La prochaine crise de la zone euro lui sera fatale

À la fin du mois d’octobre, Mario Draghi laissera la présidence de la Banque centrale européenne (BCE) à Christine Lagarde, qui vient de quitter ses fonctions de directrice du Fonds monétaire international (FMI) à Washington pour rentrer en Europe.

Ce changement de présidence à la BCE, qui intervient à une période problématique pour l’ensemble de l’Union européenne (pas seulement pour la zone euro), ne laisse rien présager de bon à long terme pour cette Union (et dès lors pour l’économie suisse). Si Mario Draghi a été celui qui a sauvé la zone euro de sa propre autodestruction, lorsqu’il affirma (en juillet 2012) que la BCE aurait fait «tout ce qu’il faut pour préserver l’euro», afin que le secteur bancaire de la zone euro n’implose pas suite à sa propre crise systémique, il est vraisemblable que Christine Lagarde aura une approche de politique monétaire plus dogmatique et conservatrice.

En effet, même s’il est erroné de considérer que Draghi est un économiste keynésien, vu qu’il n’a rien de tel en tant que banquier central ignorant l’impact de ses propres choix sur le niveau d’emploi ainsi que sur la répartition du revenu et de la richesse à travers la zone euro, il a au moins essayé de sauver le «grand malade» de l’économie mondiale, à savoir la zone euro – qui est loin de représenter une «zone monétaire optimale» comme l’avait théorisée Robert Mundell au début des années 1960, où les personnes au chômage dans une partie de cette zone se déplacent et trouvent du travail dans une autre région de celle-ci. Les interventions non-conventionnelles de la BCE de Draghi, en effet, ont permis à la zone euro de survivre, injectant des volumes exorbitants de liquidités dans le circuit financier à des taux d’intérêt proches de zéro, sans jamais induire les États-membres de la zone euro à en tirer profit par des mesures de relance keynésienne – à savoir, à travers une forte augmentation des dépenses publiques dont l’ensemble de la zone euro a grandement besoin et qui pourrait être mise en œuvre «à coût zéro» en ce qui concerne les intérêts à payer sur la nouvelle dette publique de plusieurs nations – parmi lesquelles l’Allemagne figure en tête du peloton car le rendement de ses obligations publiques est désormais négatif (à l’instar des obligations de la Confédération suisse).

Christine Lagarde – qui n’est pas économiste, vu qu’elle a étudié le droit pour devenir avocate, avant d’arriver au FMI – a déjà montré d’être un «faucon» en politique économique depuis qu’elle dirige le FMI. Par son adhésion absolue au «consensus de Washington», en effet, Lagarde a fait table rase de toute empreinte keynésienne qui encore pouvait exister au sein du FMI, pour imposer de manière autoritaire des mesures d’austérité aux pays – parmi lesquels on se souviendra de la Grèce au début de cette décennie – se trouvant dans une situation de crise économique aiguë et dramatique.

Le premier novembre, lorsque Draghi laissera sa place à Lagarde, c’est la fête de la Toussaint. Le jour suivant, par contre, ce sera la fête des morts et cela ne laisse augurer rien de bon pour la zone euro…

Les conséquences économiques du “souverainisme”

Il y a 100 ans – quelques mois après la signature du Traité de Versailles, par lequel les pays ayant gagné la Première guerre mondiale imposaient à l’Allemagne le paiement d’une somme exorbitante en tant que réparation des dommages provoqués par cette guerre – John Maynard Keynes publia un ouvrage intitulé Les conséquences économiques de la paix, dans lequel il prédisait que les réparations économiques imposées à l’Allemagne auraient contribué à déclencher une Deuxième guerre mondiale – comme cela s’avéra vingt années après.

La relance industrielle mise en œuvre en Allemagne pour payer ces réparations (qui, en très grande partie, ne furent jamais payées) a permis à ce pays de mettre sur pied une industrie de guerre – comme Keynes l’avait prédit en 1919 – sans résoudre les problèmes d’ordre socio-économique de cette époque-là et créant ainsi les conditions pour le déclenchement de la Deuxième guerre mondiale. Comme écrivait Keynes en critiquant le Traité de Versailles, « les problèmes les plus graves [à résoudre] n’étaient pas d’ordre politique ou liés au territoire, mais d’ordre financier et économique ». Cela signifie qu’en réalité « les dangers de l’avenir ne résident pas dans les frontières et la souveraineté, mais dans la nourriture, le charbon et les transports ».

La clairvoyance de Keynes est encore actuelle de nos jours, pour le monde entier et surtout pour les pays de l’Union européenne, en crise profonde depuis dix ans. On ne peut pas résoudre les problèmes engendrés par cette crise en adoptant une vision « souverainiste », comme l’ont fait bien des politicien.ne.s dans les pays occidentaux. De surcroît, il n’est pas possible de relancer l’économie européenne par des politiques d’austérité et l’exigence de rembourser la totalité des dettes extérieures des pays se trouvant en énorme difficulté depuis longtemps – comme la Grèce durant ces dix dernières années.

Pour relancer et soutenir l’économie européenne, qui se trouve dans une crise profonde aussi sur le plan institutionnel, la solution ne peut pas être trouvée dans les frontières et la souveraineté, mais il faut promouvoir le développement économique et l’inclusion sociale des personnes n’ayant ni un travail ni un revenu nécessaire pour mener une existence digne.

Dans le sillage de la pensée de J.M. Keynes, le secteur public (à tous les niveaux de gouvernement) doit mettre en place une politique économique qui réponde correctement aux problèmes les plus graves de la société contemporaine, notamment la pauvreté et la précarité dans laquelle se trouve la majorité de la population tant au niveau national qu’au plan mondial.

Si les politicien.ne.s qui sont au pouvoir en Europe et dans le reste du monde souhaitent éviter l’éclatement d’une Troisième guerre mondiale, il faut abandonner le néo-libéralisme qui dicte les choix publics et privés dans le monde occidental (et au-delà), au vu du fait que la doctrine néo-libérale a amené à la crise systémique globale éclatée en 2008 et, depuis, n’a pas été en mesure de s’en sortir de manière soutenable pour la population et pour notre planète tout à la fois.

Les banques centrales contribuent à l’instabilité financière

Onze années après la mise en faillite de Lehman Brothers (le 15 septembre 2008), la pensée dominante sur le plan académique continue à prétendre que la crise éclatée à cette époque-là n’a été qu’une conséquence malheureuse d’une série d’erreurs que bien des institutions financières ont faites, alors que l’on pouvait déjà savoir que les crédits «subprime» étaient problématiques pour l’ensemble du système financier.

Avec l’accord tacite des banques centrales – qui jusqu’au 15 septembre 2008 avaient fermé les yeux sur ce qui était en train de se passer dans la finance de marché, se contentant d’observer la stabilité des prix à la consommation (erronément assimilée à l’absence d’inflation) –, les institutions financières (surtout les banques «too big to fail») ont profité de plus en plus, durant quelque trente années, de la possibilité de jouer au «grand casino» de la finance globalisée, spéculant de manière déconsidérée sur une série d’instruments financiers toujours plus opaques, complexes et risqués.

Au-delà des autorités de surveillance des marchés financiers dont les yeux étaient aussi fermés par la croyance aveugle dans l’autorégulation des marchés, les banques centrales ont contribué à faire enfler des bulles du crédit au niveau global, prétendant que la politique monétaire ne doit pas avoir l’objectif d’assurer la stabilité financière (en plus de l’objectif d’assurer la stabilité des prix à la consommation).

Durant ces onze années, les banques centrales ont péjoré la situation, avec des interventions ultra-expansives qui ont eu pour effet principal (voire unique) l’augmentation de la richesse financière au sommet de la pyramide sociale. La presque totalité de la «liquidité» que les autorités monétaires ont émise dans le système bancaire a en effet ruisselé sur les marchés financiers, faisant augmenter de manière démesurée les prix des actifs financiers – sans aucun fondement dans l’économie «réelle».

La politique monétaire est trop importante pour être laissée aux mains des banquiers centraux. Or, la confier aux politicien.ne.s n’est pas une solution. Il faut mettre en œuvre une réforme monétaire-structurelle qui rétablisse l’ordre sur le plan macroéconomique.

La prochaine crise financière pourrait naître de Facebook

Facebook n’est plus seulement une plate-forme de partage de matériel audio-visuel et de messages de toute sorte pour ses 2,6 milliards d’utilisateurs à travers le monde entier. À partir de l’année prochaine, les paiements des agents économiques pourront être effectués en libra, une cryptomonnaie globale que l’association Libra (établie à Genève) gérera sans devoir faire appel à un compte bancaire pour payer ou recevoir une quelconque somme d’argent d’un bout à l’autre du monde.

L’entrée de Facebook sur le marché des systèmes de paiement ne surprend aucunement, au vu des milliers de cryptomonnaies existant actuellement dont la plus fameuse est le bitcoin. Or, contrairement au bitcoin (qui ne dispose d’aucune garantie financière sous-jacente), libra est censée avoir une couverture financière dans la mesure où elle sera établie à partir d’un panier de monnaies nationales et d’obligations gouvernementales émises par des pays considérés comme étant «fiables» par celles et ceux qui devront gérer «l’émission» de libra.

Si ce panier d’actifs financiers peut être suffisant pour réduire la volatilité des taux de change de libra (évitant ainsi les énormes fluctuations de change observées pour le bitcoin), cela ne suffira pas lors d’une ruée bancaire pour convertir les libra en monnaies nationales et rentrer de cette manière dans le système des paiements au sommet duquel l’on trouve une banque centrale.

L’association Libra (qui exige le versement de 10 millions de dollars pour en faire partie) ou n’importe quel autre acteur dans l’économie privée ne pourra jamais avoir la liquidité nécessaire pour satisfaire la demande de conversion en monnaies nationales de toutes les libra dont les sujets économiques voudront se débarasser en cas de craintes (fondées ou infondées) sur l’acceptabilité de cette cryptomonnaie globale.

Dans ce cas, les banques centrales sollicitées à intervenir pour éviter une crise financière systémique seront encore plus impuissantes qu’elles l’ont été ces dernières années, suite à l’éclatement de la crise financière globale en 2008. Étant donné que la création de libra aura lieu au-delà du système bancaire, le mécanisme de transmission des choix de politique monétaire atteindra très difficilement l’association Libra – entendez l’épicentre de la crise d’illiquidité qui se répandrait très rapidement dans l’ensemble de l’économie globale.

Les politiques d’«assouplissement monétaire» que les principales banques centrales ont mises en œuvre durant cette décennie (avec des résultats très modestes) ne pourront rien faire pour pallier les problèmes engendrés d’une crise de la libra. Il en ira de même pour les taux d’intérêt négatifs que quelques banques centrales ont introduits avec le vain espoir de relancer l’activité économique. Ces instruments «non-conventionnels» de la politique monétaire seront absolument inutiles pour limiter les dommages d’ordre macroéconomique provoqués par une crise d’illiquidité de la libra.

Les banques ont certainement été à l’origine de la crise financière globale éclatée il y a onze années, mais pour éviter la prochaine crise systémique il n’est pas possible de s’en passer…

Réduire l’âge minimum de la retraite est utile et possible

Le peuple suisse devra bientôt voter sur le relèvement à 65 ans de l’âge de la retraite pour les femmes, sous prétexte que sinon il ne sera pas possible de résoudre le problème du financement de l’AVS. Continuant sur cette trajectoire, par la suite il faudra augmenter l’âge de la retraite pour les hommes, étant donné l’augmentation de l’espérance de vie de la population résidente en Suisse, grâce aux progrès dans le domaine des « sciences de la vie ».

Sans nier ces progrès – induits par la maximisation du profit des principaux acteurs dans ce domaine –, il faut en réalité réduire l’âge minimum de la retraite des travailleuses et des travailleurs dépendants, considérant la question d’un point de vue macroéconomique.

Si l’on considère le fonctionnement de l’économie dans son ensemble, il est possible de comprendre que le progrès technique permettrait à la population active de travailler moins longtemps – tant durant une journée de travail que durant toute sa vie professionnelle. L’augmentation de la productivité induite par le progrès technique permet en effet à toute personne active de produire davantage. Selon la théorie économique dominante, cela devrait aller de pair avec une augmentation des salaires proportionnelle à l’augmentation de la productivité du travail. En fait, la plupart de la force de travail ne bénéficie aucunement d’une augmentation salariale, vu que ce sont les entreprises qui bénéficient du progrès technique par une augmentation de la part des profits dans le revenu national.

La réforme du financement de l’AVS doit dès lors s’appuyer davantage sur les profits et surtout sur les bénéfices que les entreprises n’investissent pas de manière productive, car ils sont placés sur les marchés financiers à partir desquels rien ne « ruisselle » dans l’économie « réelle ». Les entreprises qui décident de profiter de la quatrième révolution industrielle, remplaçant une partie croissante de la force de travail par l’intelligence artificielle, ne pourront ainsi pas se soustraire au financement de l’AVS. Ce financement sera aussi nourri par les cotisations sociales des jeunes qui trouveront une place de travail grâce à la diminution de l’âge minimum de la retraite en Suisse. Le premier pilier des assurances sociales sera ainsi plus solide et résilient à la digitalisation des activités économiques.

Les limites de la croissance économique sont désormais évidentes

La croissance économique, mesurée par rapport à l’évolution du Produit intérieur brut (Pib), est devenue une obsession pour la plupart des économistes, des institutions financières et des politiciens. Dans le régime économique actuel, basé sur les acteurs financiers et les marchés financiers, la croissance économique est nécessaire pour permettre à ces acteurs de gagner des rendements financiers croissants dans une optique de court terme. Selon cette vision du système économique, l’extraction de ressources naturelles non-renouvelables est efficiente lorsque les profits gagnés par l’utilisation de ces ressources sont entièrement investis dans la production de machines et d’équipements pouvant remplacer ces ressources. De cette manière, l’on prétend assurer aux générations futures la possibilité de satisfaire leurs propres besoins sans aucune contrainte matérielle, permettant ainsi au Pib de continuer à croître sans aucune limite et confondant la croissance économique avec le développement (durable) des activités dans l’ensemble de l’économie.

En réalité, il y a une vision alternative du développement durable sur le plan économique. Celle-ci est basée sur une conception systémique de l’économie, selon laquelle le capital naturel (entendez l’environnement) n’est pas simplement un «input» pour la production de biens et services. Ce capital joue un rôle essentiel pour l’ensemble de la société. Dans cette optique, croissance et développement ne sont pas synonymes au niveau économique: la première concerne la quantité de biens et services produits (et mesurés par le Pib), tandis que le second porte sur la qualité de vie sur le plan économique, considérant donc aussi la société et l’environnement dans leur ensemble (au sein duquel s’insèrent toutes les activités économiques).

Il faut dès lors considérer l’impact de ces activités et des choix publics sur toute sorte de capital utilisé dans le système économique, à savoir le capital naturel, le capital humain et le capital social, au-delà du capital fixe (formé par les machines et les équipements des entreprises). Il faut ainsi reconnaître que le capital naturel joue un rôle incontournable et irremplaçable dans l’économie et la société, a fortiori en ce qui concerne le capital naturel qui a déjà été détruit ou endommagé de manière irréparable par le système économique. L’ensemble des sujets économiques doit être conscient qu’il existe des relations (tantôt positives, tantôt négatives) entre les différents types de capital, évitant de compter sur la «loi» du libre marché pour protéger les ressources naturelles disponibles sur notre planète.

Reconnaître les limites naturelles de la croissance économique amènera l’ensemble des parties prenantes à éviter de continuer à croire que «empoisonner sa femme est un péché mortel, alors qu’empoisonner des milliers de personnes en vendant des aliments ou des médicaments empoisonnés est une banale erreur stratégique des entreprises concernées» (Clarence E. Ayres, Toward a Reasonable Society: The Values of Industrial Civilization, Austin University of Texas Press, Austin, 1961, p. 265, nous traduisons).

Finances publiques et digitalisation

Les réformes fiscales en général favorisent les agents économiques qui déjà profitent de leur situation pour se soustraire au financement des dépenses publiques, par des pratiques d’« optimisation fiscale » fort complexes et variées. Lorsque l’activité économique piétine, l’on continue à croire que la réduction de la charge fiscale qui pèse sur les riches contribuables les amènera à dépenser davantage, soutenant l’ensemble du système économique par le fameux « effet de ruissellement » qui, en fait, est une vue de l’esprit néo-libéral.

À l’époque de la digitalisation des activités économiques, les entreprises n’investissent pas pour augmenter le niveau d’emploi même si elles gagnent davantage de bénéfices nets (après le paiement des impôts), parce qu’elles préfèrent remplacer des travailleurs par l’intelligence artificielle (robots et autres machines intelligentes), vu que cela leur permet de réduire les coûts de production ainsi que les cotisations sociales. Si les entreprises ne réussissent pas à écouler toute la production, elles cherchent à obtenir des rendements sur les marchés financiers, y plaçant leurs profits en attente d’une relance des activités économiques.

De cette manière, le financement des dépenses publiques devient problématique dans la mesure où ni les entreprises ni les personnes physiques les plus nanties contribuent, comme elles devraient le faire, aux investissements publics, qui dès lors sont limités au détriment de l’ensemble des parties prenantes où se trouvent tant les entreprises que les personnes aisées, même si les plus gros perdants de cette situation sont les individus formant la classe moyenne.

Si la politique était vraiment intéressée au bien commun, elle devrait déplacer la charge fiscale sur les bénéfices que les entreprises placent sur les marchés financiers, à partir desquels rien ne « ruisselle » dans l’économie réelle. Il serait alors possible de financer aussi les assurances sociales, notamment les rentes pour les retraité.e.s et les prestations de l’assurance-chômage, de manière à trouver une solution valide à long terme des deux problèmes socio-économiques les plus importants de nos jours, à savoir, le vieillissement démographique et le chômage involontaire.

Or, ces solutions ne vont pas être mises en œuvre avant 2030, étant donné que les partisans du « moins d’État et plus de marché » vont continuer à dicter les choix publics, confirmant l’observation de Karl Polanyi que le néo-libéralisme n’a pas réduit la présence de l’État dans le système économique mais en a grandement transformé le rôle, qui désormais soutient les élites économiques et financières au détriment de l’intérêt général. Le secteur public a ainsi été « capturé » par des intérêts privés qu’il est désormais facile d’identifier, mais qui restent très difficiles à déraciner avant l’éclatement de la prochaine crise…

Surchauffe immobilière et taux d’intérêt négatif

Ce mois-ci, le Fonds monétaire international a fait remarquer à la Suisse que les risques sur le marché hypothécaire helvétique représentent un problème d’ordre macroéconomique. Cet avertissement, tout de suite relancé par la FINMA (l’autorité fédérale de surveillance des marchés financiers), jusqu’à présent n’a pas amené le Conseil fédéral à intervenir afin d’éviter l’implosion du marché immobilier, suite au prochain écroulement des prix sur ce marché. Le gouvernement suisse croit aveuglement que le marché peut s’autoréguler, laissant aux banques le soin de s’autoréglementer pour l’octroi des crédits hypothécaires pour les immeubles de rendement.

La position du Conseil fédéral n’est pas surprenante, vu l’orientation néo-libérale de celui-ci. Ce qui préoccupe davantage à cet égard, c’est la politique des taux d’intérêt négatifs mise en œuvre par la Banque nationale suisse (BNS), qui s’avère aussi bien inefficiente pour affaiblir le taux de change du franc suisse que dangereuse pour la stabilité financière de l’économie nationale dans son ensemble. La BNS continue à ignorer dangereusement que parmi ses propres tâches, inscrites à l’article 5 de la Loi fédérale sur la Banque nationale, on trouve l’obligation de contribuer à la stabilité du système financier suisse. Cela signifie que la BNS devrait éviter d’augmenter la fragilité financière des banques par sa propre politique monétaire. Les taux d’intérêt négatifs sont en réalité une incitation pour les banques à augmenter le volume des crédits hypothécaires, étant donné que sur ce marché il est possible de gagner des rendements permettant de compenser les intérêts négatifs sur les dépôts que les banques ont auprès de la BNS. Or, lorsque le marché immobilier va changer sa trajectoire, la chute des prix sur ce marché, induite par une offre excédentaire d’immeubles résidentiels, amènera les banques à exiger le remboursement d’une partie importante des hypothèques qu’elles ont octroyées, créant les conditions pour l’éclatement d’une crise immobilière qui pourrait mettre en danger la stabilité financière de toute l’économie nationale. Les débiteurs et les créanciers sur le marché hypothécaire seront alors frappés par cette crise, comme cela fut le cas à la fin des années 1980. À cette époque, l’économie suisse fut secouée par une crise telle qu’il lui a fallu une décennie entière pour s’en sortir, grâce aussi à la signature du premier paquet d’accords bilatéraux avec l’Union européenne.

Or, vu la situation très tendue et problématique sur le plan européen, il est impensable et illusoire de croire que l’économie suisse puisse retrouver un nouvel élan lors d’une nouvelle crise immobilière, a fortiori parce que la BNS ne veut ni ne peut contribuer à la relance économique, étant donné qu’elle est liée aux portefeuilles des banques – qu’elle ne peut pas laisser partir en faillite.

La BNS devrait donc changer de stratégie, abandonnant les taux d’intérêt négatifs, qui représentent un facteur majeur de la prochaine crise financière.

Réformes fiscales et financement des dépenses publiques

En Suisse les réformes fiscales, au niveau fédéral comme sur le plan cantonal, visent constamment à réduire les barèmes d’impôt sur les bénéfices des entreprises, avec le prétexte d’éviter la fuite de celles-ci vers d’autres juridictions fiscales. Il en va de même pour les personnes physiques dont les revenus et les patrimoines très élevés pourraient être déplacés ailleurs si leur fiscalité n’est pas allégée en Suisse.

Cette vision idéologique est très partielle et réductive car elle focalise l’attention sur une seule variable (le barème d’impôt), ignorant tout le reste qui, néanmoins, est pertinent pour le choix du domicile fiscal des personnes physiques et des personnes morales.

Pour la plupart des entreprises, en fait, au-delà de la charge fiscale (pour l’entreprise et ses dirigeants), ce qui compte, c’est la qualité des services publics de toute sorte (y compris la bureaucratie), la stabilité économique et financière, la disponibilité de terrains à bâtir et de personnel qualifié, l’accessibilité aux infrastructures de communication et la qualité des soins médicaux. Beaucoup de ces variables ont un lien direct ou indirect avec les dépenses publiques, que les impôts doivent contribuer à financer pour éviter que l’État s’endette trop.

Contrairement à la vision dominante, d’inspiration néo-libérale, la réduction de la charge fiscale des entreprises n’engendre en réalité aucun dynamisme au sein du système économique, si la demande sur le marché des produits est insuffisante pour induire les entreprises à investir davantage dans l’économie réelle. Cela vaut aussi pour les dépenses de recherche et développement, sur lesquelles la politique veut agir permettant aux entreprises de déduire le 150 pour cent de ces dépenses dans leurs déclarations fiscales.

Or, aucune autorité fiscale n’imaginerait jamais de permettre aux propriétaires immobiliers de déduire dans leurs déclarations fiscales le 150 pour cent de leurs dépenses pour l’entretien de leurs immeubles. Cela serait une énorme inégalité de traitement par rapport aux autres contribuables, au-delà du fait que cette déduction serait absolument injustifiable.

Si l’on veut mettre en œuvre une réforme fiscale, il faut donc commencer par comprendre quels sont les contribuables dont la dépense soutient l’économie locale, pour ensuite imaginer quelles incitations faut-il introduire dans la législation afin de relancer cette économie assurant en même temps l’équilibre des finances publiques.

Les statistiques du chômage sont un leurre redoutable

Les bons économistes savent qu’avec les données statistiques il est possible d’avaliser tout et son contraire, selon l’idée (ou l’idéologie) que l’on veut défendre par rapport à n’import quel problème d’ordre économique. L’exemple le plus éclatant est celui des statistiques du chômage. Il existe deux séries temporelles en ce qui concerne le nombre de chômeurs en Suisse. D’un côté, le Secrétariat d’État à l’économie (Seco) considère le nombre de personnes au chômage qui sont inscrites auprès d’un office régional de placement afin de trouver une place de travail. Toutes les autres personnes qui cherchent du travail sont par conséquent ignorées par le Seco, même si ces personnes sont employables à très court terme. De l’autre côté, les statistiques du chômage publiées par l’Organisation internationale du travail (Oit) donnent une vision plus précise de ce phénomène, parce qu’elles considèrent toutes les personnes employables qui cherchent du travail.

Il n’est dès lors pas étonnant que le taux de chômage en Suisse calculé par le Seco soit toujours plus faible que celui calculé selon les données de l’Oit. Par exemple, en 2018, selon le Seco ce taux était de 2,8 pour cent, tandis que les données de l’Oit indiquent un taux de chômage de 4,9 pour cent. Au-delà de l’écart considérable entre ces données pour 2018, il est frappant de remarquer que, selon le Seco, le taux de chômage est diminué en Suisse ces trois dernières années, alors que les statistiques de l’Oit affichent une certaine stabilité de ce taux durant la même période.

Ce qui frappe encore plus est le fait que le Fonds monétaire international (Fmi) considère les données du Seco en ce qui concerne le taux de chômage en Suisse, alors qu’il considère les données de l’Oit pour le reste du monde. Cela est redoutable, vu l’influence du Fmi sur les choix de politique économique de ses pays membres (dont la Suisse).

À l’époque des «fake news», la population suisse pourrait mieux se porter si le Seco adoptait le critère de l’Oit pour mesurer le taux de chômage dans l’économie nationale. Sinon, les autorités politiques de ce pays vont continuer à croire que le chômage n’est pas un problème en Suisse.