La complainte du progrès

Quand on vise de ne produire presque aucun déchet, acquérir de l’électroménager moderne  – programmé à être remplacé après quelques années d’utilisation et donc à produire de gros déchets le plus souvent non recyclables – pose question. Alors, le progrès est-il compatible avec le mode de vie Zéro Déchet ? Question subsidiaire: combattre les déchets est-il un retour en arrière en matière de libération de la femme ?

Peut-on vivre notre vie moderne sans les objets apportés par le progrès ? Car en matière de travail ménager, le progrès a incontestablement libéré les femmes du travail ménager chronophage et physiquement pénible. Précisons tout de suite que le progrès a libéré le temps des femmes comme il aurait libéré le temps des hommes s’ils avaient été assignés aux fourneaux! Ceci dit, le mode de vie Zéro Déchet signifie-t-il qu’hommes et femmes doivent passer de nombreuses heures pénibles à cuisiner ou à nettoyer, comme au temps de nos arrière-grands-mères (désolée, les grands-pères n’étaient pas concernés) ?

La réponse à ces premières questions sont évidemment négatives. Personne ne souhaite plus laver des draps à la main, par exemple, même un-e Zerowasteur-euse convaincu-e… Mais comme pour toutes nos petites habitudes de consommation, il est utile de se poser les bonnes questions au moment d’acheter le dernier “ratatine-ordures” ou le nouveau “repasse-limaces” chers à Boris Vian!

Le consumérisme en musique

Souvenez-vous de la “La Complainte du Progrès” de Boris Vian ! Ou bien filez sur Youtube pour écouter cette fantastique chanson qui date de … 1956 déjà !

“Autrefois pour faire sa cour, On parlait d’amour
Pour mieux prouver son ardeur, On offrait son coeur
Aujourd’hui, c’est plus pareil, Ça change, ça change
Pour séduire le cher ange, On lui glisse à l’oreille
Ah? Gudule! Viens m’embrasser
Et je te donnerai…
Un frigidaire
Un joli scooter
Un atomixer
Et du Dunlopillo
Une cuisinière
Avec un four en verre
Des tas de couverts
Et des pell’ à gâteaux
Une tourniquette
Pour fair’ la vinaigrette
Un bel aérateur
Pour bouffer les odeurs
Des draps qui chauffent
Un pistolet à gaufres
Un avion pour deux
Et nous serons heureux (…)”

Joli, non?

On était juste après la guerre, synonyme de grandes privations – pour le meilleur des cas, et déjà, Vian, visionnaire, était choqué par le consumérisme galopant de son époque.

Un demi-siècle plus tard, Jean-Jacques Goldman chantait “Les choses”, dont le constat n’est pas meilleur, bien au contraire…:

” Si j’avais, si j’avais ça, Je serais ceci je serais cela

Sans chose je n’existe pas;
Les regards glissent sur moi, J’envie ce que les autres ont
Je crève de ce que je n’ai pas
Le bonheur est possession, Les supermarchés: mes temples à moi.
Dans mes uniformes, rien que des marques identifiées
Les choses me donnent une identité…
Je prie les choses et les choses m’ont pris
Elles me posent, elles me donnent un prix
Je prie les choses, elles comblent ma vie
C’est plus «je pense» mais «j’ai donc je suis!» (…)”

Les 6 questions à se poser au préalable

Alors, doit-on ne pas remplacer la machine à laver le linge, le lave-vaisselle ou le four à micro-ondes quand ils ont rendu l’âme ?

Non, évidemment.

Mais il s’agit de bien choisir ses appareils, de poser les bonnes questions au vendeur (consommation d’eau et d’électricité, mais surtout réparabilité, disponibilité des pièces détachées, durée de la garantie, etc.), ou de bien de se renseigner auprès de sites ou d’enseignes spécialisés qui combattent l’obsolescence programmée.

Citons dans notre pays le site www.labonnecombine.ch ou la Fédération romandes des consommateurs www.frc.ch publient régulièrement des informations, des comparatifs, etc. En France: www.produitsdurables.fr ou www.halteobsolescence.org etc. Il existe des sites qui ont choisi de ne vendre que des produits garantis à vie (www.unproduitpourlavie.fr, www.byemeonce.com.). On a désormais l’embarras du choix pour y voir clair.

Ensuite, il s’agit de prévoir l’usage qu’on va en faire chez soi. Pour cela, je vous propose de vous poser 6 questions simples avant de passer à l’acte d’achat d’une nouveauté. Elles suffisent à évaluer la pertinence d’un achat :

  1. UTILISATION ALTERNATIVE – Est-ce que je peux utiliser un autre ustensile pour faire la même chose ?
  2. REMPLACE AUTRE CHOSE – Est-ce que cet ustensile a plusieurs fonctions et peut ainsi me permettre de me séparer d’autres ustensiles ? Si j’ai déjà une râpe à zestes et que je songe acquérir une râpe à fromage avec plusieurs cylindres, sans doute que je pourrai donner ou revendre la première…
  3. RANGEMENT FACILE – Est-ce que j’ai de la place dans ma cuisine / mon garage / ma cave … pour ranger cet ustensile quand je ne l’utilise pas ? Un gadget ménager qui est compliqué à ranger parce qu’il est lourd, on sera moins enclin à l’utiliser au quotidien. Un gadget ménager qu’on laisse visible sur le comptoir de sa cuisine est de facto un objet de décoration: il doit avoir en plus une dimension esthétique!
  4. FACILITE D’UTILISATION – Est-ce que cet ustensile est facile à utiliser (montage, démontage, nettoyage)? Plus c’est compliqué, moins on va l’utiliser au quotidien.
  5. ECONOMIE DE TEMPS – Combien de temps est-ce que cet ustensile peut me faire économiser? Si c’est pour économiser cinq minutes, ce n’est pas la peine!
  6. FREQUENCE D’UTILISATION – Combien de fois vais-je probablement utiliser cet ustensile? Une friteuse qu’on utiliser seulement deux fois par an, est-ce bien raisonnable? Un four à raclette sorti trois par année, on peut peut-être l’emprunter à ses voisins ou bien prévoir un achat en commun…

Chacun étant différent, les réponses vont diverger, bien sûr. L’important est de répondre de manière la plus honnête possible (ce qui n’est pas le moins dur, tant parfois on est aveuglé par le discours publicitaire!).

Prenons l’exemple d’une yaourtière…

Faire ses yaourts soi-même, c’est très économique, c’est sain (car on sait ce qu’on y met dedans) et cela évite pas mal de déchets (gobelets plastique ou en verre non consigné).

Comme nous en consommons beaucoup chez nous, je les fabrique “à l’ancienne”: en cuisant le lait cru pour le concentrer, en l’inséminant avec un yaourt de la fournée précédente et en utilisant des pots en verre (récupérés) que j’isole thermiquement durant 4 heures. Pas de yaourtière, mais une vieille Yalacta en alu trouvée en brocante.

Yaourtière Yalacta, non électrique, bien isolante et pots en verre Weck réutilisables à l’infini.

Il existe aussi des modèles électriques qui promettent monts et merveilles. Le dernier modèle d’une grande marque française S*B. (multi-*…) est vraiment trop bien … à première vue : en plus des yaourts, on peut même confectionner du fromage blanc, des desserts lactés, des desserts moelleux… Cela me titille pas mal, moi qui aime bien cuisiner. Il m’en coûtera quand même près de 135 francs. La question n’est pas simplement celle du prix, mais plutôt celle de son utilité.

Premier check : la durabilité de la marque. Il semble que le groupe ait changé de stratégie et mise désormais sur l’éco-conception de ses produits, leur réparabilité, sur le caractère recyclable des matériaux. C’est un bon point. Toutefois, à l’heure actuelle, je ne suis pas en mesure de savoir si le langage reflète un véritable changement de paradigme industriel ou s’il relève de la bonne vieille méthode du green-washing qui consiste à draper de vert et de belles paroles des pratiques inchangées.

Maintenant, je vais me poser les fameuses six questions, par rapport à mon propre usage.

  1. UTILISATION ALTERNATIVE – Une casserole à double paroi (p. ex. une marmite à vapeur) ou une grande boîte en polystyrène expansé (sagex) suffisent pour maintenir la température dont les yaourts ont besoin durant plusieurs heures pour figer. Pour cela, il suffit de cuire le lait durant une douzaine de minutes pour le concentrer. Sans ajout de lait en poudre, ou avec du lait de soja, les yaourts sont très très fermes. La recette – infaillible – se trouve sur le site de la journaliste culinaire Marie-Claire Frédéric, spécialiste de la lactofermentation, www.nicrunicuit.com.
    Pour confectionner des crèmes ménagères, mon four est parfait (avec un bain-marie). Comme j’ai déjà un four à vapeur (que j’utilise plusieurs fois par semaine, mais un panier vapeur et une grande casserole font aussi l’affaire), je peux préparer exactement les mêmes desserts que ceux proposés par cet appareil. Pour ces desserts, la yaourtière n’économise de toute façon pas l’utilisation de casseroles et autres bols en cuisine lors de la préparation.
    UTILISATION ALTERNATIVE = OUI (ma bonne vielle Yalacta, mon four à vapeur, mon four normal).
  2. REMPLACE AUTRE CHOSE – Une yaourtière ne remplace aucun autre ustensile, à ma connaissance. Par contre, on peut y faire infuser de l’huile végétale avec des plantes séchées pour en faire des macérats… Encore faut-il en avoir l’usage!
    REMPLACE AUTRE CHOSE = NON
  3. RANGEMENT FACILE- Le grand modèle de cette yaourtière mesure 29,5 x 16 x 23 cm, c’est gros. Tout dépend de la taille de votre cuisine et de vos placards. Chez moi, c’est plein et il faudrait que je me sépare de plusieurs autres choses pour trouver de la place. C’est faisable bien sûr, mais je n’ai pas le temps de le faire pour le moment.
    RANGEMENT FACILE = NON
  4. FACILITE D’UTILISATION – La yaourtière semble facile à utiliser et à nettoyer, mais pas les pots, qui sont carrés. Le yaourt, ça colle, surtout dans les coins et sans rinçage, le lave-vaisselle ne suffit pas. Il faut aussi prévoir de maintenir un rayon vide entier dans le frigo pour accueillir le plateau complet avec tous les petits pots.
    FACILITE D’UTILISATION – NON
  5. ECONOMIE DE TEMPS – La publicité assure que la yaourtière permet de confectionner des yaourts en moitié mois de temps. C’est un argument fallacieux. Je ne sais pas vous, mais mes yaourts à moi figent en 3-4 heures avec la recette de nicrunicuit.com. Le temps nécessaire pour que les protéines lactiques ou de soja gélifient est incompressible. On peut laisser fermenter plus longtemps les yaourts, ils seront simplement plus acides. C’est tout. Les autres recettes prennent exactement le même temps de cuisson, le temps de préparation en plus.
    ECONOMIE DE TEMPS = NON.
  6. FREQUENCE D’UTILISATION – Je prépare mes yaourts chaque semaine. J’en fais 8 de lait de vache (à partir de lait cru vendu en vrac) et 8 de soja (à partir d’une brique de lait de soja, car fabriquer son propre lait de soja, c’est trop long et compliqué dans mon emploi du temps). Nous n’avons pas cette habitude de manger des desserts sucrés chaque jour, donc la fréquence d’utilisation pour cette gamme de produits sera très très limitée.
    FREQUENCE D’UTILISATION = OUI pour les yaourts, NON pour le reste.

Voilà, si votre propre analyse conduit aussi à 1 OUI (question 1) et à une majorité de NON aux six questions proposées, vous pouvez renoncer à l’achat d’un nouvel ustensile ou gadget en étant certain et certaine d’avoir fait le bon choix.

Le mode de vie Zéro Déchet, c’est aussi ça: ne pas céder aux sirènes de la publicité sans prendre le temps de réfléchir et de se poser les bonnes questions. Ne pas se laisser suggérer des besoins qui n’en sont pas. Reprendre en mains le gouvernail de votre porte-monnaie.

Sur ce, mes yaourts doivent être terminés dans leur vieille yaourtière sans électricité !

Valérie Sandoz

Valérie est engagée sur la réduction des déchets à titre privé depuis des années. Elle est l'auteur de plusieurs guides, donne des conférences, des cours et anime des ateliers. Géographe et ethnologue de formation, elle interroge notre façon de consommer et partage ses découvertes. Adepte du «fait maison» (conserves alimentaires, lacto-fermentation, cosmétiques, produits de nettoyage, etc.), Valérie anime un blog personnel consacré à la cuisine sans gluten, à la réduction des déchets et du gaspillage et à un mode de vie simple et joyeux.

Une réponse à “La complainte du progrès

  1. La Yalacta est géniale et increvable. La Multidélice (que nous avons à la maison) est costaud et fait bien le job. Je suis tout à fait d’accord avec l’argument des pots carrés et de la difficulté à laver.

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