La Syrie, une nouvelle « Oil War »

En septembre 1922, alors que des navires occidentaux mouillaient dans la rade de Smyrne, l’actuel Izmir, les forces d’Atatürk entraient dans la ville, massacrant une partie des habitants et incendiant l’ensemble de la cité. Devant les yeux horrifiés des spectateurs français, anglais, allemands ou italiens, le nouvel ordre turc déclarait au monde sa domination dans une démonstration de force impitoyable. Aucun dreadnought occidental n’intervint pour tenter de mettre fin à la tuerie. Et si les survivants furent nombreux à essayer de chercher refuge sur les bateaux européens, rares furent ceux qui sauvèrent leur vie. Les équipages avaient reçu l’ordre de repousser les malheureux à la mer.

Dix mois plus tard, en juillet 1923, les ambassadeurs des grandes puissances d’alors se presseraient à Lausanne pour enterrer le vieil empire des Sultans et ratifier le nouveau traité reconnaissant la légitimité du régime d’Ankara. Recomposé, le Proche-Orient peinerait un siècle durant à assembler les pièces d’une mosaïque de minorités placées dans des équilibres instables. Un échiquier, une zone tampon entre grandes puissances allant de la baie de Byblos aux racines de l’Himalaya. Un espace aussi grand que l’Europe, présentant tant des reliefs accidentés imprenables que des zones désertiques difficilement contrôlables.

Conquérants et généraux, qu’ils furent grecs, byzantins, arabes ou ottomans avaient compris depuis l’Antiquité que pour maîtriser cette portion du monde, il convenait de la maintenir divisée ! La logique d’influences qui avait prévalu à la conception des Accords Sykes-Picot, aboutissant à la fin d’une longue suite de négociations au Traité de Lausanne en 1923, n’échappa pas à cette évidence. Et pourtant, une différence de taille s’était glissée dans cette équation depuis le temps de Saladin… Le pétrole ! Cet or noir qui fait fonctionner le monde, fondamental pour les voitures ou les avions, qu’il s’agisse de Fiat ou de chars Léopards, d’Airbus A-320 ou de F/A-18. Car depuis 1908 au moins, l’Occident est conscient de l’importance des champs pétrolifères du Moyen-Orient. Et depuis l’avènement, au cours de la Première Guerre mondiale, des technologies motorisées dans les conflits, le pétrole est devenu une ressource stratégique.

Qu’une attaque au chlore tue des innocents, il s’agit bien évidemment d’un crime de guerre. Un de plus à ajouter à une liste trop longue. Des crimes, cela étant, qui se déroulent également en République centrafricaine depuis 2014 devant les yeux de quelques 12’000 casques bleus, incapables de protéger les civils[1]. Mais là, dans cette nouvelle Smyrne faite de savanes et de forêts équatoriales, aucune intervention massive de l’Occident, pas de missiles Tomahawks. Les gisements d’uranium, d’or et de diamants sont suffisamment bien gardés pour qu’une opération militaire d’envergure soit nécessaire.

Alors, que des innocents au Moyen-Orient soient tués avec du chlore, fusillés, décapités – ou que sais-je encore ? – assassinés par quelque satrape terroriste, potentats locaux ivres de religion, ou tyrans coutumiers du meurtre, leur mort est inévitablement instrumentalisée. Des cadavres réduits à l’état de prétexte, des braises attisant un feu devant lequel faire danser les fous et permettre de justifier des actions servant des intérêts moins philanthropiques que stratégiques !

 

[1] Rapport de Human Right Watch, https://www.hrw.org/fr/report/2017/07/05/meurtres-impunis/crimes-de-guerre-crimes-contre-lhumanite-et-la-cour-penale

Christophe Vuilleumier

Christophe Vuilleumier est un historien suisse, actif dans le domaine éditorial, et membre de plusieurs comités de sociétés savantes, notamment de la Société suisse d'histoire. On lui doit plusieurs contributions sur l’histoire helvétique du XVIIème siècle et du XXème siècle, dont certaines sont devenues des références.