La police japonaise a trop de temps libre

Un drame qui a tenu le Japon en haleine pendant plusieurs semaines ce printemps s’est récemment conclu. Un délinquant emprisonné pour avoir cambriolé plusieurs appartements s’était échappé début avril d’une prison à basse sécurité et plus d’un millier de policiers avaient été mobilisés pour l’appréhender. Ils ont finalement convergé vers une petite île dans la mer intérieure du Japon, qu’ils ont fouillée de fond en comble pendant presque trois semaines, enrôlant même des résidents pour faire la battue. Le malfaiteur a finalement été arrêté à Hiroshima toute proche, qu’il avait rejointe à la nage. L’affaire a été suivie presque quotidiennement par les médias nationaux.

 

Une réaction excessive, direz-vous ? Certainement. Il paraîtra en effet absurde à beaucoup de lecteurs de mobiliser de tels effectifs pour capturer un seul délinquant non-violent. C’est en réalité un symptôme du décalage entre le taux de criminalité japonaise et les ressources policières. Le fait que les médias se sont autant intéressés à un incident finalement peu dramatique est, quant à lui, révélateur des préoccupations des Japonais.

 

Criminalité infime, trop de policiers

Il faut commencer par un constat : le taux de criminalité au Japon est probablement le plus bas au monde, avec un taux d’homicides de 0,3 pour 100’000 habitants en 2014 et un taux de cambriolages également bas. N’importe quel voyageur aura remarqué à quel point les rues japonaises sont sûres, et beaucoup de mes amis européens sont surpris par l’habitude qu’ont les gens de réserver une table dans les cafés en y laissant leur sac à dos ou sac à main, ou même leur téléphone portable, avant d’aller passer commande. C’est pour beaucoup de résidents étrangers (moi compris) l’un des grands bonheurs de la vie au Japon.

Seulement voilà, le nombre de policiers n’a pas été réduit en conséquence. Au contraire, les effectifs ont continué de croître en même temps que la criminalité baissait, et il y avait l’année dernière environ 230 policiers pour 100’000 habitants – plus qu’en Suisse. Et effectivement, les policiers sont omniprésents étant donné le modèle japonais de police de proximité parquée dans des “boîtes de police” (koban), des mini-commissariats distribués densément dans tous les quartiers. Leurs occupants n’ont en général pas grand-chose à faire, et leurs tâches quotidiennes consistent principalement à orienter les passants et à réprimander les cyclistes sans lumière sur leur vélo ou les piétons traversant au rouge.

Etant donné les excès d’effectifs de la police, il ne faut pas s’étonner de la sur-mobilisation qui a lieu au moindre incident ou événement important. Lors du G7 dans la petite ville d’Ise il y a deux ans, beaucoup de journalistes avaient remarqué le nombre élevé de policiers patrouillant tout le centre du pays, y compris la capitale pourtant à des centaines de kilomètres du sommet. En réalité, tout événement public est très encadré, surtout lorsqu’il provoque une manifestation (ce qui est au demeurant rare). Non pas que les relations entre le public et la police soient conflictuelles. Au contraire, même lors des manifestations lorsqu’elles ont lieu, l’esprit reste très coopératif. La présence policière est cependant toujours impressionnante et peut paraître démesurée. La chasse à l’homme du mois dernier suit la même logique : il faut bien occuper tous ces gendarmes.

 

L’obsession de l’ordre et de la sécurité

Il faut dire que les Japonais ne voient pour la plupart rien à redire aux grands déploiements. Si l’affaire du cambrioleur évadé a autant attiré l’attention des médias, c’est d’abord parce que comme partout, le drame attire les spectateurs, mais également parce que les citoyens de l’archipel attachent une grande valeur à l’ordre public. Ils se préoccupent quand celui-ci est perturbé et sont heureux que les autorités fassent tout pour rétablir une situation normale.

Même si le cambrioleur ne posait probablement aucun danger, il fallait donc l’appréhender au plus vite pour que les habitants de la région puissent dormir l’esprit tranquille. La mobilisation de plus de 1000 policiers était peut-être une réaction excessive, mais le gouvernement se serait exposé aux critiques s’il n’avait pas pris l’affaire au sérieux ; il a probablement estimé plus prudent d’en faire trop que pas assez. Et en effet, les amis japonais avec qui j’ai pu parler de l’affaire ne questionnaient pas outre mesure la réaction des autorités publiques.

 

En fin de compte, les autorités et la population sont sur la même longueur d’onde. Si le taux de criminalité continue de baisser et que le gouvernement réagit fortement à tout incident, c’est probablement bien en raison de l’attachement commun à tous les Japonais pour l’ordre public. La vie quotidienne dans l’archipel est stable et prévisible, les relations entre citoyens basées sur la certitude que tous, ou presque, respecteront les codes sociaux et se comporteront de façon courtoise. Dans un monde chaotique où les nouvelles venant de l’étranger concernent le plus souvent les conflits sociaux, les tensions politiques, ou pire, on ne doit pas s’étonner que les Japonais soient de plus en plus attachés à leur propre vie paisible. Les cas isolés comme celui du cambrioleur en fuite servent de rappel, souligné par les autorités, que cette stabilité dépend de la coopération – de la docilité diront certains – de tous les citoyens. Ce message est clairement entendu.

Antoine Roth

Antoine Roth est professeur assistant à l'Université du Tohoku à Sendai, au Japon. Genevois d'origine, il a obtenu un Master en Etudes Asiatiques à l’Université George Washington, et un Doctorat en Politique Internationale à l'Université de Tokyo. Il a également effectué un stage de six mois à l'Ambassade de Suisse au Japon. Il se passionne pour les questions sociales et politiques qui touchent le Japon et l’Asie de l’Est en général.