La fable de l’hélicoptère monétaire

L’image (ou le spectre) de l’«hélicoptère monétaire» inventé par le chef de file de l’école monétariste (Friedman, 1969, p. 4) hante les esprits et semble désormais être la seule possibilité pour sortir la zone euro de la crise qui se répercute aussi sur le taux de change du franc suisse avec les conséquences négatives que l’on observe depuis bien des années, notamment en ce qui concerne le tourisme et les exportations suisses.

Milton Friedman, en effet, avait fait appel à un hélicoptère censé lancer des billets de banque sur la population d’une économie nationale, pour expliquer qu’en fin de compte cette politique monétaire expansionniste, à travers l’augmentation de la quantité de monnaie en circulation, peut uniquement induire une augmentation des prix à la consommation, car (sous l’hypothèse du plein-emploi) les entreprises ne peuvent produire davantage. Dans une situation déflationniste, alors, il semblerait qu’un tel hélicoptère puisse renverser la tendance de l’évolution des prix à la consommation, permettant aux banques centrales concernées d’avoir bien des chances d’atteindre leurs objectifs d’inflation (proche mais en deçà de 2 pour cent par année en ce qui concerne la zone euro).

L’idée friedmanienne n’est pas simplement saugrenue, à une époque où le taux de chômage (involontaire) dans bien des pays européens a dépassé celui atteint au sommet de la Grande dépression des années 1930. Elle est aussi essentiellement erronée pour plusieurs raisons de nature conceptuelle et factuelle tout à la fois.

Tout d’abord, l’émission de monnaie n’est pas une création spontanée d’un pouvoir d’achat car celui-ci est toujours et partout le résultat d’une production – que la monnaie ne fait que mesurer (numériquement) en termes économiques par une écriture à partie double dans le système bancaire. Il ne faut dès lors pas confondre le moyen de paiement avec l’objet de ce paiement: celui-ci est toujours le résultat d’une production, alors que celui-là est créé pour être aussitôt détruit lorsque le paiement a eu lieu – la monnaie émise laissant la place à un dépôt bancaire, qui, lui, a un pouvoir d’achat dans la mesure de la production qui lui est en fait associée.

Ensuite, contrairement à la vision monétariste, la monnaie émise par la banque centrale n’est pas soumise à un processus de multiplication au fur et à mesure qu’elle est déposée dans une banque, qui s’en prévaut pour octroyer des crédits sachant que seule une partie des sommes y déposées sera retirée pour être dépensée par ses titulaires. En réalité, les banques octroient des crédits indépendamment des dépôts que les clients leurs confient et vont chercher les réserves de monnaie centrale après avoir décidé le montant des crédits octroyés. Cela explique aussi qu’une banque centrale ne peut jamais refuser de donner aux banques les sommes de monnaie centrale que celles-ci lui demandent car un tel refus entraînerait une crise bancaire systémique.

On l’aura compris, la monnaie ne tombe pas du ciel mais est émise par toute banque lorsqu’un paiement a lieu. De là, il ne peut y avoir aucune émission monétaire s’il n’existe pas de transactions à régler. Il faut dès lors que la politique budgétaire des États membres de la zone euro – à commencer par l’Allemagne – devienne expansive, induisant ainsi une augmentation de la demande de crédit bancaire par les entreprises qui vendent davantage de produits grâce à la relance budgétaire. Cela est la condition sine qua non pour demander à Mario Draghi de faire appel à son hélicoptère, rangeant son propre bazooka dans la boîte à outils – qu’il faut fermer à double tour afin d’en éviter une utilisation qui ne peut que s’avérer dangereuse pour la stabilité financière de l’Euroland.

Référence

Friedman, M. (1969), The Optimum Quantity of Money and Other Essays, Chicago: Aldine Publishing.

Sergio Rossi

Sergio Rossi est professeur ordinaire à l’Université de Fribourg, où il dirige la Chaire de macroéconomie et d’économie monétaire, et Senior Research Associate à l’International Economic Policy Institute de la Laurentian University au Canada.