Résumé
Nous vivons une période charnière de l’histoire humaine alors que pour la première fois nous sommes confronté·e·s collectivement et simultanément aux crises écologiques, sociales, économiques, technologiques et politiques. Et tout cela à l’échelle de la planète entière. Nous utilisons volontiers le concept de crise globale. Il s’agit cependant d’un processus complexe de transformation, d’un nouvel état du monde, que l’on ne peut qualifier de « crise » laissant entendre qu’un retour à la « normale » est possible. Dès lors comment se comporter ? Quels choix opérer dans un contexte si bouleversé ? La technologie et les énergies renouvelables suffiront-elles à nous sauver ? De quelles connaissances et compétences avons-nous besoin pour atténuer et s’adapter au mieux à ce processus ?
Face à l’effondrement écologique, les scientifiques nous disent qu’il n’est pas trop tard pour agir, mais seulement si nous commençons à le faire maintenant à tous les niveaux, du local au mondial grâce au « changement transformateur ». La nature peut encore être conservée, restaurée et utilisée de manière durable – ce qui est également essentiel pour répondre à la plupart des autres objectifs mondiaux. Mais attention à ne pas réduire la durabilité au seul potentiel espéré de nouvelles technologies. Par « changement transformateur », on entend un changement fondamental à l’échelle d’un système, qui prend en considération les facteurs technologiques, économiques et sociaux, y compris en termes de paradigmes, objectifs et valeurs comme la sobriété. Concrètement, cela signifie qu’il ne s’agit pas simplement d’adopter de nouvelles technologies, qui d’ailleurs comportent forcément de nouveaux risques, mais également de changer le système économique mondiale, basé sur la surproduction et la surconsommation. Évidemment que cette transformation en profondeur implique l’engagement des États et l’acceptation d’une planification entre acteurs économiques et étatiques.
La recherche, l’innovation, l’éducation à tous les niveaux et la formation continue à tout âge ont un rôle fondamental à jouer pour permettre un tel changement de paradigme. Dans une conception durable de l’éducation, ses finalités sociétales ne se bornent pas à l’acquisition de connaissances et de compétences techniques mais s’élargissent également à l’assimilation de valeurs et de systèmes de pensée propres à l’insertion d’un individu au sein de la collectivité, dans le respect du fonctionnement de notre système démocratique et apte à faire les bons choix pour respecter soi-même, autrui et les limites planétaires.
De plus, les conséquences de la crise sanitaire se cumulant à celle du développement de l’intelligence artificielle et de la robotisation, la menace à court, moyen et long terme sur l’emploi doit être anticipée. Numérisation de la société, transition énergétique et écologique mènent dès à présent à une transformation radicale du monde professionnel que notre gouvernement n’a pas encore suffisamment anticipé. D’autant plus que la pandémie du COVID et la guerre en Ukraine ont accéléré ces processus.
Rappelons que la transition écologique comprend :
- a) la transition énergétique
- b) la transformation des modes de production (économie circulaire, agroécologie, etc.)
- c) le changement en profondeur des modes de vie et des habitudes de consommation
- d) l’évolution idéologique et axiologique (système de valeurs) qui doit soutenir la transition.
Les enjeux de cette transition doivent être enseignés à tous les niveaux et dans tous les cursus, en particulier dans les écoles professionnelles et hautes écoles spécialisées d’agriculture, d’ingénierie, d’architecture, de commerce et finance, etc. Intégrant le concept des limites planétaires, cet enseignement doit viser l’acquisition de savoirs appropriés dans une approche systémique (qui s’oppose à l’approche réductionniste) afin que tout un chacun soit à même, dans son propre domaine de compétence, d’élaborer des solutions adaptées.
Cet enseignement doit également permettre de lutter contre la désinformation, massivement diffusée via les réseaux sociaux et certains médias traditionnels, qui menace l’assimilation de connaissances scientifiques. Qu’il s’agisse de connaissance de base que l’on considérait comme acquises, comme la rotondité de notre planète, ou de la compréhension de processus complexes comme le réchauffement climatique, les conséquences d’un tel recul de la compréhension scientifique du monde au sein de la population et en particulier des jeunes générations doivent être anticipées et faire l’objet de toute l’attention du gouvernement (je vais l’interpeller cette session à ce sujet). De même, les effets de la désinformation sur les processus démocratiques doivent être appréhendés.
Éducation au développement durable
L’éducation est un puissant moteur de changement, c’est pourquoi l’Assemblée générale des Nations Unies a institué une décennie pour l’éducation en vue du développement durable (EDD) entre 2005 et 2014. Les objectifs, toujours d’actualité, étaient d’accélérer l’insertion du principe de durabilité au sein des sociétés, de sensibiliser les apprenants du monde entier aux 17 objectifs du développement durable (ODD), de leur permettre d’opérer les bons choix par leur propre réflexion afin de contribuer à la réalisation de ces objectifs ambitieux. L’EDD a donc comme ambition « de former des citoyens capables d’affronter les défis du présent et du futur, et des décideurs opérant des choix pertinents pour un monde viable ».[1]
Évolution du concept de « durabilité »
Les auteurs du concept du développement durable (Brundtland, 1992) soulignaient l’interdépendance des processus économiques, sociaux et écologiques. Insistant sur la notion de besoins (et donc d’utilité), ils relevaient la nécessité de limiter les charges imposées à l’environnement par le mode de vie (de 1992!) de nos sociétés. Ce faisant, ils ont introduit dans l’idée même de développement durable une dimension éthique fondamentale, celle de justice et de solidarité intra- et intergénérationnelle. Malheureusement, ces trente dernières années, nous avons tardé à respecter réellement les principes du développement durable. Premièrement car « Le développement durable est l’objet d’interprétations diverses voire de récupérations mercantiles ou politiques conduisant à une perte de sens de la notion de durabilité qui peut alors être qualifiée de faible ou forte »[2]. L’acception faible de la durabilité est désormais omniprésente dans les discours et le marketing de certains acteurs économiques, allant fréquemment de pair avec du socio/écoblanchiment parfois éhonté. Deuxièmement, force est de constater que l’apparition du concept de durabilité quelques années après celui du néolibéralisme n’a pas fait le poids. Un peu partout nous avons assisté à un développement économique agressif et destructeur, couplé à une mondialisation effrénée, une ultra-spécification de la production, une standardisation et uniformisation des biens de consommation, un désengagement de l’État et une dérégulation systématique qui ont favorisé principalement les grands groupes transnationaux au détriment de l’économie et des populations locales, et principal facteur de destruction de l’environnement. La pandémie a encore accéléré ces tendances, les majorités de droite des démocraties occidentales ne permettant pas d’introduire des contreparties écologiques aux milliards d’argent public offerts aux acteurs économiques, même les plus polluants comme les aéroports. La pression sur les ressources énergétiques liée à la guerre en Ukraine a permis à l’industrie du fossile, première responsable du dérèglement climatique, d’engranger des centaines de milliards de bénéfice, que cette même majorité de droite refuse de taxer.
Pour une conception forte de la durabilité, compatible avec la sauvegarde de la viabilité de la planète pour les jeunes générations, il convient donc de compléter le concept initial de développement durable, qui met sur un même niveau durabilité économique, sociale et environnementale, avec celui des limites planétaires qui permet de comprendre que le développement économique et social ne peut se réaliser qu’à condition de respecter les limites biologiques et géophysiques de notre environnement, qui sont déterminées et délimitées au sein du système Terre, seul apte à abriter la vie dans l’univers connu.
Limites planétaires
Le concept scientifique des neuf limites planétaires présenté en 2009[3] puis en 2015[4] définit un espace de développement sûr et juste pour l’humanité fondé sur neuf processus biophysiques, qui, ensemble, régulent la stabilité de la planète. Dépasser ces limites conduit à un changement radical des sociétés humaines en perturbant les bases écologiques du développement humain. Ces limites sont les suivantes : l’augmentation artificielle des gaz à effet de serre et le dérèglement climatique lié, l’érosion de la biodiversité, la perturbation des cycles de l’azote et du phosphore, l’usage immodéré des sols, l’acidification des océans, la dégradation de la couche d’ozone, la diffusion des aérosols atmosphériques, l’usage immodéré de l’eau douce et l’introduction de molécules artificielles dans l’environnement (pollution chimique).
Nous avons déjà franchi six de ces limites : perte de la biodiversité et des services écosystémiques liés (purification de l’air et de l’eau, pollinisation, chaînes alimentaires, modération du climat, etc.), réchauffement climatique, destruction des sols et des forêts (urbanisation, déforestation), surfertilisation (engrais, agriculture et élevage intensifs), pollution chimique[5] (pesticides, microplastiques, etc.) et usage immodéré de l’eau douce[6] (conflits d’usage entre agriculture intensive, industrie, tourisme, etc.). Pour maintenir la viabilité de notre planète durant la deuxième moitié du siècle et au-delà, il s’agit non seulement de limiter absolument la hausse de la température moyenne globale en deçà de 2°C par rapport à l’époque préindustrielle, et nous n’avons désormais plus que quelques années pour le réaliser, mais également de stopper l’érosion de la biodiversité, d’assurer le renouvellement des ressources naturelles, de contenir la diffusion généralisée de la pollution chimique dans l’air, l’eau, les sols et les organismes vivants eux-mêmes, etc.
La reconnaissance de ces neuf limites planétaires implique l’acceptation de la finitude du monde. Cette conception forte de la durabilité implique à son tour l’adoption de nouvelles théories économiques telle la théorie du donut de l’économiste britannique Kate Raworth qui consiste justement à concevoir le développement économique et social dans le respect des limites planétaires.
J’ai déposé une initiative parlementaire demandant la reconnaissance du concept des limites planétaires dans notre système législatif et notre constitution. Elle a été rejetée par la majorité de droite au prétexte que nous avons déjà une loi de protection de l’environnement, démontrant par cet argument-même l’incapacité pour ces acteurs politiques à appréhender simultanément les réformes de l’ensemble des régulations nécessaires pour respecter non pas une ou deux limites planétaires mais neuf ! Cela concernera par conséquent autant les lois de protection du climat, de l’eau, de la biodiversité, du sol, etc. que les politiques agricoles, économiques et commerciales, juridiques, de santé et de l’éducation.
Les Jeunes Vert.e.s ont déposé tout dernièrement leur initiative « responsabilité environnementale », qui vise également la reconnaissance du concept, ce qui permettra de remettre le sujet à l’ordre du jour des débats parlementaires l’année prochaine, puis finalement de donner au peuple la possibilité de se prononcer.
Des connaissances spécifiques, des compétences altruistes et systémiques
L’EDD joue un rôle fondamental pour que les apprenant·e·s adoptent les comportements vertueux qui permettront la transition sociale et écologique nécessaire au respect des limites planétaires et à la préservation des systèmes démocratiques. Elle demande donc le développement de compétences dites « transversales ». Elle englobe les autres « éducation à » : éducation à l’environnement, à la santé, à la citoyenneté et aux droits humains, éducation aux médias. Comprendre les enjeux, les causes et les conséquences, les interactions, les synergies entre les différents phénomènes que les ODD veulent contrer (pauvreté, inégalités, totalitarismes, dégradation de l’environnement, etc.) implique l’acquisition :
- de connaissances spécifiques dans une approche interdisciplinaire
- d’un système de valeur altruiste, basé sur les droits humains et le vivre ensemble
- de compétences transversales (collaboration, communication, pensée créatrice, démarches réflexives, etc.)
- parmi elles, d’une solide compétence systémique
Un changement en profondeur repose en premier lieu sur la diffusion d’un système de valeur basé sur l’empathie alors que le système de valeur dominant au sein de la société depuis plusieurs générations est au contraire basé sur l’égocentrisme et par extension sur l’anthropocentrisme.
En deuxième lieu, faire les bons choix, être capable de distinguer les priorités, d’identifier les nombreuses causes de notre situation critique, d’établir les interconnexions entre les différentes problématiques qui s’entremêlent pour créer un niveau de complexité inédite des défis humains et écologiques de la crise globale demande non seulement des connaissances précises, mais également la capacité d’acquérir une « compétence systémique », c’est-à-dire une capacité à penser en termes de systèmes. Il s’agit d’être capable d’une part d’identifier les caractéristiques des éléments du système et du système lui-même, d’autre part de mettre en évidence l’organisation du système et ses interactions. C’est le premier pas pour appréhender la complexité.
L’approche systémique est une approche scientifique apparue dans les années 1950 aux USA « qui aborde tout problème comme un ensemble d’éléments en relations mutuelles »[7]. Cette approche s’apparente au holisme qui se rapporte à « la tendance dans la nature à constituer des ensembles qui sont supérieurs à la somme de leurs parties, au travers de l’évolution créatrice »[8]. Le holisme se définit donc globalement par la pensée qui tend à expliquer un phénomène comme étant un ensemble indivisible, la simple somme de ses parties ne suffisant pas à le définir. De ce fait, la pensée holistique se trouve en opposition à la pensée réductionniste qui tend à expliquer un phénomène en le divisant en parties.
Les sciences humaines et sociales ont un rôle particulier à jouer en fournissant les cadres conceptuels qui permettent d’appréhender la complexité des sociétés humaines. Les sciences de la vie et de la Terre permettent de comprendre le fonctionnement, la complexité et la fragilité des écosystèmes et des organismes vivants. A l’école, les deux disciplines enseignées qui permettent d’aborder et d’analyser les grands enjeux sociaux sont l’histoire et la géographie. La biologie et les sciences naturelles ont pour mission de transmettre les connaissances de bases qui y correspondent. Ces disciplines scolaires recèlent donc une importance stratégique pour réaliser les objectifs de l’EDD. Malheureusement les plages horaires dédiées à leur enseignement ont diminué ces dernières années et une réforme du plan d’étude de maturité actuellement en consultation pourrait bien aggraver la situation.
Éducations « à » …
L’EDD, par l’ampleur de ses 17 objectifs, recouvre les autres « éducation à ». L’éducation à l’environnementa pour but de sensibiliser les apprenants aux grands enjeux environnementaux : réchauffement climatique, érosion de la biodiversité, épuisement des ressources (sol, eau, air). Les ODD 2 (sécurité alimentaire) , 6 (eau potable), 7 (énergie), 13 (climat), 14 (vie aquatique) et 15 (vie terrestre) y sont directement reliés.L’enseignement du système terre et des limites planétaires doivent être le socle de ces apprentissages.
L’éducation à la santé devrait permettre aux apprenants à identifier les habitudes de consommation et les modes de vie qui ont une influence négative sur leur santé. Elle devrait également leur permettre, dans une approche systémique, de comprendre les liens entre la dégradation de l’environnement et l’explosion des maladies chroniques. Si les programmes existants, comme la stratégie suisse de nutrition, ont pour objectif d’améliorer la pratique sportive et alimentaire des individus, l’influence de l’environnement, en particulier l’exposition à des perturbateurs endocriniens, n’est toujours pas prise en compte et enseignée, y-compris dans les programmes des Hautes écoles spécialisées des secteurs de la santé, de l’alimentation et du sport. Ce pourquoi j’ai proposé une motion de commission qui sera votée lors de la session de mai. Les consommatrices et consommateurs restent pour la plupart dans l’ignorance de l’impact d’une exposition direct, chronique et simultanée (effet cocktail) aux polluants chimiques de synthèse et micropolluants présents dans l’eau, l’air et les aliments non issus de l’agriculture biologique (pesticides, plastifiants, conservateurs des cosmétiques, microparticules, etc.). Je vais donc demander, lors de la session de mars, au conseil fédéral que sa politique de prévention contre les maladies non transmissibles (cancers, diabète, obésité, maladies cardiovasculaires, du système respiratoire, neuronal, reproductif, etc.), beaucoup trop exclusivement limitée à la responsabilité individuelle et comportementale, qu’elle intègre enfin cette dimension Santé et Environnement qui lui fait défaut malgré les nombreuses évidences !
L’éducation à la citoyenneté a pour objectif d’enseigner les valeurs de la démocratie aux jeunes apprenants. Cela repose également sur l’acquisition de certains savoirs, en particulier historiques et philosophiques, pour reconnaître les caractéristiques de la démocratie dont les principales sont le respect des droits humains et la séparation des pouvoirs législatifs, exécutifs et judiciaires. Ces dernières années sont marquées par un recul inquiétant de la démocratie dans le monde. Dans le monde occidental, il se traduit par une généralisation des conflits d’intérêts au sein du système politique qui le gangrène et torpille la confiance des citoyennes et citoyens en lui. A cela s’ajoute une perte de culture politique au sein de la population, dont les individus ont été transformés en consommatrices et consommateurs avant tout. La capacité du vivre ensemble n’est pas innée et s’oppose aux valeurs égocentriques du néolibéralisme qui depuis quarante ans a également généré le creusement des inégalités. Les positions extrémistes, en particulier l’extrême droite, profitent de cette situation au détriment d’un processus démocratique sain. Les élections législatives sont à la limite de la légitimité face à des taux d’abstention de plus en plus élevés, en particulier de la part des jeunes générations. Alors même que le dérèglement du climat et l’effondrement des écosystèmes menacent leur avenir, leur désintérêt des urnes (et non pas des enjeux politiques !) accentue de fait les inégalités de représentations au sein des organes législatifs et les conflits intergénérationnels. Dans ce contexte, les enjeux de l’éducation à la citoyenneté sont encore renforcés par les Médias, Images et Technologies de l’Information et de la Communication (MITIC) et la désinformation. Ici également les moyens mis en œuvre par la confédération ne sont pas suffisants. Ce pourquoi j’ai demandé l’élaboration au plus vite d’une véritable stratégie fédérale en la matière.
L’éducation aux MITIC relève également des enjeux de plus en plus prégnants. Le développement des nouvelles technologies de communication (internet, smartphone, réseaux sociaux, etc.) représente à la fois des opportunités et des risques pour la société, la santé et le système éducatif qu’il s’agit d’anticiper. L’éducation aux médias a pour ambition d’accompagner les élèves face à ces nouveaux défis. Les nouvelles générations et la population en général n’ont pas toujours conscience des menaces et des conséquences d’une protection des données numériques insuffisantes. De même, la surexposition aux écrans, aux ondes millimétriques et le renforcement de la sédentarité lié à l’usage quotidien et prolongé des appareils numériques se répercutent fortement sur la santé. Ces risques doivent être mieux anticipés comme je l’ai demandé dans un postulat déposé l’année passée. De plus, le principe de sobriété numérique, qui est fondamentale pour concilier numérisation et transition écologique, doit être transmise à tout un chacun au plus vite. Elle devrait figurer en bonne place dans les nouveaux programmes MITIC du système scolaire ainsi que dans les formations continues. A vérifier !
Lutte contre la désinformation
Alors que les écosystèmes s’effondrent et que la démocratie s’érode, nous sommes confrontés à une véritable industrie de la désinformation, dont les clientes sont en premier lieu les industries génératrices de fléaux environnementaux et sanitaires et les partis politiques qui défendent les intérêts de ces gigantesques multinationales.
Dans un précédent article, j’illustrais déjà ces stratégies concernant l’industrie des pesticides. Financement et médiatisation de quelques figures scientifiques célèbres qui diffusent des positions négationnistes ou discrédit de ceux qui osent au contraire démontrer les liens de causalité entre activités humaines et dépassement des limites planétaires. Ou diffusion massive d’une vision du monde technocentriste, axée uniquement sur les technologies, impliquant une sous-estimation systématique des risques qui y sont liés pour la santé, l’environnement et la société. Ces agissements et ces positionnements contribuent à diffuser le doute et le discrédit de la science au sein de la population. Les partis extrémistes peuvent ainsi s’appuyer sur ces défaillances pour réduire davantage l’assimilation des acquis scientifiques de ces dernières décennies, voire même de ces derniers siècles, à l’image des créationnistes en France. Un peu partout, ces mouvements religieux soutiennent l’extrême droite participant à l’élection de figures de proue du climatoscepticisme. Les liens entre conspirationnistes et négationnistes ont déjà été étudiés et démontrés. Notamment en 2012, le psychologue australien Stephan Lewandowsky et ses collègues ont observé, dans une recherche menée sur un échantillon de plus de 1000 personnes recrutées sur les blogs réunissant des négationnistes du climat, quele rejet de l’explication scientifique du réchauffement climatique était fortement lié à l’idéologie du «laisser-faire» économique (défense d’un marché libre dérégulé). En second lieu, les croyances aux théories du complot classiques, comme par exemple celles liées à l’assassinat de John F. Kennedy, étaient également corrélées au négationnisme climatique, confirmant au niveau psychologique le lien entre théories du complot, plutôt basées sur une méfiance envers les autorités politiques, et le climatoscepticisme, traduisant plutôt une méfiance envers l’autorité scientifique. D’autres recherches ont confirmé que la méfiance envers la science est plus forte à droite qu’à gauche de l’échiquier politique, tout comme le complotisme est plus élevé aux extrêmes politiques qu’au centre, et bien davantage à l’extrême droite qu’à l’extrême gauche.
La mise en évidence de ces liens a donné lieu à de violentes représailles que le psychologue a qualifié de furie récursive : « Des plaintes pour comportement académique inapproprié ont été enregistrées à l’université contre le chercheur, lequel a également reçu des menaces. Les données de l’étude ont été réanalysées de façon compulsive sur des blogs climatosceptiques, afin de montrer que les résultats étaient incorrects, et des interprétations complotistes de l’article lui-même sont apparues sur le net. Par exemple, les auteurs ont été identifiés comme des «agents du gouvernement» ou accusés d’avoir inventé les données ».
Plus récemment, la fusion entre mouvement antivax et climatoscepticisme a également été démontrée, expliquant en bonne partie le regain de rejet idéologique de la responsabilité humaine du réchauffement climatique (et par conséquent du parti écologiste qui base son programme sur cette acceptation) depuis la pandémie. Alors que le lien de causalité entre réchauffement et activités humaines, en particulier combustion des énergies fossiles, est démontrée comme un fait scientifique indéniable depuis plusieurs années, un tel recul est tout à la fois très inquiétant et paradoxale car les effets de ce réchauffement, qui entraîne un dérèglement du système climatique, sont maintenant bien perceptibles.
Recul de la compréhension scientifique du monde
En 2023, selon une enquête de l’IFOP auprès des 11-24 ans, un jeune Français sur six pense que la Terre est plate et un sur quatre doute de la théorie de l’évolution. L’enquête permet de mettre en évidence le lien entre fréquence de consultation de TikTok et « vérités alternatives » (les Américains ne sont jamais allés sur la Lune, les pyramides égyptiennes ont été bâties par des extraterrestres, l’assaut du Capitole en janvier 2021 a été mis en scène, etc.). Selon ce sondage, les jeunes sont 27% à considérer que manger bio ne sert à rien et 28% estiment que le réchauffement climatique est un phénomène naturel contre lequel on ne peut rien. Pour ceux qui consultent plusieurs fois par jour TikTok, ces taux montent à 34% et 32% !
Une étude de l’OCDE « Fighting climate change : international attitudes toward climate policies » de 2022 indique l’importance de la mise à disposition d’informations pertinentes dans la lutte contre le réchauffement climatique. On y apprend notamment que 57% seulement des Allemands considèrent qu’il est provoqué par les activités humaines, contre 73% des Indiens. Ces différences interpellent. Quel est le pourcentage en Suisse ? Pourquoi notre gouvernement n’a-t-il pas participé à cette enquête ? N’est-il pas problématique que des personnages publics et l’UDC puissent diffuser leur climatoscepticisme sans aucune restriction[9] ? S’agit-il simplement de divergence d’opinion entre eux et la communauté scientifique alors que le climatoscepticisme, en freinant la prise de conscience au sein de la population, enraye l’adoption de mesures aptes à préserver une température supportable pour toute l’espèce humaine ? Tout comme l’appel à la haine, à l’antisémitisme ou au racisme peut provoquer des agressions violentes sur des personnes et est justement sanctionné pour cela, n’est-il pas temps de réfléchir au moyen de rendre aussi la diffusion de propos climatosceptiques condamnables par la loi ?
Alors que le respect des limites planétaires et l’adoption de la sobriété par le plus grand nombre est déterminant pour préserver les générations futures, il est également inquiétant de voir une société consumériste se digitaliser et de jeunes personnes faire l’apologie de la démesure, du gaspillage et de l’excès, influençant des milliers de jeunes qui, on ne peut et ne doit que l’espérer, vont regagner – ou ne pas perdre – le sens du combat politique !
[1] https://www.education21.ch/sites/default/files/uploads/pdf_fr/edd/2014_UNESCO_La-DEDD-en-bref_fr.pdf
[2] http://revuedeshep.ch/pdf/13/08_simonneaux.pdf
[3] Rockström et al. « A Safe Operating Space for Humanity », Nature, 2009.
[4] Steffen W et al. « Planetary boundaries: Guiding human development on a changing planet », Sciencexpress, 2015.
[5] Persson L. et al., Outside the Safe Operating Space of the Planetary Boundary for Novel Entities, Environ.Sci.Technol., 2022
[6] Wang-Erlandsson L. et al., A planetary boundary for green water, Nature Reviews Earth and Environnement, 2022
[7] Ludwig von Bertalanffy avec sa Théorie générale des systèmes en 1968 est considéré comme le père du mouvement systémique.
[8] Jan Christiaan Smuts, Holism and Evolution, 1926.
[9] Je développe ces points dans mon livre : Valentine Python, une climatologue au Parlement ou comment la politique des petits pas ne répond pas à l’urgence écologique.