Carnet de voyages

De retour d’un voyage intense au camp de base de l’Everest, j’ai voulu mettre mon expérience par écrit et je suis tombé sur des récits d’anciens voyages qui m’ont fait vivre des émotions, de la gratitude d’être vivant dans un “pays riche”. J’ai envie de vous les partager aujourd’hui pour peut-être susciter cette même gratitude, cette même joie, ce même rappel à la conscience du précieux de ce grand voyage qu’est la vie.

 


 

L’accueil

Il commence en Suisse : quand Bertrand (le chum montréalais de mon amie Francesca) apprend que je vais partir à Sherbrooke, il me promet ses clefs d’appartement pour mes fins de semaines. On s’était vus deux heures. Le soir avant mon décollage, je reçois un appel de Francesca : «avant que tu partes, Bertrand voudrait te donner ses clefs». Je fais les doubles à Londres. On s’était vus quatre heures.

Arrivé à Montréal, je fais mes téléphones pour trouver un appartement en colocation. Une certaine Dania me répond : «viens-t’en, et si l’ambiance ne te plaît pas, je t’invite à rester quelques jours et faire des téléphones, le temps que tu trouves autre chose». Encore sous l’émotion de ce geste de générosité désintéressé, j’en parle au coloc de Bertrand : «tiens, appelle ma blonde, elle s’en va à Sherbrooke demain matin». On s’était vus une heure.

Les études

L’Université de Sherbrooke est réputée pour sa pédagogie pratique. Pour un européen, c’est très complémentaire et formateur. Pour ma part, les cours de counseling d’orientation et les supervisions ont eu un impact considérable sur mon développement personnel, ce qui n’a fait que renforcer l’effet du voyage, étant loin de ses repères, de ses habitudes, de ses amis, de sa famille. Au voyage extérieur s’est ajouté le voyage intérieur, de Thomas à Tom.

Les mots et tournures de phrases

Les Québécois n’ont pas leur pareil pour créer la langue avec humour. Aqua Bon distribue l’eau oxygénée, Jean-Pierre Gagné est expert comptable, Mireille Lefaulx esthéticienne diplômée, Léonce Plante tient une fraisière et Monsieur Desbiens est courtier en immobilier (tout ça est vrai!). Alors qu’en Europe, putain, bordel, saloperie, ce sont les prostituées qui en prennent un coup, ici c’est la religion, hostie, tabernacle, christ, calice. En plus, la gang – à ne pas confondre avec l’équipe – nous accuse de parler franglais, mais je remarque que les étrangers non anglophones s’adaptent moins vite au parler québécois… nobody’s parfait!

À part de t’ça

Les Québécois sont des gens simples. Ils privilégient les jeans et baskets, et tant pis si le pull n’est pas assorti aux chaussettes; ce qui importe, c’est d’être soi. Et d’avoir la coupe des années 80 évidemment. Moi j’avais appris une montagne de règles d’étiquette et de codes sociaux, par exemple le fait que le tutoiement dénote un manque de respect, ou qu’on doit lever la main pour poser une question en classe. Ici c’est tout le contraire, si on ne comprend pas le cours, on interrompt le prof avec un «tu veux-tu expliquer ce que tu veux dire?» cinglant. Et chez soi, on ne ferme pas à clé.

Et puis on s’échange notre courriel (à ne pas confondre avec l’e-mail), parce qu’il y a davantage d’ordinateurs que de Québécois. En Suisse, on échange nos numéros de téléphone mobile, parce qu’il y en a plus que de Suisses. Prenez sept millions d’habitants, mettez-les dans un territoire minuscule (la Suisse), et ces personnes vont communiquer par téléphone mobile; mettez ces mêmes sept millions d’habitants dans un territoire quarante et une fois plus grand (le Québec), et ces personnes vont rester devant un ordinateur… Mais ne nous trompons pas, le Québécois fait un déplacement routinier de 8 heures pour aller voir sa famille en Gaspésie, et le Suisse un déplacement extraordinaire de 2 heures pour voyager à l’étranger. En été, on se demande pourquoi la chaussée est si grande. En hiver, on se demande où on va mettre la neige. Et la nature! L’automne et ses feux d’artifices de rouge, d’orange et de jaune. L’hiver et le congrès des mouettes sur le lac gelé, les dunes de neige caressées par le vent, le silence du trafic qui roule sur la pellicule de neige sèche, le matin. À l’aube, des nénuphars de glace emportés par le courant de la rivière, enveloppés dans leur nuage de vapeur. La réjouissance du printemps après huit mois d’hiver. Et l’été et son fourmillement de plein air!

Mais on s’en reparle, parce qu’il y a deux voyages : l’aller et le retour. Le dernier chapitre de l’histoire s’écrira donc en Suisse, ou ailleurs encore.

Sherbrooke (Canada), avril 2006

(Publié une première fois dans Liaison, le journal de l’Université de Sherbrooke, 25.05.2006)

 


 

Une mission de 6 mois en Europe de l’Est. La Bulgarie. Plovdiv.

Arrivée dans une colocation avec Denka (à 76 ans elle a dépassé l’espérance de vie moyenne), arrangée au préalable par l’ONG.

Je découvre ma chambre :

– 2 lits plaqués faux-bois munis de ressorts datant de la seconde guerre mondiale (après une nuit, je m’empresse de mettre une planche sous le matelas). Il n’y a pas de couvertures donc je dors dans mon sac de couchage. Ceux qui me connaissent me demanderont pourquoi je ne dors pas parterre. Je répondrai alors qu’enlever la poussière fichée dans la pellicule de crasse demande une dextérité et une patience que je n’ai pas encore acquis – j’ai déjà enlevé la couverture façon 60’s orange presque fluo en faux poils qui elle-même colle aux doigts;

– une armoire plaquée faux-bois, ayant conservé en elle toute la mémoire olfactive de la période communiste et des occupants depuis cette époque;

– un tabouret;

– un tapis rond à motifs camouflage de saleté – qui jure avec les motifs de fleurs au sol, autant par les couleurs que par le style;

– un rideau qui se déroule de haut en bas à l’aide d’une ficelle. Les 3 premières tentatives pour l’utiliser aboutirent à ce que je casse la ficelle et que je noue les bouts qui tombaient en poussière;

– un porte-manteau;

– un tout petit espace pour se déplacer tout en restant debout.

Vue sur les gros immeubles gris soviétiques, délabrés, uniformes, que seul le linge étendu colore. Quelques arbres pâlots égayés par des sacs plastiques roses, bleus et blancs, à discrétion. Des chiens abandonnés. Parfois une calèche portant un bidon de quelque chose. Des sacs plastiques dansent au rythme des courants d’air.

Je m’enquiers de visiter la petite cuisine.

On aperçoit 2 tabourets autour d’une petite table, un frigo assez rouillé qui semble se trouver au milieu de la cuisine (on voit son derrière quand on est assis), des armoires murales plaquées faux-bois, couvertes d’une crasse collante. Des autocollants faits à partir de photos des deux filles de Denka fichées dessus, les portes des armoires tombent en s’ouvrant et s’effritent légèrement au contact, là seulement où elles ne collent pas. On peut y trouver des sachets de thés dont les emballages cyriliques me sont alors incompréhensibles, une casserole tordue avec un couvercle encore plus tordu, un verre, 2 tasses de thé, 3 fourchettes et 3 couteaux, un pot de sel et un pot de sucre blanc. La cuisinière, munie originellement de 2 plaques, n’en garde plus qu’une qui s’effrite et laisse une traînée de poussière noire suspecte à chaque fois qu’on y pose la casserole. Il faut 30 minutes pour faire bouillir 1 litre d’eau. À décrypter la réaction de Denka, il est inconcevable que je ne mange ni viande ni produits laitiers. « Bess messo » (sans viande), c’est mon mantra lorsque Denka me montre l’une après l’autre les images du supermarché national. Comme réponse, ses yeux écarquillés.

La salle de bain, munie d’eau chaude – à condition de chauffer le boiler 30 minutes avant et qu’il fonctionne – mêle trou pour les toilettes, tuyauterie rouillée qui sort un peu de partout, et douche (et boiler). La douche se résume à un tuyau tenu par une branche accrochée entre le boiler et le tuyau par un fil. Il y a aussi un miroir mais la rouille fait qu’on n’y voit pas clair. Enfin, il y a un savon et 3 bassines en plastique pour faire la lessive et se laver. Je m’habitue à me laver à la bassine avec de l’eau froide.

Côté travail, c’est très stimulant puisque je suis catapulté dans un projet d’assurance qualité dans le cadre de management du counseling de carrière de jeunes personnes désavantagées. Avant de passer à un autre projet de coopération européenne, nous présentons en début de semaine prochaine nos résultats à un congrès en Slovaquie. Une pensée pour Denka qui n’a jamais franchi les frontières de la Bulgarie.

Plovdiv (Bulgarie), mai 2008

 


 

Phoenix, Arizona. Des carres et des rectangles, comme dirait Thierry. Si la route courbe, c’est parce que t’es au bord d’un canyon ou d’une montagne. Sinon t’as trois options: a gauche, a droite, tout droit. Puis la route pour aller a San Diego: la troisieme option. 30 minutes de coton, puis 30 minutes de fraises, puis 10 minutes de desert, puis 30 minutes d’amandiers. Le reste je me souviens plus, je dormais. Je me souviens que les camions brillent fort. Il n’y a plus de voitures en Californie, plus que des camions conduits par d’enormes animaux ressemblant etrangement a des Europeens mais deux fois plus massifs. Et les gens ont des gros sourires aussi. Tout est gros.

A San Diego, la ville la plus au sud-ouest des Etats-Unis, rencontre avec un coyote, un elan, un faucon a queue rouge, un scorpion et des serpents sur les sentiers secs en montagne. A Los Angeles, des perroquets sur les palmiers devant la maison, des colibris et des ecureuils a gogo. On oublie presque qu’on est en Novembre, il fait deja presque trop chaud a 8h. Los Angeles avec la banlieue c’est le double de la population suisse et presque la meme superficie. Eux ils ont Chinatown et nous le Rostigraben. Eux ils ont moins de varietes d’accents que nous, la preuve? Je vous mets au defi d’en trouver un dans ce texte! Les jardins tous differents, artificiellement arroses pour maintenir vivante une pelouse que personne ne foule mais qu’il faut avoir. Pourquoi? Personne ne se souvient mais tout le monde le fait. Parce que sinon c’est le desert. Nous on aime le dessert, pas le desert. Par contre il y a des tresors bien reels et vivants, que je m’empresse de cueillir avec la permission des voisins ou de ma tante: des grapefruits, oranges, avocats (juste la fin de la saison), mandarines, citrons, grenades, fruits de cacti, caroube, poivre et noix de macadam. L’abondance a le gout de fruit. Et puis le matin du 4 novembre, je coche Obama. C’est comme a la loterie mais tout le monde gagne.

Los Angeles (USA), novembre 2008

 


 

Un grand terrain en terre battue, des creux et des bosses irréguliers. Une vache autour de laquelle gravitent des voitures, beaucoup de motos et de scooters, autant de klaxons et presque autant de directions. « Nike » et « Adidas » peint sur un camion-citerne qui crache une fumée noire. Un cycliste avec une cargaison de mandarines. Des piétons, une poule. On pourrait se croire en Inde, nous sommes au Népal. Objectif : le camp de base de l’Everest – EBC pour les intimes.

Un petit avion m’emmène de Katmandou (1400m) à Lukla (2800m), atterrissage sur la courte piste en pente, rencontre avec Ngima Sherpa (prononcer Gni-mah) : comme beaucoup d’habitants de la région mon guide s’appelle du nom de son jour de naissance (dimanche) suivi du nom de sa communauté (les sherpas vivent dans la région de Khumbu, célèbre pour ses 8000m). Il boit et fume quotidiennement, et je découvre rapidement que son système a bien plus de globules rouges que le mien – plus marketing qu’un cowboy au coucher de soleil ?

9 jours pour monter de Lukla à Kalapathar (5550m), dont deux jours d’acclimatation. Fréquenté habituellement par 7 à 800 touristes par jour en haute saison, j’en croise pour ainsi dire aucun. Dépendamment d’où part le regard, c’est à cause ou grâce à la pandémie, et aussi à la saison. En décembre la plupart des habitants de cette région descendent en plaine pour trouver le chaud. Avec leur bois préfabriqué je n’arrive justement pas à savoir s’il fait plus chaud à l’intérieur des lodges ou à l’extérieur. Pour braver les températures (jusqu’à -25° la nuit à Gorakshep), j’ai appris qu’il vaut mieux se lever pour aller aux toilettes – même quand elles sont à l’extérieur de la lodge : casser l’épaisse couche de glace avec les souliers, tremper la canette dans le baril et verser l’eau dans les WC. Réajuster son bonnet, enlever sa veste et l’étaler entre les deux duvets, se glisser dans le sac de couchage. À partir de 4500m cette séquence vécue en boucle m’a empêché de dormir : début d’endormissement, réveil avec un sentiment de panique et une grande inspiration par la bouche, reprise de mon souffle.

Ce matin Ngima et moi partons malgré quelques flocons ; je me sens en pleine forme, même si après m’être baissé pour relacer mon soulier il me faut attendre 15 secondes pour reprendre mon souffle. Quelques heures plus tard nous sommes pris dans un blizzard : accroupis pour éviter d’être emportés par le vent, les mains en croix pour conserver la chaleur corporelle, nous attendons que le vent se calme. Au bout d’un quart d’heure je suis traversé par la peur de mourir : et si nous devions attendre des heures ? Ngima est à 2 mètres mais je ne le vois pas ni ne l’entends. Qui survit à de telles conditions ?

Puis la tempête se calme. La neige à hauteur de cuisse, ne pas marcher trop vite pour ne pas s’essouffler ni trop lentement pour ne pas se refroidir.

Le lendemain, je me sens faible après l’effort de la veille et mes deux nuits blanches, et je le partage avec mon guide. C’est un grand jour : nous devons atteindre le camp de base. Je me réjouis surtout de grimper Kalapathar, la petite colline de 150 mètres en face du glacier de Khumbu, qui offre un large panorama sur le sommet du monde. Ngima me demande si je préfère y aller directement depuis le camp de base – ce qui ferait un raccourci de quelques heures – ou si je préfère y aller depuis Gorakshep le lendemain matin. On ira directement. Ce sera une grosse journée de marche mais je pourrai me reposer – en tout cas c’est ce que je crois – le lendemain matin.

L’Everest montre le bout de son nez. Quatre personnes profitent de ce que nous ouvrons le chemin ainsi que de la présence de Ngima pour montrer la route : un groupe de trois indiens dont le quatrième a du abandonner par manque d’oxygène et Devendra, un guide de montagne indien qui nous accompagne pour les 4h jusqu’à Kalapathar depuis le camp de base. Tous trois en économie d’énergie, nous arpentons en silence la pente à travers la neige parfois haute et nous atteignons le sommet au coucher du soleil ; il n’y a aucun nuage et la vue est à couper le souffle – s’il ne fallait pas encore ça pour qu’il soit coupé ! Je perçois pour la première fois Ngima un peu stressé, et je le comprends : la température ne va pas tarder à chuter ; nous partons après que j’ai pu prendre deux photos avec mon téléphone, les batteries de ma caméra ayant succombé au froid. Après une heure nous sommes à mi-chemin vers Gorakshep, et il faut se rendre à l’évidence : le chemin est barré par la neige. Ngima s’agite pendant un temps en quête d’une autre issue et nous annonce finalement qu’il faut revenir au camp de base pour accéder au village. Devendra sort sa lampe frontale, me prête un de ses bâtons de marche et se met en queue. Ngima est devant, éclaire derrière lui avec son téléphone ; cet homme aux ressources étonnantes marche dans la nuit à travers un chemin que nous avions qualifié de dangereux : un mélange de neige haute et de rochers. Nous sommes au pas de course, la température chute. Le bâton de marche se brise. Je respire par la bouche. Le silence et le rythme. Le rythme de nos pas, celui de nos respirations. Pendant les 4h de marche nos seuls échanges sont de rares « OK ? » « OK ». Nous arrivons à Gorakshep à 22h30 et nous nous prenons dans les bras comme des rescapés, réchauffés par les bouses de yack qui brûlent dans le fourneau du hall. Même si ce sera ma 3ème nuit blanche de suite, je suis heureux d’être vivant.

J20 : De retour en plaine, ma première douche chaude me fait réaliser à quel point je suis béni de vivre dans un pays riche matériellement où la satisfaction des besoins fondamentaux donne la possibilité d’accomplir des rêves de plus d’envergure.

Katmandou (Népal), janvier 2022

 

 

 

Crédit photo: Thomas Noyer

Thomas Noyer

Thomas Noyer travaille comme psychologue-psychothérapeute (adultes et couples) et superviseur au Cabinet Sens à Neuchâtel. Il anime des groupes sur le masculin et les troubles alimentaires. Il écrit dans un blog personnel et contribue aussi à un blog collectif, où il s'exprime surtout sur la psychothérapie humaniste. Il est aussi l'auteur de "Dans la peau du psy" (2023).

3 réponses à “Carnet de voyages

  1. Eh bien… Vous qui voyagez dans les méandres de l’inconscient sans perdre pied, vous savez en plus vous accrocher aux vrais rochers gelés pour ne pas tomber dans le gouffre (comment avez-vous acquis cette double force ?)

      1. Si vous aspiriez à une performance intellectuelle (comme aux jeux d’Echecs), ou une performance physique personnelle (sport, compétition), je vous ferais un compliment (j’ai plutôt l’habitude du contraire vous devez l’avoir vu). Je pense seulement que vous ne manquez pas la vie, que souhaiter de mieux, et au cabinet comme à la montagne il y a une corde pour se retenir ou aider les autres. Après cette image qui donne de l’optimisme, soyons sincères aussi pour ne pas appeler le bien-être en fermant les yeux, il y a des personnes qui à un instant de leur vie ont trouvé une corde aussi, seules à la maison pour se pendre. C’est de la vie que je parle, pas en riant, ni en pleurant, ni pour féliciter ou déplorer, et J’espère que cela n’est pas mal accueilli. C’était pour marquer ce qui est possible en présences et en absences, mais nous ne sommes pas obligés d’y penser à chaque instant…

        Bonne soirée

Les commentaires sont clos.