le témoin…, Philibert Blondel.

Réelle ou non, sa culpabilité dans l’attaque savoyarde fut établie par ses juges. C’était donner à Genève le nom d’un traître en permettant d’une part au Petit Conseil de recouvrer sa crédibilité et, d’autre part, débarrasser ses adversaires d’un sérieux rival. Roué, son corps fut démembré et exposé…, Philibert Blondel.

Les sources demeurent silencieuses à bien des égards. Était-il condamnable ? Peut-être ! Il n’en demeure pas moins que nombre de ses détracteurs étaient en rivalité de longue date avec le syndic le plus puissant du conseil, et que certains d’entre eux ne se privèrent pas de profiter du revirement de situation. Après la mort de Philibert Blondel, les Lullin, famille appartenant aux accusateurs, entraient en possession des fiefs et des rentes rière le village de Meinier, un patrimoine relevant de la mouvance de la seigneurie de Compois lorsque celle-ci appartenait au Conseiller au temps de sa splendeur et que les Lullin avaient racheté lors de la mise aux enchères des biens du condamné.

Philibert Blondel.

 

 

tiré de Christophe Vuilleumier, Les élites politiques genevoises, 1580-1652, Slatkine-SHSR, 2009, p. 77-106.

 

 

AU RENDEZ-VOUS DES HISTORIENS ET DES ESPIONS

L’espionnage…, le renseignement, fait l’objet de nombreux films et sans doute d’autant de romans. Des histoires fictives, fantasmées, mais qui parfois recèlent des bribes de vérité ou du moins un fonds de réalisme dont nous percevons rapidement les limites.

Le domaine reste évidemment obscur par nature, mais il n’en reste pas moins un rouage opérationnel s’inscrivant dans le cadre de stratégies politiques, économiques ou militaires depuis des décennies, dont des échos parviennent au grand public lors de scandales dévoilés, d’indiscrétions ou d’échecs spectaculaires. Qui ne se souvient de l’affaire du Rainbow Warrior en 1985, des micros de l’hôtel Intercontinental à Genève en 2016 ou de l’espion suisse démasqué en Allemagne en 2017 ?

S’il est largement illusoire de vouloir sonder ces profondeurs pour la seconde partie du XXe siècle, non seulement en raison de la proximité temporelle mais également de la démultiplication des technologies brouillant plus encore les cartes, il reste envisageable pour les chercheurs de se pencher sur les pratiques, les réseaux et les acteurs du renseignement de la première partie du siècle des grands conflits.

Tel est l’objectif du colloque qui se déroulera à Genève, les 19 et 20 octobre prochain, à la Maison de la Paix, et qui ciblera les pays neutres. Des nations comme la Suisse qui, au cours des deux guerres mondiales mais également lors des périodes de paix, a connu de nombreuses affaires d’espionnage en raison de sa neutralité et des avantages que cette dernière procure.

L’affaire Masson que Pierre Streit viendra éclairer, le réseau Micromégas qu’Yves Mathieu nous dévoilera, les services de renseignement polonais en Suisse en 1940 que Tadeusz Panecki évoquera, ou encore Hans Schreck, cet aventurier du renseignement actif à travers l’Europe de 1915 à 1933, dont j’aurai le plaisir de brosser le portrait, appartiennent tous à cette communauté du renseignement active en Suisse que Christian Rossé détaillera pour les années de la Seconde Guerre mondiale. Un prélude à l’intensification des opérations d’espionnage sur le territoire helvétique durant les années de guerre froide que Titus Meier esquissera.

Un colloque destiné non seulement aux spécialistes mais également au grand public !

 

 

Le renseignement dans les pays neutres au cours de la Première partie du XXe siècle

Colloque organisé par l’Association suisse d’histoire et de sciences militaires & le Geneva Centre for Security Policy

Maison de la Paix

19-20 octobre 2018

Renseignements :           https://ashsm.ch/colloque2018

Conférenciers :

19 octobre

11:00 Sioblan Martin

11:30 Alexandre Vautravers

13:30 Christian Rossé

14:00 Hervé de Weck

14:30 Pierre Streit

15:30 David von Felten

16:00 Jean-Jacques Langendorf

16:30 Olivier Lahaie

 

20 octobre

09:00 Yves Mathieu

09:30 Titus Meier

10:30 Jean-Michel Gilot

11:00 Jean-Christophe Emmenegger

11:30 Gérald Sawicki

13:30 Tadeusz Panecki

14:00 Christophe Vuilleumier

14:30 Emmanuel Debruyne / Elise Rezsöhazy

15:30 Gérald Arboit

 

 

 

 

La fuite en Suisse de la fille de Staline, un livre à lire

La Suisse a déployé ses bons offices à bien des reprises au cours des cent dernières années. Neutralité oblige ! Neutralité, mais également proximité avec les pays alignés sur le Traité de l’Atlantique nord. Voisine de table d’États jouant parfois gros à des pokers internationaux toujours menteurs, la Suisse dissimule aujourd’hui encore, aux tréfonds de ses archives, des renseignements qui sommeillent, mieux défendus que le secret fiscal. N’est-ce pas là l’un des savoir-faire helvétiques tant appréciés par le reste du monde ? Des qualités mises à profit dans « l’opération Svetlana » que Jean-Christophe Emmenegger a exhumée.

Passionnante, cette histoire, vieille de 1967 – année de la mort de Che Guevara à La Higuera et de la guerre des Six Jours – est extirpée de l’ombre et de documents confidentiels de ce temps. L’auteur est en effet parvenu à convaincre des acteurs de cette aventure diplomatique, appelée de manière si romanesque « opération Svetlana », comme Cornelio Sommaruga, de témoigner afin que cette histoire ne se perde pas. Issues d’archives privées de la famille Blancpain et de documents conservés au sein des Archives fédérales suisses classés «secrets» jusqu’en 2011, tout autant que basées sur les recherches des Documents diplomatiques suisses ainsi que sur la fiche de surveillance du Ministère public fédéral concernant Svetlana Allilouyeva, les informations recueillies par l’auteur n’ont pas été simples à réunir. Ce dernier s’est en effet heurté à une administration fédérale appliquant à la lettre l’ordonnance sur l’archivage, notamment à l’égard des protocoles secrets du Conseil fédéral, obtenant un accès pour certains d’entre eux après avoir déposé des recours. Le cas relevait tout de même du secret d’État en 1967 ! Des ombres demeurent, bien évidemment, dans cette histoire, des vides que Jean-Christophe Emmenegger se plait à remplir, parvenant avec succès à apposer une réalité potentielle grâce à un travail de reconstitution systématiquement balisé que Michel de Certeau n’aurait certainement pas renié. Cet artifice littéraire, mis en exergue, ne nuit en rien à la démarche historienne qui est développée de manière magistrale, et concourt à la compréhension de cette affaire.

Une histoire qui s’intègre dans le contexte de la Guerre froide, empreinte de clandestinité et de ce même anticommunisme commun à l’ensemble du bloc de l’Ouest. Un récit qui démontre une nouvelle fois et de manière emblématique – une année après la parution de la revue suisse d’histoire Itinera consacrée aux réfugiés du bloc de l’Est (Chercher refuge. Les phases d’exil d’Europe centrale pendant la Guerre froide) – l’assujettissement de la Confédération au camp de l’Otan. Le récit d’une fuite, donc, durant laquelle la Suisse abrita la fille de Staline, « dissidente exceptionnelle », alors que les Etats-Unis étaient en train de mener au Vietnam l’opération Junction City, la plus importante offensive aéroportée depuis la Seconde Guerre mondiale et qu’en juin devaient se dérouler des négociations russo-américaines sur le Moyen-Orient et l’Asie du Sud-Est avec, en filigrane, un traité de non-prolifération des armes atomiques.

Jeu funambulesque auquel se livra la Suisse, à la demande des Etats-Unis par le biais de l’ambassadeur John Hayes qui sollicita le Conseil fédéral le 7 mars 1967 afin d’accueillir momentanément la fille de Staline ; moment perdu, à peine rappelé par quelques documents d’archives, au cours d’une époque que le « spectateur engagé » Raymond Aron qualifia de paix belliqueuse ; ce service rendu – onze ans avant que la Suisse n’accorde l’asile politique au champion d’échec soviétique Viktor Lvovitch Kortchnoï – plaça la Confédération dans une position désagréable à l’égard de l’Union Soviétique. La Suisse ne sortit pourtant pas affaiblie de cette situation puisque, de déplaisante, la situation prit une tournure à son avantage, l’amenant, une fois encore, à confirmer son rôle temporisateur sur l’échiquier international. Car cette diagonal du fou, empruntée par la Suisse, allait lui permettre de préserver des relations relativement harmonieuses avec les deux superpuissances comme l’illustrent les échanges entre Berne et Moscou au cours de cette même année et la visite en Union soviétique, le 12 juillet, du Conseiller fédéral Rudolf Gnägi, accompagné, notamment, de l’ambassadeur suisse Antonino Janner, figure clé du dossier Svetlana. Ce dernier fut l’un des producteurs des archives portant sur la fille de Staline conservées à Berne. Il rédigea à l’intention des historiens futurs des constats et des notes sur les documents compilés dans les dossiers versés aux archives fédérales, démonstration que « l’événement Svetlana » revêtait pour lui une portée historique, à moins que, dans une affaire mêlant de multiples services de renseignement, de subtils subterfuges aient été développés afin de dresser des miroirs sans tain imperceptibles pour le curieux et destinés à masquer quelques confidences fâcheuses. Des informations qui alimentent tous les conflits, et particulièrement les guerres larvées comme la Guerre froide qui, une année après l’épisode helvétique de la fille du Père des peuples, alors que l’Europe découvrait au cours d’un beau mois de mai ses propres dissidents, voyait déferler dans les rues de Prague les troupes du Pacte de Varsovie.

Quant à Svetlana Allilouyeva-Staline, elle allait trouver aux Etats-Unis, après l’intermède helvétique, une forme de rédemption en reniant un père dont le nom demeure, toujours de nos jours, synonyme de goulags, d’Holodomor et de ce que l’historien Norman Naimark a décrit comme une série de génocides. La transfuge devait assister au pays de la liberté, trois mois après son arrivée, aux émeutes raciales de Détroit, les plus violentes dans l’histoire des États Unis, obligeant le président Lyndon Johnson à considérer la ville en état d’insurrection et à lever la garde nationale pour ramener le calme. Des dizaines de morts, des centaines de blessés, des milliers d’arrestation – suivis moins d’une année plus tard par le meurtre de Martin Luther King – devaient être dénombrés dans ce combat contre un arbitraire aussi hypocrite que pouvait l’être le NKVD soviétique, ou une Suisse dont les femmes, en 1967, n’avaient pas encore acquis le droit de vote. Car, pour plagier Nelson Mandela, la haine, les préjugés et l’étroitesse d’esprit sont les chaînes qui entravent les oppresseurs et qui les font agir, quelques soient les nations. Svetlana allait en être le témoin impuissant à deux reprises.

 

Jean-Christophe Emmenegger, Opération Svetlana. Les six semaines de la fille de Staline en Suisse, Slatkine, Genève, 2018.

Les stratégies de la neutralité helvétique (1914-1918)

La neutralité suisse a fait couler beaucoup d’encre au cours du XXe siècle. Jouissant de ce statut depuis le Congrès de Vienne de 1815, garantissant l’intégrité et l’inviolabilité de son territoire, la Suisse a vu sa neutralité codifiée et confirmée par le traité de La Haye de 1907. Un droit, donc, que la Confédération helvétique a appliqué au travers d’une politique de neutralité qu’elle a voulu adaptable au contexte international dans le but d’assurer sa sécurité et de crédibiliser sa diplomatie. Différentes crises au cours du XIXe siècle sont venues, bien évidemment, ébranler cette harmonie. L’affaire de Neuchâtel qui se détachait de la Prusse, en 1856, l’annexion de la Savoie, quatre ans plus tard, et l’accueil des Bourbaki en 1871 ouvrirent ainsi un débat sur la position du pays, qui devait s’amplifier durant la Première Guerre mondiale. Aurait-il pu d’ailleurs en être autrement pour ce pays, coincé entre plusieurs grandes puissances internationales et dont les rivalités allaient entraîner plus de dix-huit millions de morts en quatre années ? Ce conflit mit ainsi la Suisse à l’épreuve sous l’angle de sa neutralité, ce d’autant plus que si le pays conservait sa position d’État neutre, les sensibilités en son sein divergeaient largement entre germanophiles et francophiles, se transformant parfois en passion fort peu diplomatique. Le courrier que le général Ulrich Wille adressa au Conseil fédéral, le 20 juillet 1915, suggérant l’entrée en guerre de la Suisse aux côtés des Empires centraux, la polémique entourant la conférence socialiste de Zimmerwald en septembre de la même année, l’affaire des colonels à la fin de l’année 1915 ou le dossier Hoffmann en 1917, attisèrent les controverses, aiguisant les suspicions jusqu’à Paris et Berlin.

Aborder la question de la neutralité revient non seulement à se poser la question de la posture diplomatique adoptée par la Suisse à cette époque, mais également à prendre en compte les innombrables mesures dans les domaines économique, politique, militaire et policier. Une question qui évoque inévitablement la neutralité d’un autre pays, la Belgique, dont le destin serait autrement plus funeste que celui de la Suisse.

En matière économique tout d’abord…

Le Conseil fédéral se vit attribuer, en parallèle à la nomination d’Ulrich Wille à la tête de l’armée, les pleins pouvoirs afin de prendre les dispositions nécessaires pour garantir le maintien de la neutralité. Il allait ainsi prendre immédiatement en mains la conduite économique du pays, en réduisant considérablement la liberté du commerce et de l’industrie, et en produisant près d’un millier d’ordonnances entre 1914 et 1919 tout en publiant régulièrement un Rapport de neutralité ou Rapport des pleins pouvoirs afin d’expliquer les mesures prises.

On sait que ces ordonnances furent respectées en partie seulement. Pierre Luciri insistait ainsi en 1976[1] sur ce fossé entre les normes que le Gouvernement fédéral avait cru devoir édicter et les transactions qu’il tolérait ou que certains de ses organes encourageaient. L’historien lausannois, en d’autres termes, mettait en lumière une neutralité idéale à laquelle est attachée une valeur morale, et une neutralité appliquée aux évolutions du conflit et de la diplomatie. Une distinction entre théorie et Realpolitik, une tranchée philosophique constituant la ligne de front d’un débat qui ne devait plus cesser au cours du siècle et que la Seconde Guerre mondiale allait renouveler jusqu’à l’après Rapport Bergier !

On sait également, depuis les travaux de Jean-Claude Favez, que la diplomatie suisse est tributaire de la collaboration du tissu économique helvétique, dépendant de la convergence des intérêts privés[2]. Ces derniers ont fait l’objet de publications notamment de la part de Sébastien Guex[3] et Malik Mazbouri[4], lequel faisait remarquer, dans son article sur la place financière de la Suisse au cours de la Première Guerre mondiale[5], le rôle joué par les crédits officiels ou semi-officiels accordés par la Suisse aux belligérants. Crédits accordé au printemps et à l’automne 1916, de 100 millions, tant à la France qu’à l’Allemagne sur demande expresse du Conseil fédéral en lien avec la politique des compensations, en échange d’autorisations d’exportations.

À la suite de Peter Dürrenmatt[6], il nous faut remarquer que le pays, au travers de la première émanation de la Treuhandstelle crée en juin 1915, et de la Société suisse de surveillance économique, constituée en octobre 1915, allait devoir accepter un contrôle des belligérants, faisant ainsi un nouvel apprentissage de la neutralité. Un apprentissage donnant aux relations interpersonnelles une importance remarquable.

Au-delà du recours traditionnel à la mécanique diplomatique voyant en février 1915 le ministre de Suisse à Rome, von Planta, adresser un rapport au chef du département Hoffmann signalant que les ambassadeurs de France et d’Allemagne donnaient des assurances sur le respect de la neutralité suisse, le Conseil fédéral allait développer une politique de l’antichambre misant sur des réseaux opérant en coulisse. Il plaçait ainsi l’industriel Ernst Schmidheiny, dont les réseaux autrichiens étaient influents, à la tête de la Treuhandstelle, et Johann Hirter, Membre du conseil d’administration des Chemins de fer fédéraux suisses depuis 1900 dont l’électrification était projetée de longue date par Walther Rathenau, le grand patron de l’Allgemeine Elektrizitäts Gesellschaft, par ailleurs commissaire à l’approvisionnement de guerre du Reich, à la tête de la Société suisse de surveillance économique en 1915[7]. Autant Ernst Schmidheiny que Johann Hirter, impliqué dans l’importation de charbon de la Sarre et fin connaisseur du monde économique germanique, constituaient ainsi des choix stratégiques évidents pour l’encadrement des organes de surveillance imposés par les belligérants, permettant de temporiser le partenaire allemand.

Nous pourrions bien évidemment multiplier les exemples, mais il conviendrait également de rappeler que nombre d’entreprises suisses, contrairement à ce qui a pu être dit, ne nourrissaient pas de germanophilie particulière mais étaient tout simplement devenues allemandes grâce aux rachats d’actions opérés par des sociétés germaniques détenant au fil du temps des actionnariats majoritaires. Une réalité pour des banques comme la Schweizerische Kreditanstalt de Zurich, la Motorbankgesellschaft de Baden ou encore la Banque de Crédit d’Argovie, mais également pour des industries lourdes[8]. L’historien André Soulange-Bodin remarquait déjà en 1918 que Walther Rathenau siégeait dans le conseil d’administration de Brown-Boveri[9]. La stricte observance de la neutralité aurait dû entraîner une censure à l’égard de ces entreprises, mais le Conseil fédéral opta pour une raisonnable tolérance afin de ne pas nuire à ses relations avec l’Allemagne et conserver la vitalité économique de ces sociétés ; un substrat économique germano-helvétique important, représentant une interface efficace pour le maintien des équilibres commerciaux, et en fin de compte des équilibres diplomatiques.

Cette tolérance allait être appliquée également à l’égard d’entreprises œuvrant pour l’effort de guerre français, comme Hispano-Suiza ou celle de Jules Bloch, le munitionnaire neuchâtelois qui affréta pendant toute la durée du conflit des convois remplis de fusées d’obus à destination de la France grâce au accords commerciaux que l’industriel avait passé avec Albert Thomas, le ministre de l’armement français[10]. Une marge consentie par la Suisse, mais qui n’échappa pas aux pays belligérants et notamment à l’Entente qui allaient faire mettre certaines entreprises helvétiques sur listes noires, des entreprises comme Brown Boveri, suspectée de construire des éléments de torpilles pour la marine allemande, et dont une cargaison de cuivre avait été bloquée par les Britanniques en 1915. Une souplesse politique restreinte par l’étau entre lequel la Suisse était enserrée, que le Conseil fédéral dut accepter afin de laisser Helvetia inscrite sur les carnets de bal de ses partenaires européens. Mais une limitation à une stricte neutralité moins évidente dans les rangs de l’armée comme en témoigne le rôle du Commissariat des guerres suisse, responsable de l’intendance de l’armée, lequel n’hésita pas à prêter son nom pour couvrir des importations de marchandises pour des sociétés proscrites telles Brown Boveri[11].

La neutralité et l’armée

La neutralité sous l’angle de vue militaire était considérée depuis la fin du XIXe siècle comme une entrave à la sécurité du pays. L’Italie préoccupait alors l’État-major, et certains officiers comme Arnold Keller et Théophile Sprecher von Bernegg envisageaient au début du siècle un rapprochement entre la Suisse et l’Autriche dans une éventuelle stratégie défensive face à une Italie irrédentiste. Ce relativisme dont l’armée faisait preuve à l’égard de la neutralité, et que l’historien Hans Eberhart a mis en lumière pour le début du XXe siècle, allait perdurer au cours du conflit[12].

Véritable apostasie à l’égard des doctrines militaires classiques qui moulaient les conceptions des officiers d’état-major, la neutralité allait être bafouée une première fois en 1915 par le général Wille dont les préférences germaniques lui firent proposer une alliance avec l’Allemagne, mais également une seconde fois, en 1916, lors du procès des colonels, lorsque Théophile Sprecher von Bernegg déclara que « le service de renseignement peut entrer en conflit avec les exigences de la neutralité »[13]. Le chef d’état-major devait nuancer sa prise de position en précisant que le principe de neutralité s’il implique des devoirs permet également des droits comme l’échange d’informations.

Il n’est guère utile de revenir ici sur les désaccords entre Wille et Sprecher von Bernegg, mais il faut par contre relever l’observation de l’historien Maurizio Binhaghi en mentionnant que ce sont les discordances entre le Conseil fédéral et l’État-major qui permirent à la Suisse de garder une politique modérée et patiente durant les mois qui précédèrent l’entrée en guerre de l’Italie[14].

Avec le développement de la guerre de position et l’enlisement des premières lignes sur le front occidental, l’État-major allait nuancer sa position et jouer sur ses acquis. Fortifiée au Sud, gardée sur ses autres frontières, la Suisse allait être conçue par l’armée dont les armes lourdes, comme le rappelait Alexandre Vautravers en 2014, faisaient largement défaut par rapport aux pays belligérants[15], comme une forteresse avec pour dernier bastion de sa souveraineté, l’Alpenställe évoqué par Hervé de Weck[16]. En d’autres termes, une neutralité armée protégée par les défenses naturelles du pays !

L’armée allait par ailleurs garantir la stabilité à l’intérieur du pays en faisant respecter le règne de la neutralité, en se méfiant des démonstrations d’amitié trop soutenue, notamment dans les cantons romands, en faveur des soldats de l’Entente[17]. Démonstrations pouvant dégénérer en portant atteinte au relatif équilibre helvétique à l’égard de sa position politique, comme lorsqu’une manifestation avait réunie 2’000 personnes à la gare de Fribourg en mars 1915 après le passage d’un train de rapatriés français, ou lorsque Marcel Hunziker avait arraché le drapeau du consulat d’Allemagne à Lausanne en 1916. Ces événements incitèrent des mesures de censure et de contrôle de plus en plus fréquentes sous le contrôle du colonel Adolf Obrecht, par exemple la suspension du journal nommé le Courrier de Vevey et de la Tour-de-Peilz, le 24 mars 1916, pour atteintes à la neutralité[18], ou l’intervention du bataillon 1, le 21 mai 1917, qui réprima une manifestation socialiste à la Chaux-de-Fonds en chargeant les manifestants[19].

L’affaire des colonels qui allait faire scandale à Paris devait marquer un tournant, affectant le rigorisme prussien de l’état-major. Plusieurs historiens ont évoqué cet épisode qui devait mener Théophile Sprecher von Bernegg à devoir négocier avec l’attaché militaire français à Berne une éventuelle collaboration militaire en respect du Plan dit H, conçu par Joffre[20]. Une coopération qui, si elle avait été connue par Berlin ou Vienne, aurait constitué pour les Puissances centrales, pour reprendre les mots de Jean-Jacques Langendorf, une intolérable atteinte à la neutralité helvétique autrement plus grave que les informations transmises par les colonels[21].

Stratégie globale ?

Il n’y eut certainement pas de stratégie globale visant au maintien de la neutralité helvétique au cours des premières années de la guerre. Les divergences de points de vue entre le Conseil fédéral et l’État-major nous le démontrent. La réponse semble toutefois devoir être nuancée à partir de 1916, après le scandale de l’affaire des colonels. Non seulement, le commandement de l’armée se plie alors à la diplomatie en acceptant de collaborer avec la France à un éventuel scénario d’intervention conjointe, mais les mesures de coercition développées dans des affaires de renseignement impliquant des pays belligérants – des affaires qui défrayaient quotidiennement la chronique helvétique – restèrent systématiquement très sobres. Cette modération des mesures punitives à l’encontre des actes d’espionnage commis par des agents étrangers, avait été voulue par l’autorité fédérale[22]. Celle-ci s’en était assurée. La Cour pénale fédérale était devenue compétente en février 1916 pour juger les affaires de renseignement, sauf lorsque les inculpés étaient soumis à la juridiction militaire. Dans ces cas, les tribunaux militaires étaient seuls compétents pour instruire les dossiers et rendre les jugements. La direction de la police judiciaire fut par ailleurs transférée au Parquet fédéral, soutenue au besoin par la Police militaire selon les instructions du commandement de l’armée. Le Conseil fédéral allait en outre désigner un procureur général extraordinaire en mars 1916 dans les procès en matière de renseignements, en l’occurrence un parfait fonctionnaire sans grande envergure, un juge d’appel bernois du nom de Hans Bäschlin qui, après avoir pourtant occupé un poste particulièrement délicat, allait retomber dans les rôles des juges suppléants. Démonstration flagrante de cette stratégie de tempérance, la note que le Conseil fédéral allait adresser aux consulats en avril 1918. Une note dans laquelle il attirait l’attention sur le fait que les enquêtes pénales menées pour service illicite de renseignement avaient révélé que le personnel de consulats étrangers avait participé à cette activité. Il rappelait que les consuls et leur personnel ne jouissait pas du privilège d’exterritorialité. L’autorité helvétique annonçait qu’elle ne pourrait plus avoir d’égards vis-à-vis du personnel des consulats commettant des délits relevant de la justice suisse. Le Département politique fédéral priait les légations de ne voir dans cette communication que le sincère désir du Conseil fédéral de maintenir la neutralité de la Suisse et de mettre fin à une incertitude qui avait donné lieu à de fâcheuses controverses[23].

Une neutralité effective

On peut admettre une évolution de la politique de neutralité de la Suisse au cours du conflit, qui passe d’une neutralité ouverte en 1914 – 1915, sujette à des prises de position paradoxales en raison de sa politique de conciliation, des affinités germaniques régnant sous la coupole fédérale, et des limites de compétences mal définies entre les autorités civiles et militaires, à une neutralité contrainte au cours de l’année 1915 entraînant la lente mise sur pied d’une stratégie de neutralité effective. Celle-ci allait faire l’objet d’une démonstration spectaculaire, véritable coup marketing, avec le développement de l’aide aux militaires blessés internés en Suisse. Des accords humanitaires avaient déjà prévus le transport des blessés à travers la Suisse sous l’égide de la Croix Rouge au début du conflit. Mais l’arrivée des premiers convois de soldats blessés venant se soigner en Suisse le 26 janvier 1916 allait indéniablement consolider non seulement l’image de neutralité du pays, mais également sa neutralité effective, ce que le troisième rapport du colonel Hauser, le médecin-chef de l’armée suisse, en charge des internements pendant la guerre indique clairement « l’internement constitue une sérieuse garantie de notre neutralité »[24]. Si ce rôle humanitaire de la Suisse dans le maintien de sa posture diplomatique a déjà été relevé à différentes reprises, notamment par Antoine Fleury[25], il convient de mettre en lumière les liens individuels et officieux qui jouèrent une fonction éminemment importante. Le colonel Hauser présidait ainsi un comité d’internement nommé par le Conseil fédéral qui en avait choisi les membres non seulement en raison de leurs aptitudes, mais également en fonction de leur implication dans le monde hôtelier et de leur affiliation politique. Le docteur Tondury de Coire, le directeur Mader de l’hôtel saint-gallois Walhalla-Terminus, le directeur Hafen du Grand Hôtel de Baden, le directeur Spillmann de l’hôtel du lac de Lucerne, M. Hartmann de l’association des hôteliers d’Interlaken, le docteur Seiler de Brigue, Charles-Frédéric Butticaz, propriétaire de l’ancienne pension Victoria et de l’Alexandra Grand Hôtel à Lausanne et président de la Société des hôteliers de Lausanne-Ouchy, M. Delachaux de Neuchâtel, le directeur Lombardi de l’hôtel éponyme à Airolo, et le secrétaire de l’association suisse des hôteliers, M. Stiegeler, composaient ce comité[26]. L’on sait par ailleurs la place qu’occupa Gustave Ador au sein de la Croix Rouge et son action en faveur des internés puis sa nomination au Conseil fédéral en remplacement d’Arthur Hoffmann qui avait démissionné après sa désastreuse affaire russe. Et il semble paradoxal de penser que celle-ci, si elle avait largement remis en question la neutralité du pays, allait générer une évolution décisive du positionnement diplomatique helvétique. La Suisse devait en l’occurrence transformer une affaire catastrophique pour son image de marque en mettant en place dans le Conseil fédéral le Romand Gustave Ador, la cheville ouvrière des accords humanitaires de 1915 et 1916, un homme oint d’une aura politiquement correcte à l’étranger, et jugé providentiel en Suisse. Le naufrage de la neutralité suisse, pour reprendre les mots de François Bugnion, allait donc déboucher sur sa restauration[27], mais également sur l’expression physique d’une diplomatie de neutralité devenue active ne laissant plus de champs aux initiatives intempestives pouvant éclater tant au niveau de l’armée que des départements fédéraux. On allait en effet mettre en place une délégation du Conseil fédéral aux affaires étrangères composée de trois membres chargés d’épauler le chef du département politique fédéral, de manière à garantir le strict respect de la neutralité. Deux ans plus tard, le 28 avril 1919, la Suisse et Genève étaient choisis comme siège de la SDN, en raison du rayonnement international de la cité et de la neutralité helvétique, preuve que celle-ci avait été préservée au-delà des attentes que l’on aurait pu nourrir en 1917.

En conclusion

Le rôle joué par l’armée dans l’établissement d’une politique de neutralité fut évidemment fondamental puisqu’elle lui donna le crédit d’une force militaire pour la défendre au besoin, ainsi que le personnel pour la servir comme le colonel Hauser ou le colonel Adolf Oberst. La dimension conservatrice de l’armée obligea en outre la Suisse à adopter une position plus tranchée sur sa position d’État neutre au milieu d’une Europe des empires. L’armée devait ainsi jouer un rôle de révélateur ! Une réaction qui ne disparut pas avec l’armistice en 1918 puisque dans les années suivantes l’activité du Département politique centrée sur la question de l’adhésion de la Suisse à la SDN susciterait une levée de boucliers parmi les officiers, Théophile Sprecher von Bernegg en tête, lequel allait s’engager contre l’adhésion de la Suisse à la Société des Nations et pour le maintien de la neutralité armée intégrale. Une neutralité qui, si elle devait faire l’objet d’un recueil de mesures, déclinerait une succession de dispositions arrêtées au gré des événements :

  • Les réseaux interpersonnels ;
  • La censure ;
  • La modification de l’architecture administrative judiciaire ;
  • Des déclarations publiques (rapports de neutralité, rappels politique divers) ;
  • Des opérations humanitaires ;
  • Un renforcement du cadre politique chapeautant la diplomatie avec une délégation du Conseil fédéral ;
  • La mise en avant d’une figure providentielle et emblématique tel que Gustave Ador.

Avec la fin de la guerre et le principe de neutralité armée intégrale que la Suisse avait maintenu au cours du conflit, celle-ci entrait dans une ère de neutralité permanente sacralisée sur l’autel d’un nouvel équilibre mondial.

 

(Conférence donnée dans le cadre du colloque „Am Rande des Sturms: Das Schweizer Militar im Ersten Weltkrieg“. Jahrestagung ASHSM/SVMM 2016 vom 21./22. Oktober 2016 (Uni Bern))

 

[1] Pierre Luciri, Le prix de la neutralité. La diplomatie secrète de la Suisse en 1914-1915, Genève, 1976.

[2] Claude Favez (éd.), Les relations internationales et la Suisse, Genève, 1998.

[3] Sébastien Guex, La politique monétaire et financière de la Confédération suisse 1900-1920, Lausanne, 1993. Valentin Groebner, Sébastien Guex, Jakob Tanner (éd.), Kriegswirtschaft und Wirtschaftskriege, Zürich, 2008.

[4] Malik Mazbouri, « Capital financier et politique extérieure à la fin de la Première Guerre mondiale» in : Jean-Claude Favez (éd.), Les relations internationales et la Suisse, Genève, 1998, pp. 45-70.

[5] Malik Mazbouri, « La Première Guerre mondiale et l’essor de la place bancaire helvétique. L’exemple de la Société de Banque Suisse », Histoire, économie & société (1/2013), p. 73-94.

[6] Der Kleinstaat und das Problem der Macht, Basel 1955.

[7] Christophe Vuilleumier, « Il n’y a rien à dire sur l’histoire de la Suisse pendant la Première Guerre mondiale », Revue administrative 396, Paris (déc. 2013) pp. 566-574. La Suisse face à l’espionnage, 1914-1918, Genève, 2015.

[8] Christophe Vuilleumier, « L’espionnage en Suisse pendant la Première Guerre mondiale, Partie I, La Suisse, un nid d’espion », in : Revue administrative 397 (jan 2014), Paris, p. 9-18. « L’espionnage en Suisse pendant la Première Guerre mondiale, Partie II, Au cœur de la tourmente », in : Revue administrative 398, (mars 2014), Paris, p. 119-130.

[9] L’avant-guerre allemande en Europe, Paris, 1918.

[10] Christophe Vuilleumier, « Les munitionnaires suisses de la Grande Guerre, 1914-1918 », in : Revue administrative 393 (sept 2013), Paris, pp. 236-239.

[11] Christophe Vuilleumier, La Suisse face à l’espionnage, 1914-1918, Genève, 2015.

[12] «Ein fallstudie: Italienische pläne eines truppendurchmarsches durch die Schweiz und die massnahmen des Schweizer Generlastabes zur verteidigung der Südfront 1861-1915», in: Actes du Symposium 1983, Lausanne, Centre d’histoire, 1983, p. 93-116. Zwischen Glaubwürdigkeit und Unberechenbarkeit. Politisch-militarische Aspekte der schweizerisch-italienischen Beziehungen 1861-1915, Zürich, 1985.

[13] Daniel Sprecher, Generalstabschef Theophil Sprecher von Bernegg, Zürich, 2000.

[14] Maurizio Binhaghi, « Quelle neutralité pour la Confédération pendant la Grande Guerre ? Le Tessin entre plans offensifs suisses et irrédentisme italien (1905-1918) », in : Christophe Vuilleumier (dir.), La Suisse et la guerre de 1914-1918, Actes du colloque tenu du 10 au 12 septembre 2014 au château de Penthes, Genève, 2015, p. 191-625.

[15] Alexandre Vautravers, « politique d’armement de la Suisse », in : Christophe Vuilleumier (dir.), La Suisse et la guerre de 1914-1918, Actes du colloque tenu du 10 au 12 septembre 2014 au château de Penthes, Genève, 2015, p. 439-451.

[16] Hervé de Weck, « La Suisse craint ses voisins… Aménagement de positions fortifiées dans les Alpes et au nord-ouest du plateau », in : Christophe Vuilleumier (dir.), La Suisse et la guerre de 1914-1918, Actes du colloque tenu du 10 au 12 septembre 2014 au château de Penthes, Genève, 2015, p. 451-479.

[17] Alexandre Elsig, Les shrapnels du mensonge, Lausanne, 2017.

[18] Alain Clavien, La presse romande, Lausanne, 2017.

[19] Marc Perrenoud, « La vie politique de 1914 à 1945 », in: Histoire du Pays de Neuchâtel, Tome 3. De 1815 à nos jours, Hauterive, 1993, p. 68-72.

[20] Olivier Lahaie, La guerre secrète en Suisse (1914-1918), Saint-Denis, 2017.

[21] Jean-Jacques Langendorf, « Le désarroi et l’effort : l’armée suisse en 1914-1918, in : Christophe Vuilleumier (dir.), La Suisse et la guerre de 1914-1918, Actes du colloque tenu du 10 au 12 septembre 2014 au château de Penthes, Genève, 2015, p. 431-439.

[22] Christophe Vuilleumier, « La lutte contre l’espionnage en Suisse pendant la Première Guerre mondiale », in : Guerres mondiales et conflits contemporains 253, (2014/1), Paris, pp. 73-88.

[23] Christophe Vuilleumier, La Suisse face à l’espionnage, 1914-1918, Genève, 2015, p. 51.

[24] Cédric Cotter, S’aider pour survivre. Action humanitaire et neutralité suisse pendant la Première Guerre mondiale, Genève, 2017.

[25] «La politique étrangère de la Suisse et la “Nouvelle Diplomatie”», Itinera 7, Berne (1987), p. 54-75.

[26] Christophe Vuilleumier, « L’asile de l’Europe, les internements helvétiques de la Première Guerre mondiale », Passé simple (jan 2017), p. 2-12.

[27] François Bugnion, « L’affaire Grimm-Hoffmann et l’élection de Gustave Ador au Conseil fédéral : naufrage et restauration de la neutralité suisse », in : Christophe Vuilleumier (dir.), La Suisse et la guerre de 1914-1918, Actes du colloque tenu du 10 au 12 septembre 2014 au château de Penthes, Genève, 2015, p. 513-545.

LE CONSEIL FÉDÉRAL PRIÉ D’EXAMINER LES PRATIQUES DES DÉPARTEMENTS FÉDÉRAUX EN MATIÈRE D’ARCHIVAGE ET DE PROTECTION DE LA MÉMOIRE

Suite au scandale portant sur les documents disparus concernant l’armée P-26 et la réaction du Président de la Société suisse d’histoire, Sacha Zala, le Conseiller aux États bâlois Claude Janiak déposait il y a peu un postulat (le postulat 18.3029). Celui-ci demandait au Conseil fédéral d’évaluer dans un rapport l’exécution de la loi fédérale du 26 juin 1998 sur l’archivage (LAr), d’identifier les nouveaux défis et d’émettre des recommandations pour le développement de la loi et pour la pratique de l’archivage. En lien avec cette problématique, la Société suisse d’histoire avait en effet signalé la prolifération incontrôlée de différentes pratiques d’archivage dans les Départements, et exigé des modifications fondamentales dans le traitement des documents fédéraux ainsi que, en particulier, un renforcement des Archives fédérales, en réclamant une extension des droits des chercheurs et chercheuses et une consultation des sociétés professionnelles compétentes.

Ce postulat a en l’occurrence été accepté par le Conseil des États le 13 juin dernier. La Société suisse d’histoire a en conséquence publié sa prise de position à propos de ce rapport :

  1. Les Archives fédérales suisses doivent être renforcées d’un point de vue institutionnel.

Les Archives fédérales doivent obtenir des instruments efficaces pour imposer l’obligation légale de proposer les documents aux Archives fédérales. Elles devraient être dotées d’un statut similaire au Contrôle fédéral des finances, ce qui signifie qu’elles devraient avoir la compétence de mener des contrôles. Comme organe indépendant, les Archives fédérales devraient faire leurs rapports directement auprès des Commissions de gestion des Chambres fédérales.

  1. Les pratiques d’archivage doivent être uniformisées.

Les Archives fédérales doivent obtenir des instruments efficaces pour imposer au sein des Départements une uniformisation des pratiques d’archivage et, en particulier, de la gestion des demandes de consultation. Pour aller dans le sens d’un «Gouvernement ouvert» («Open Government»), il faudrait viser à la création d’un code de conditions facilement intelligible, comparable aux licences «Creative Commons».

  1. Les droits des chercheurs et chercheuses doivent être développés.

Une commission de conciliation doit être créée pour les demandes de consultation selon la LAr, de la même manière qu’il existe dans la loi fédérale sur le principe de la transparence dans l’administration (LTrans) la possibilité d’adresser des demandes de médiation auprès du Préposé fédéral à la protection des données et à la transparence.

Les demandes de consultation (jusqu’aux éventuelles décisions sujettes à recours) doivent être traitées par tous les services soumis à la LAr sans encourir de frais pour les requérants et requérantes.

  1. Des délais de protection prolongés doivent être appliqués de manière proportionnée.

Pour les demandes des Départements de soumettre des inventaires à un délai de protection prolongé, doit être créée une commission consultative dans laquelle seront représentés à côté des Départements les sociétés professionnelles comme la Société suisse d’histoire et l’Association des archivistes suisses, ainsi que des experts externes.

  1. L’accès aux documents selon la LTrans ne doit pas compliquer l’accès aux documents selon la LAr.

L’accès immédiat aux fichiers administratifs actuels, accès défini selon la LTrans, a paradoxalement rendu beaucoup plus difficile l’accès aux anciens documents après l’expiration du délai de protection de 30 ans (LAr). Les deux lois sont importantes, mais, en raison de leurs champs d’application très différents, leur application doit être strictement séparée: les services qui traitent les requêtes faites dans le cadre de la LTrans ne doivent pas traiter les requêtes faites dans le cadre de la LAr.

  1. La LAr doit être appliquée de manière différente selon les divers objectifs de consultation.

La LAr prévoit que, pour des «recherches [qui] ne portent pas expressément sur des personnes», «le Département compétent peut autoriser la consultation pendant le délai de protection prolongé» (art. 11, al. 3). Selon cet article, les demandes de consultation doivent être examinées quant à leur objectif et faire en conséquence l’objet d’un traitement différencié. La recherche qualifiée en histoire ne porte jamais sur des personnes au sens de la loi, mais se fonde sur un questionnement historiquement pertinent.

  1. L’accès aux documents originaux doit en tout temps être garanti dans les Archives fédérales.

La numérisation ne doit pas compliquer l’accès aux documents originaux dans les Archives fédérales ou même le rendre impossible. Les documents doivent pouvoir être consultés pour la recherche en tout temps dans leur forme originale.

  1. Davantage de moyens doivent être mis à disposition de l’archivage.

Les moyens qui sont engloutis actuellement par la pratique administrative coûteuse des demandes de consultations doivent être investis dans le développement de l’archivage professionnel au sein de tous les Départements ainsi que dans les Archives fédérales.

 

 

 

L’Académie suisse des sciences humaines et sociales au chevet des chercheurs

Le 1er et 2 juin se tenait à Winterthur l’assemblée générale des délégués de l’Académie suisse des sciences humaines et sociales http://www.sagw.ch/fr/sagw/aktuelles.html. Les points à l’ordre du jour étaient nombreux. Ont ainsi été déclinés les projets poursuivis par l’Académie, notamment : la politique “Open Data “, le “Global Strategy and Action Plan on Ageing and Health“, et les “Sustainable Development Goals“. Occasion également pour Thomas Hildbrand de présenter son rapport, commandé par le comité de l’Académie, “Next Generation, pour une promotion efficace de la relève”.

Sans concession, le rapport Hildbrand évoque les difficultés rencontrées par les post-doc dont la précarité des situations ne fait qu’augmenter – alors qu’en parallèle le personnel administratif des universités se multiplie -, impasses professionnelles pour nombre d’entre eux, brièveté des postes générant une recherche constante de nouveaux moyens de financement au détriment de la recherche, etc… Si les questions abordées dans ce rapport sont nombreuses, les pistes de réflexion existent.

Raison pour laquelle une table ronde, formée notamment de Matthias Egger, président du Fonds National Suisse de la Recherche et de Michael Hemgartner, président de Swissuniversities, suivait la présentation dans le but d’esquisser des solutions. Un débat soutenu par de louables intentions mais relativement vain tant il est vrai que les velléités, chez certains, ne parviennent pas à dépasser le stade du constat, et que les thématiques abordées auraient sans doute mérité un colloque pour chacune d’entre elles : reconversion des scientifiques hors de l’université ; place des femmes dans les postes de professeur (21% de femmes seulement occupent des fonctions de professeur ordinaire alors qu’elles partagent pour moitié avec les hommes les postes dans le corps intermédiaire) ; filières académiques à redéfinir, etc.. ! Autant de questions inhérentes notamment à une pression démographique grandissante dans les universités pour un nombre de postes n’évoluant guère depuis des années, attisant plus encore la compétition.

Les “cultures scientifiques” apparaissent ainsi en mutation constante, stigmatisées par un impératif d’excellence provoquant bien souvent une fuite en avant des chercheurs qui publient articles sur articles, au détriment parfois d’une originalité pourtant essentielle. Une fuite en avant des universités également, lesquelles se montrent plus soucieuses de leur ranking que du destin de leurs chercheurs, et surtout du FNS dont les procédures de sélection, n’en déplaise à Matthias Egger, relèvent trop souvent d’un artisanat provincial et d’un manque de réalisme à l’égard des scientifiques de ce pays dont les horizons se retrouvent souvent définitivement bouchés en raison des modifications très rapprochées des instruments de soutien à la recherche. Une évolution permanente ne permettant que difficilement de mettre en place une planification cohérente.

Et si les sciences humaines et sociales sont en proie à de nombreux problèmes que le responsable du FNS regrette, son aveu d’incompréhension à ce propos ne peut qu’inquiéter et témoigner de la déconnexion grandissante des instances finançant la science, des scientifiques eux-mêmes. Une inadéquation dramatique pour de nombreuses personnes mais également pour l’ensemble de notre société qui, comme le relevait la professeur Simona Pekarek Doehler, y perd en fin de compte une masse colossale de savoirs et de compétences, puisqu’inexploitées faute de moyens suffisants et d’une politique pertinente. Un scandale à l’air du développement durable !

Mais que Matthias Egger se rassure, le FNS n’est pas seul en cause. Les universités suisses, à l’instar des universités étrangères, peinent en effet à trouver des “architectures” pour la relève du corps professoral qui soient efficaces et moins impactant pour les scientifiques écartés de la course académique. Les sacrifices sur l’autel d’Alta Mater ne semblent donc pas prêts de s’arrêter.

 

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LA PORTE HELVÉTIQUE DE LA PREMIÈRE GUERRE MONDIALE

Il y a cent ans, le 26 mai 1918, se terminait la bataille de Sardarapat, une victoire arménienne sur les forces turques bloquant à ces dernières l’accès à Erevan. En Russie débutait la guerre civile entre armées rouges et armées blanches. Et le 27 mai, commençait l’offensive allemande du Chemin des Dames dans l’Aisne.

En Afrique, le général allemand von Lettow-Vorbeck résistait encore et toujours en Rhodésie face aux Belges et aux Anglais alors que dans le Pacifique, le major Hermann Philipp Detzner n’en finissait pas d’échapper à la Force expéditionnaire australienne. Ses derniers 24 soldats se rendraient le 5 janvier 1919 en Nouvelle-Guinée.

La guerre est alors globale, totale, le monde vacille. Il vacille car les plaques tectoniques des grands Empires s’entrechoquent depuis quatre années, emportant avec elles les petites nations, les colonies, les protectorats, les tribus d’Afrique et celles du Tonkin, les clans berbères du Proche-Orient et les hordes cosaques du Don. Le séisme est complet. Il mènera à la perte de la Sainte Russie des Tsars et à celle de l’empire pluriséculaire des Sultans, il écrasera l’Allemagne de Guillaume II forgée par Bismarck, et fera de la France le grand vainqueur du conflit, la championne républicaine des pays où règne la démocratie…. À la fin de l’année 1918, les Empires ont vécu ! Les Empires mais pas l’impérialisme qui échoit principalement à deux nouveaux titans, les USA bien entendu, et bientôt l’Union soviétique, à côté desquels la vieille Angleterre et ses possessions ne tardent pas à faire pâle figure.

L’échiquier mondial est alors complètement modifié, ses équilibres se sont transformés, faisant du Proche-Orient, libéré du joug turc, une mosaïque de revendications et de peuples éclatés dont les ambitions et les rivalités feront le jeu des Occidentaux durant un âge. L’Allemagne, quant à elle, humiliée par le traité de Versailles, déchirée par des luttes intestines, étrillée par les nations européennes, se relèvera ivre de vengeance et subjuguée par la passion d’un nouveau tyran baroque et sanglant sorti des ombres des tranchées.

Et la Suisse dans tout cela ?

Au cœur d’une Europe en guerre, neutre, épargnée, dénuée d’enjeux coloniaux, ce petit pays allait échapper à la mitraille. Est-ce là un miracle, un « coup de chance majeur du destin fédéral » pour plagier l’historien zurichois Ernst Gagliardi ? Ce dernier écrivait ces mots en 1937. Et sa remarque, Edgar Bonjour allait la reprendre à son compte après la Seconde guerre mondiale ! C’est, bien évidemment poser la question de la neutralité, une question largement étudiée sous l’angle historique, juridique, voire philosophique depuis un siècle. Neutralité active, neutralité souhaitée, neutralité imposée ? Une question éminemment délicate qui implique à l’évidence les relations de la Suisse avec l’étranger, son activité diplomatique, sa politique intérieure, ses stratégies de défense de sa souveraineté et les réalités de la société dite civile.

Il semble de prime abord que la Suisse et sa neutralité aient été respectées par les belligérants, contrairement à la Belgique dont l’invasion souleva les passions en Suisse romande. L’offensive allemande n’avait effectivement pas prévu de passer par la Suisse. Et si les Français imaginèrent le Plan H, que l’historien militaire Hervé de Weck (Des deux côtés de la frontière 2012) a mis en lumière, soit une invasion du plateau helvétique calculée par le général Joffre pour prendre l’Allemagne par son travers méridional, en occupant le massif du Gempen, jamais ce projet ne fut appliqué. La guerre terrestre, à l’Ouest, se livrerait ainsi sur une ligne de front s’étendant de la mer du Nord, obstacle naturel, jusqu’au mur invisible de la frontière helvétique.

Irène Hermann et Georges Andrey le rappelaient il y a peu lors d’une table ronde organisée lors du Salon du livre de Genève (2018). Les nations d’Europe, en 1815, avaient voulu faire de la Suisse un glacis contre une France belliqueuse sortant à peine de l’aventure napoléonienne. Cent ans plus tard, la promesse serait tenue, la Suisse devait faire office de tampon entre les deux grands belligérants, l’Allemagne et la France, écrasant encore du poids de ses montagnes toute velléités éventuelles que l’Italie ou l’Autriche auraient pu nourrir.

Et pourtant, bien que neutre, la Suisse allait jouer un rôle prépondérant au milieu du choc colossal de la Première Guerre mondiale. Elle allait être la Porte, volontairement laissée entrouverte par les nations en guerre, permettant de servir les intérêts des uns et des autres.

À la suite de Georg Kreis, nous pouvons ainsi nous demander si la Suisse fut cette île de paix et de neutralité, ou cette Insel der unsicheren Geborgenheit (2014), en français, cette Île de sécurité insécurisée. Car si les internés militaires, allemands, belges, français et anglais y trouvèrent soins et repos, mais également parfois haine et mépris de la part de Suisses dont les cœurs battaient pour l’adversaire, la société helvétique se scinda en deux camps, germanophile d’un côté et francophile de l’autre, dans une rivalité interne reflétant la guerre extérieure, simulacre de conflit soutenu par la presse et la propagande. Un antagonisme devenu un fossé linguistique durant lequel de nombreux enjeux liés à la guerre se résolurent en Suisse. Alors, plutôt que de parler d’île, peut-être serait-il plus judicieux d’évoquer une autre image, celle d’un paravent sur lequel, en ombres chinoises, se déroula le théâtre d’une guerre de mots, et derrière lequel, négociations, enjeux et machinations se succédèrent.

Gaston Pageot, l’attaché militaire français à Berne durant presque tout le conflit, devait l’écrire : « La Suisse a été le principal centre de renseignement et de propagande » (Vuilleumier La Suisse face… 2015). Propagande distillée quotidiennement par des agences et des réseaux se livrant une guerre souterraine d’influences pour, selon Alexandre Elsig (Les shrapnels… 2017) « l’embrigadement moral des neutres ». Une recherche de légitimité forcée auprès de neutres faisant office de caution morale sur le front de la guerre psychologique dans un pays – pour reprendre les mots de Landry Charrier (L’émigration allemande en Suisse… 2018) – un pays qui faisait office de centre intellectuel de l’Europe pendant ce conflit. Une position avantageuse selon Landry qui nous indique que la Suisse était « un balcon privilégié depuis lequel il était possible d’espérer agir sur le monde, en fournissant l’inspiration à l’organisation d’une paix durable pour les uns, et en renouant les fils rompus de l’Internationale ouvrière, voire en en préparant une nouvelle mouture pour les autres ». Landry évoque bien évidemment la conférence de Zimmerwald, organisée par le socialiste suisse Robert Grimm, lequel avait réuni, du 5 au 8 septembre 1915, trente-huit délégués de différents pays d’Europe afin d’appeler au travers d’un manifeste à l’union des travailleurs de tous les pays dans la lutte contre la guerre considérée comme une barbarie capitaliste. C’est évoquer également l’affaire Grimm-Hoffmann de 1917 dont François Bugnon a dénoué tous les fils dans sa contribution lors du colloque de Penthes en 2014 (L’affaire… 2015).

Je n’entrerai pas à présent dans la thématique de la Grève générale et des clivages sociaux qui se développèrent durant les années de guerre pour en rester à cette idée de Porte helvétique. La question de cette grève a en effet été très largement étudiée, encore très récemment par Bernard Degen avec sa contribution « Die Schweiz als Zentrum des internationalen Sozialismus », paru début 2018 à Berlin dans l’ouvrage collectif de Frank Jacob « Krieg und Frieden im Spiegel des Socialismus ».

La Suisse… Une porte, donc, qui permit aux deux camps d’obtenir du matériel de guerre et des marchandises. Les exemples sont à cet égard nombreux. Qu’il s’agisse de l’entreprise Piccard & Pictet qui fournit des grenades pour l’armée française, de Brown-Boveri qui livrait des éléments de torpilles à la marine allemande, d’Hispano-Suiza dont les moteurs vinrent équiper les chasseurs français et anglais, ou encore de Jules Bloch dont les fusées d’obus créées dans ses usines alimentèrent l’armée française, des entreprises helvétiques furent ainsi les fourriers des belligérants tout au long du conflit.

Une activité commerciale et industrielle largement tolérée par les uns et les autres, quand bien même, l’Entente imposa à la Suisse, par le biais du projet de Francis Oppenheimer, un organe de surveillance devant centraliser les commandes passées à l’étranger par des sociétés helvétiques et s’assurer de leur utilisation dans le pays. Cette Société suisse de surveillance économique, tel en était le nom, ressort diplomatique concédé à la Confédération, devait permettre à celle-ci de ne pas perdre les livraisons allemandes de charbon et de fer dont elle dépendait dans une large mesure. Les Allemands feraient de même avec un office fiduciaire créé à Zurich et avec la Metallum, une entité commerciale autant que de renseignement dont l’objectif officiel était de promouvoir les échanges économiques entre la Suisse et l’Allemagne.

Cette perte de liberté économique qui intervint en 1915 illustre bien la volonté des pays belligérants de conserver à la Suisse sont statut d’État tampon, puisqu’à cette surveillance aurait pu se substituer des mesures autrement plus efficaces ! Une Confédération salonnière, telle Anna Eynard-Lullin en 1815 à Vienne, qui mena à un business juteux pour des industriels. En 1919, en proie à quelques déboires avec le fisc helvétique, Jules Bloch se verrait ainsi confisquer treize millions et payerait près de trois millions d’impôts de guerre. Des sommes faramineuses qui démontrent les bénéfices qu’une guerre peut procurer et qui, en l’occurrence, permit de sauver en partie le tissu économique de l’Arc jurassien. Un business intéressant également des banquiers tel Adolf Jöhr, secrétaire général de la Banque nationale suisse qui, en 1912 déjà, déclarait qu’en cas de guerre « des valeurs significatives pourraient se réfugier dans les banques suisses » (Tanner Plaidoyer pour… 2014). Des valeurs non seulement financières mais également des œuvres d’art, comme ces œuvres pillées en Belgique par des profiteurs de guerre allemands et revendues en Suisse. Un Adolf Jöhr qui deviendrait directeur du Crédit suisse, la même banque, curieusement, qui parvint à maintenir une ligne télégraphique avec la Deutsche Bank à Berlin, lorsque la censure coupa le monde industriel suisse de tout lien direct avec l’étranger. Et pour cause ? Les deux banques étaient partenaires depuis septembre 1914 dans un projet visant à accroître leur influence sur le marché suisse du pétrole. Un projet pour lequel Pierre Luciri relevait en 1976 (Prix de la neutralité…) l’intervention de l’industriel et Conseiller national Ernest Schmidheiny, lequel s’était rendu en Roumanie et à Vienne pour sa mise en œuvre. Et Dominique Dirlewanger de relever encore dans son étude (L’Allemagne a-t-elle encore besoin de la Suisse 2008) que les deux banques s’étaient « associées pour créer l’Orientbank et ainsi investir les marchés ottomans et balkaniques, dans les chemins de fer principalement, avant de fonder l’Elektrobank, spécialisée dans le financement et le développement des entreprises actives dans le secteur de l’électricité ».

Une porte helvétique donc volontairement conservée par les uns et les autres qui n’impliqua pas forcément d’instrumentalisation de la neutralité par la Suisse elle-même, comme nous le propose Jakob Tanner dans son chapitre « Plaidoyer pour une histoire transnationale » qui assène une expression forte : « la neutralité proclamée sert à camoufler une partialité prononcée ». Mais une neutralité conservée pour un utilitarisme par les pays tiers. Non seulement pour des motifs d’industrie de guerre, comme indiqué précédemment, mais également pour des perspectives commerciales anciennes impliquant l’Allemagne. Celle-ci, par le biais principalement d’un magna de l’industrie impériale, Walther Rathenau, patron de l’Allgemeine Elektrizitäts Gesellschaft (AEG), avait entamé, bien avant le commencement de la Guerre mondiale, une guerre économique contre la Suisse. Des actions et des parts de nombreuses entreprises helvétiques avaient en effet été acquises avant le conflit. La banque suisse de crédit de Zurich, celle d’Argovie, la Motorbankgesellschaft de Baden étaient ainsi tombées sous sa coupe, à l’instar de multiples fabriques de Rheinfelden, de Chippis, d’Olten ou d’Aarburg produisant de l’aluminium, de l’acide nitrique ou du ferrosilicium (Vuilleumier La Suisse face… 2015). André Soulange-Bodin remarquait déjà en 1918 que Walther Rathenau siégeait dans le conseil d’administration de Brown-Boveri (L’Avant-guerre allemande…) !

Si Alfred Krupp et ses aciéries formaient le fer de lance du complexe militaro-industriel allemand, Walther Rathenau et AEG en étaient assurément l’âme d’autant plus facilement que Rathenau avait été nommé commissaire du ministère de la Guerre allemand, chargé de l’office d’approvisionnement. Or, pour Walther Rathenau, la Suisse représentait un marché stratégique puisqu’il souhaitait négocier avec la Confédération l’électrification des chemins de fer suisses sous l’égide de son entreprise avec à la clé, en guise de compensation, des tarifs ferroviaires et douaniers favorables à l’Allemagne. Un projet qui s’inscrivait à la suite de la création du tunnel ferroviaire du Saint-Gothard inauguré le 25 mai 1882, dont la gestion avait été confiée à la Compagnie du chemin de fer du Saint-Gothard, créée en décembre 1871 et dirigée par Alfred Escher. On sait le rôle joué par ce dernier depuis les travaux de l’historien Félix Bossard en 1973 (Der GotthardVertrag…). Alfred Escher, fondateur du Crédit suisse dont les liens avec l’Allemagne impériale mériteraient décidemment d’être approfondis par des recherches historiques avait fait appel à l’Italie et à l’Allemagne pour financer ce projet de tunnel, n’hésitant pas à corrompre un député allemand pour qu’il soutienne le projet devant le Reichstag.

Pour rappel la participation italienne s’était montée à quarante-cinq millions de francs, et l’apport allemand, à vingt millions !

La Confédération devait nationaliser cette ligne en 1909 malgré le désaccord allemand et italien, entraînant une série de négociations qui allaient aboutir en 1913 à la Convention du Gothard prévoyant pour les deux pays des avantages tarifaires sur l’ensemble du réseau ferroviaire suisse servant au trafic de transit contre l’abandon de leurs doléances. Cette convention avait été mal acceptée en Allemagne pour qui la perspective de l’électrification des chemins de fer suisses aurait permis de reprendre la main sur cet axe Nord-Sud. L’implication de l’Allemagne dans l’économie suisse poursuivait cet objectif, tout en captant des marchés afin de profiter de l’internationalité du marché suisse et utiliser ce réseau pour étendre ses propres activités, assujettissant inéluctablement les cantons à leur grand voisin. Une vassalité rappelée par l’empereur Guillaume II en 1912 lorsque ce dernier visita la Suisse, arrivant dans le pays revêtu de l’uniforme des officiers du bataillon neuchâtelois qui servit la Prusse jusqu’en 1848 ! En 1914 encore, plusieurs patriciens neuchâtelois servaient comme officier dans ce bataillon composé alors presque exclusivement de Prussiens….

Outre ces intérêts économiques multiples, la Suisse représenta également une porte pour de toutes autres motivations. Intellectuels pacifistes – 30’000 dissidents trouvèrent ainsi asile en Suisse au cours de la guerre – anarchistes dont la Suisse était le refuge depuis la fin du XIXe siècle ; déserteurs de tous horizons – en 1918, la police des étrangers recensait plus de quatre mille déserteurs originaires de France, d’Allemagne et d’Italie ayant trouvé un abri à Genève – passèrent ainsi le seuil du pays. Déserteurs tellement nombreux qu’un comité se format en janvier 1916 à Genève, sous la houlette du député Marcel Guinand, afin de proposer au Conseil fédéral un projet de loi visant à interner dans des camps ces déserteurs étrangers qui n’avaient pas de domicile en Suisse avant la guerre…. La Suisse, une terre promise pour tous les insoumis autant qu’un pays de cocagne pour les services de renseignement des pays en guerre.

Car la Suisse devait être le principal terrain d’actions des espions. Gaston Pageot l’avait évoqué. Son rival allemand, le colonel Walter Nicolaï l’officialiserait au travers de deux livres parus dans les années 20 (Nachrichtendienst, 1920 / Geheime Mächte 1923). Voisin direct des belligérants, la Confédération helvétique ne pouvait être qu’une opportunité extraordinaire pour les services de renseignement français et allemands, une voie sûre et ne présentant que peu de difficultés pour accéder chez l’ennemi et pour recruter du personnel dédié à des tâches subalternes, enrôlé au sein d’une population subissant les affres d’une paupérisation grandissante…. La Suisse, boulevard de l’espionnage !

Plusieurs études sont venues en effet démontrer ce phénomène avec, en dernière date, l’ouvrage de l’historien français Olivier Lahaie (La Guerre secrète 2017). Je me contenterai de rappeler qu’entre 1914 et début 1919, alors que les derniers procès pour espionnage dans le pays se terminaient, plus de 120 affaires ont été dévoilées, de la plus modeste à la plus spectaculaire. J’aimerais rappeler l’une d’entre elles, sans doute l’affaire la plus considérable, dont les enjeux furent autrement plus importants que la médiatique affaire des colonels, soit l’affaire des bombes de la Nordstrasse. Un cas qui démontre particulièrement bien le rôle de boulevard que la Suisse joua au cours de ce conflit.

En 1918 s’ouvre en effet un grand procès à Zurich, celui de la Nordstrasse. Sur le banc des accusés, des officiers du contre-espionnage allemand, des anarchistes italiens, et des complices suisses. Près de 200 personnes impliquées dans un large complot dévoilé lorsque des espions français avaient dénoncés à la police zurichoise la cache abritant plusieurs tonnes d’armes que les agents allemands utilisaient depuis de nombreux mois. Le procès était particulièrement important et compliqué, puisque étaient mêlés de nombreux intervenants d’horizons différents dont le but était d’organiser une révolution désespérée en Italie. L’affaire n’était en outre pas récente puisqu’elle avait débuté en 1915 avec un réseau anarchiste italien actif depuis plusieurs années en Suisse (Vuilleumier La Suisse face… 2015).

En été 1914 déjà, des membres de cette organisation avaient essayé de faire passer en Italie des bombes et de la dynamite sans y parvenir. Aussi furent-ils faciles à convaincre lorsque des agents de l’Allemagne impériale les approchèrent en 1915. Ces agents étaient en l’occurrence bien peu germaniques puisqu’il s’agissait de partisans indiens du leader indépendantiste Lala Har Dayal, ennemi juré des Anglais, réfugié en Californie en 1912. Considéré comme chef du parti révolutionnaire indien aux États-Unis, Lala Har Dayal avait été arrêté en mars 1914 par les autorités américaines à la demande du gouvernement anglais et, libéré sous caution, il était parvenu à s’enfuir chez un compatriote à Zurich. Lorsque la guerre éclata, Dayal envisagea le soutien potentiel pour sa cause que pouvait représenter l’Allemagne et décida de rentrer dans le service de renseignement impérial, lequel n’était pas insensible à la perspective de déstabiliser l’Empire britannique dans ses colonies.

Les services de renseignement allemands souhaitaient en effet non seulement soutenir sa cause en lui mettant à disposition des fonds, mais également s’en servir dans des opérations en lien avec des anarchistes européens. L’argent, et bien évidemment les instructions, étaient remis des mains mêmes du consul général allemand de Zurich Georg Friedrich von Faber du Faure aux activistes indiens. C’est ainsi que Dayal demanda à ses complices, sur ordre de l’Empire, de rentrer en contact avec le fameux Louis Bertoni à Genève et son réseau d’anarchistes italiens. Bertoni refusa de s’impliquer dans le projet d’insurrection en Italie, mais permit aux révolutionnaires indiens achetés à la cause allemande de rentrer en contact avec une autre cellule anarchiste italienne qui poursuivait un projet de déstabilisation en Italie.

L’affaire fut vite conclue et validée par l’Allemagne qui ne tarda pas, par le biais de la valise diplomatique, à livrer à son consulat zurichois explosifs, mines, grenades, capsules explosives, cordeaux Bickford, poisons et bactéries, ainsi que des appareillages de mise à feu à retardement. Le but poursuivi dans cette opération était l’assassinat des ministres italiens Salandra et Sonnino, la destruction de la gare centrale de Milan, de la Banque de Roma et d’une fabrique de poudre à Gênes.

En 1918, Les Allemands, estimant sans doute que le stock d’armes était suffisant, intervinrent alors directement, en prenant le pas sur leurs complices indiens et chargèrent les anarchistes, italiens, de faire passer un premier chargement d’armes en Italie. La première partie consistait à transférer un lot d’armes du Consulat général d’Allemagne à Zurich dans une écurie de la Nordstrasse. Le transport était compliqué à réaliser compte tenu de son importance et plusieurs mois furent nécessaires pour le réaliser progressivement. Ces allées et venues n’échappèrent pas aux réseaux de renseignement français qui attendirent le moment le plus opportun pour dénoncer les activités de leurs ennemis aux autorités helvétiques. Une première vague d’arrestation intervint le 20 avril 1918. Nombre de comparses furent alors interrogés et envoyés à la prison de Regensdorf.

Ce réseau de différentes cellules, pour les unes anarchistes, pour les autres au service de nations étrangères, allait être condamné en vertu des lois fédérales sur les matières explosives et sur le maintien de la neutralité. Dayal, quant à lui, ne devait pas être arrêté dans cette affaire qui aurait pu changer le cours des événements européens. Après la guerre, il allait s’installer à Stockholm quelque temps en tant que professeur de philosophie indienne avant de devenir professeur de sanskrit à Berkeley. Voilà une affaire, relativement romanesque qui fit tout de même un certain nombre de victimes parmi les complices eux-mêmes, plusieurs d’entre eux ayant été retrouvés suicidés dans leur cellule de la prison Regensdorf. Elle démontre quoi qu’il en soit à quel point la Suisse servit de plate-forme pour des opérations stratégiques de premier ordre.

Cette voie ouverte entre nations en guerre, la Suisse allait également l’exploiter en usant de sa neutralité comme d’une arme de paix, quand bien même celle-ci fut parfois bien peu respectée par des personnages publics, comme le lieutenant-colonel et avocat vaudois Aloïs de Meuron qui, en mars 1917, s’élevait au sein du Conseil national, dont il était membre depuis 1899, contre les déportations en Allemagne de civils français et belges en prononçant un vibrant discours qui n’est pas sans rappeler dans l’esprit celui d’André Malraux en 1964. Je le cite : « Il faut savoir placer les intérêts moraux au-dessus des intérêts matériels. Et puis, à ceux qui ont peur, nous dirons qu’il ne faut jamais hésiter à remplir un devoir moral de la conscience supérieure quelles qu’en puissent être les conséquences. » (Vuilleumier L’ordre… 2018). Le Vaudois participa à l’œuvre de Mary Widmer-Curtat qui permit d’accueillir en Suisse au cours de ces années de guerre plus de neuf mille enfants et exilés belges. Un épisode mieux connu depuis la parution du livre de Jean-Pierre Wauters (Mary Widmer-Curtat et le Comité suisse 2015).

Et bien sûr, la Suisse allait offrir par ailleurs ses services aux pays belligérants au travers d’un accord humanitaire pour, à partir du 2 mars 1915, permettre de convoyer à travers le pays des blessés sous l’égide de la Croix Rouge, puis pour admettre sur son sol des soldats blessés ou tuberculeux, détenus dans les camps de prisonniers allemands et français, en échange d’un financement. Ce sujet est à présent mieux connu depuis les travaux et la publication de la thèse de doctorat de Cédric Cotter (S’aider pour survivre 2017). Le principe était simple. Les pays belligérants prenaient en charge les frais d’hospitalisation de leurs ressortissants, la Suisse quant à elle, pourvoyant à l’installation matérielle, à la nourriture, et aux soins médicaux apportés aux internés. Paris allait accepter dès le 18 février 1915 cette nouvelle offre, alors que Berlin devait se montrer plus réticente malgré l’intervention du Pape Benoît XV. L’Allemagne allait céder au mois d’août afin de soulager ses camps de prisonniers dont l’approvisionnement devenait de plus en plus difficile. Au final, de 1916 à fin 1918, la Suisse allait accueillir près de 75’000 hommes, civils et militaires, dont 35’515 soldats français, 4’326 Belges et 4’081 Anglais.

Acte de neutralité, acte démontrant aux yeux du monde cette neutralité, cet effort humanitaire de la Suisse est l’une des facettes, seulement, du rôle de la Suisse…

Issue commerciale, échappatoire pour les déserteurs et les proscrits, lieu de rassemblement pour une intelligencia révolutionnaire, couloir humanitaire, voie de passage pour les espions, seuil depuis lequel Lénine devait faire s’écrouler l’empire des Tsars, la Porte helvétique allait être officialisée comme le Guichet diplomatique des nations puisque la Sociétés des Nations devait y élire domicile. Car si le grand projet pour la paix avait tenu sa première réunion à Londres le 10 janvier 1920, ses instances dirigeantes devaient s’établir à Genève le premier novembre de la même année et y tenir une assemblée générale deux semaines plus tard sous la présidence du ministre des affaires étrangères belge Paul Hymans. L’aura de Gustave Ador et de son initiative promue par le CICR, soit l’Agence internationale des prisonniers de guerre, contribuèrent à cette élection genevoise du siège de la SDN, étayée encore par les réseaux belges d’Aloïs de Meuron dont Charles Dejongh, chef de cabinet du ministre belge de la guerre-intendance, Emile Vandervelde, était l’un des pivots principaux.

Cette dimension internationale n’allait dès lors qu’augmenter. Trois exemples simples permettent de le démontrer, d’abord de manière institutionnelle avec le traité de Lausanne de 1923.

Cette grand-messe visant à réviser les dispositions de Sèvres et enterrer le vieil Empire ottoman, durant laquelle le chef de la délégation soviétique fut assassiné par le fameux Maurice Conradi, se tint en Suisse. À Lausanne, quelques mois à peine après le sanglant massacre de Smyrne du 22 septembre 1922 commis par les troupes de Mustafa Kemal, le destin du Proche-Orient devait être arrêté avec les suites que l’on connaît. L’affaire Conradi, quant à elle, et le procès qui s’en suivi, devint une geste politique. Un procès historique que l’on considérerait plus tard comme le procès du Bolchevisme et qui donna du grain à moudre à Théodore Aubert – et c’est là le seconde exemple – puisque Théodore Aubert fut le fondateur et la principale cheville ouvrière d’un mouvement antibolchevique fondé à Genève qui devait vite prendre des dimensions internationales, et dont nous connaissons à présent l’histoire grâce à l’ouvrage de Michel Caillat (L’entente internationale anticommuniste 2016). Dernier exemple pour illustrer la portée que la Suisse avait acquis au travers de la Première Guerre mondiale, celui de l’activisme bulgare auprès de la SDN dans les années vingt et trente, qu’Oliver Schulz a mit en lumière dans sa contribution au colloque sur l’émigration politique en Suisse tenu à Reims en 2017 (Die bulgarisch-makedonische … 2018).

Le centenaire de la Première Guerre mondiale a permis de renouveler les études sur la Suisse au cours de cette période, dont nous comprenons aujourd’hui mieux les enjeux. Mais le centenaire n’en est pas la seule raison puisque les transformations de notre monde au cours des dernières décennies nous permettent, pour reprendre les mots de Christopher Clark, de mieux appréhender ces années : « De toute évidence, juillet 1914, nous est moins lointain, moins illisible aujourd’hui qu’il ne l’était dans les années 1980 » (Les somnambules 2013). Clark évoque bien évidemment la désagrégation du bloc soviétique illustrée par l’emblématique chute du mur de Berlin en 1989, et les logiques nationalistes qui en ont découlées… !

La Première Guerre mondiale, au-delà de ses impacts à court terme sur la Suisse, devait promouvoir celle-ci sur le plan international en raison de sa position géographique, de sa neutralité maintenue par les nations en guerre, de sa position économique soutenue par ses banques, de son rôle humanitaire, de sa tolérance vis-à-vis des dissidents politiques et de ses aptitudes diplomatiques baignées par une culture fédéraliste. Et, en faisant disparaître les grands empires, le conflit devait encore brouiller les cartes géopolitiques de larges parties du monde. Une instabilité confortant la Suisse, pacifique et neutre, dans le rôle de « Porte » inaugurée au cours de la Première Guerre mondiale, rôle qui, de nos jours encore, est criant d’actualité.

 

 

Dr. Christophe Vuilleumier

Membre du Comité directeur de la Société suisse d’histoire

Président de la Société d’Histoire de la Suisse Romande

Membre du Comité de l’Association Suisse d’Histoire et de Sciences militaires

 

Une histoire suisse inhabituelle

L’histoire suisse, comme celle de n’importe quel pays, n’est pas une et indivisible. Ce sont le plus souvent les manuels scolaires, emprunts d’un discours patriotique, qui imposent une HISTOIRE, déclinant périodes, seigneurs, batailles ou révolutions comme dénominateurs communs d’une nation. Des référents soumis à des choix semblant évidents mais ô combien arbitraires qui forgent une vision historique collective.

Toutefois, l’histoire est multiple, recouvrant différents aspects et des dimensions plurielles autant que les destins – lorsqu’il est question d’un pays – de nombreux territoires. Aussi est-il toujours intéressant d’envisager une thématique en mettant en place une problématique spécifique, une méthodologie de recherche cohérente, ou un angle de traitement original.

C’est le cas de ce dernier ouvrage « J’aime la Suisse et ses villages » qui évoque la Suisse et son passé au travers de ses communautés les plus modestes. La rivalité entre villes et campagnes est ancienne. Et si elle se mesure à des enjeux de mobilité de nos jours, elle vit au cours des siècles précédents des formes bien différentes, faites d’exodes, de dominations arbitraires, de massacres et d’expéditions militaires comme lors de la Guerre des paysans du XVIIe siècle. Évoquer les villages de nos cantons revient, en quelque sorte, à parler d’histoires qui s’inscrivent en filigrane d’une histoire officielle plus largement médiatisée. Une dynamique évidemment tout aussi arbitraire que n’importe quelle autre démarche puisque des choix s’imposent. Quel village choisir ? Comment synthétiser pour le plus grand nombre des passés complexes ? Ce sont les défis que ce livre a relevés.

Celui-ci, s’il s’affranchit des règles académiques habituelles en bannissant notes de bas de page, références et renvois bibliographiques – puisque destiné à un large public – se base pourtant sur des sources et des ouvrages reconnus tels le DHBS! Il propose une vision kaléidoscopique de l’histoire helvétique. Une mosaïque de terroirs et de villages, à travers les siècles, composent ainsi le récit. Ce projet a bénéficié en outre du talent de deux artistes, l’aquarelliste Daniel Lanoux qui a réussi à mettre en images paysages et architectures, et Daniel Bernard, un poète qui a transcendé les différents récits avec ses évocations suggestives. Un exercice littéraire original procurant une dimension supplémentaire à cet opus.

La rédaction de ce livre fut un plaisir, que j’ai partagé en l’occurrence avec l’historien tessinois Francesco Ceréa, membre de l’Association des plus beaux villages de Suisse, qui signe quelques contributions. Voilà donc un nouveau projet qui s’achève, et qui a été dignement fêté avec le Sénateur Filippo Lombardi qui nous a honoré de son parrainage.

Christophe Vuilleumier, Filippo Lombardi, Francesco Céréa

Reportage de la Télévision suisse italienne:

https://www.rsi.ch/play/tv/telegiornale/video/15-05-2018-i-borghi-piu-belli-in-svizzera?id=10475504&station=rete-uno

 

L’histoire suisse est au rendez-vous du Salon du livre

Les sociétés d’histoire s’exposent cette année au Salon du livre de Genève. Pas toutes ! Seules trois d’entre elles, la Société d’histoire de la Suisse romande, la Société d’histoire et d’archéologie de Genève et la Société jurassienne d’émulation, fondées toutes trois entre 1837 et 1847, auxquelles s’est associée la revue d’histoire Passé Simple, seront présentes.

L’occasion pour les unes et les autres de montrer leur production, souvent très confidentielle mais toujours d’excellente qualité. Des livres d’histoire, académiques, qui représentent l’un des fers de lance de la recherche pour l’histoire de nos cantons, souvent délaissée par la plupart des universités. Et une revue, dédiée quant à elle à un grand public, qui égrène depuis trois ans, mois après mois, les histoires si riches de nos régions.

L’occasion également pour les historiens jurassiens d’un questionnement, lors d’un débat le jeudi après-midi, sur le passé de leur canton. Une table ronde aussi, le dimanche, qui verra les historiens biens connus Georges Andrey, Olivier Meuwly et Irène Herrmann discuter, sous la houlette de la journaliste Chantal Tauxe, de l’intégration des cantons romands dans la Confédération de 1815 mais également dans l’Europe de 2018.

Un programme bien étoffé, rehaussé encore de différentes séances de dédicaces sous le regard attentif d’un garde des Cent-Suisses recruté pour l’aventure !

Bonne visite à celles et ceux qui se rendront au Salon du livre, et surtout, bonne lecture !

La Syrie, une nouvelle « Oil War »

En septembre 1922, alors que des navires occidentaux mouillaient dans la rade de Smyrne, l’actuel Izmir, les forces d’Atatürk entraient dans la ville, massacrant une partie des habitants et incendiant l’ensemble de la cité. Devant les yeux horrifiés des spectateurs français, anglais, allemands ou italiens, le nouvel ordre turc déclarait au monde sa domination dans une démonstration de force impitoyable. Aucun dreadnought occidental n’intervint pour tenter de mettre fin à la tuerie. Et si les survivants furent nombreux à essayer de chercher refuge sur les bateaux européens, rares furent ceux qui sauvèrent leur vie. Les équipages avaient reçu l’ordre de repousser les malheureux à la mer.

Dix mois plus tard, en juillet 1923, les ambassadeurs des grandes puissances d’alors se presseraient à Lausanne pour enterrer le vieil empire des Sultans et ratifier le nouveau traité reconnaissant la légitimité du régime d’Ankara. Recomposé, le Proche-Orient peinerait un siècle durant à assembler les pièces d’une mosaïque de minorités placées dans des équilibres instables. Un échiquier, une zone tampon entre grandes puissances allant de la baie de Byblos aux racines de l’Himalaya. Un espace aussi grand que l’Europe, présentant tant des reliefs accidentés imprenables que des zones désertiques difficilement contrôlables.

Conquérants et généraux, qu’ils furent grecs, byzantins, arabes ou ottomans avaient compris depuis l’Antiquité que pour maîtriser cette portion du monde, il convenait de la maintenir divisée ! La logique d’influences qui avait prévalu à la conception des Accords Sykes-Picot, aboutissant à la fin d’une longue suite de négociations au Traité de Lausanne en 1923, n’échappa pas à cette évidence. Et pourtant, une différence de taille s’était glissée dans cette équation depuis le temps de Saladin… Le pétrole ! Cet or noir qui fait fonctionner le monde, fondamental pour les voitures ou les avions, qu’il s’agisse de Fiat ou de chars Léopards, d’Airbus A-320 ou de F/A-18. Car depuis 1908 au moins, l’Occident est conscient de l’importance des champs pétrolifères du Moyen-Orient. Et depuis l’avènement, au cours de la Première Guerre mondiale, des technologies motorisées dans les conflits, le pétrole est devenu une ressource stratégique.

Qu’une attaque au chlore tue des innocents, il s’agit bien évidemment d’un crime de guerre. Un de plus à ajouter à une liste trop longue. Des crimes, cela étant, qui se déroulent également en République centrafricaine depuis 2014 devant les yeux de quelques 12’000 casques bleus, incapables de protéger les civils[1]. Mais là, dans cette nouvelle Smyrne faite de savanes et de forêts équatoriales, aucune intervention massive de l’Occident, pas de missiles Tomahawks. Les gisements d’uranium, d’or et de diamants sont suffisamment bien gardés pour qu’une opération militaire d’envergure soit nécessaire.

Alors, que des innocents au Moyen-Orient soient tués avec du chlore, fusillés, décapités – ou que sais-je encore ? – assassinés par quelque satrape terroriste, potentats locaux ivres de religion, ou tyrans coutumiers du meurtre, leur mort est inévitablement instrumentalisée. Des cadavres réduits à l’état de prétexte, des braises attisant un feu devant lequel faire danser les fous et permettre de justifier des actions servant des intérêts moins philanthropiques que stratégiques !

 

[1] Rapport de Human Right Watch, https://www.hrw.org/fr/report/2017/07/05/meurtres-impunis/crimes-de-guerre-crimes-contre-lhumanite-et-la-cour-penale