Mystifications monétaires

La célébration de ce jour, fête des morts, se prête à la réflexion. Tous les économistes de bonne volonté devraient alors réfléchir, en fait pas seulement aujourd’hui, à la nature de la monnaie, compte tenu du rôle central de l’argent dans la société contemporaine.

À cet égard, il existe néanmoins bien des mystifications, que les textes sacrés de l’orthodoxie économique continuent d’inculquer à l’ensemble de la population mondiale, soumise à un endoctrinement qui en réalité s’apparente à un véritable lavage de cerveau, surtout dans les écoles doctorales les plus prisées en «sciences économiques».

La «révolution monétariste» orchestrée dans les années 1970 et 1980 par Milton Friedman et ses disciples a porté au pouvoir une génération d’économistes qui considèrent l’émission monétaire comme étant une prérogative des banques centrales – à l’instar du monopole qui existe, dans la presque totalité des cas, pour l’émission des billets de banque. De là, il serait donc tout à fait normal et raisonnable que les banques, de toute sorte, ne soient pas soumises à des règles essentiellement différentes de celles qui s’appliquent aux autres institutions au sein du secteur financier (comme les assurances ou les caisses de pension).

Au fond, selon la très grande majorité des économistes, les banques sont simplement des intermédiaires entre les épargnants et celles et ceux qui veulent dépenser davantage que ce qu’elles (ils) ont gagné. Selon cette vision, qui est tributaire d’une conception archaïque de la monnaie (étant donné qu’elle assimile le support matériel à l’essence de la monnaie), seul le pouvoir souverain (ou surnaturel) de la banque centrale est capable de créer quelque chose à partir de rien. Il reste, il est vrai, quelques banquiers «de haut vol» comme le directeur général de Goldman Sachs, qui affirment faire «le travail de Dieu» car ils ont la faculté de créer des sommes de monnaie à partir de rien. Toutefois, le sens commun, qui prévaut aussi parmi les gouverneurs des banques centrales contemporaines, veut que seuls ces derniers exercent une fonction si sacrée et délicate pour le sort de l’humanité.

Dans ce contexte parsemé d’ignorance et de mystifications (dont les banques profitent, car cela leur permet de continuer d’abuser de leur levier monétaire), il sera intéressant de suivre le débat qui devra être mené prochainement en Suisse suite à l’aboutissement de l’initiative «monnaie pleine». Celle-ci veut empêcher que les banques continuent d’abuser de leur capacité d’émettre de la monnaie par le biais du crédit qu’elles peuvent octroyer à toute sorte d’agent économique, parce que cet abus est la cause essentielle des crises financières «systémiques» (comme celle qui a éclaté, au plan global, après la mise en faillite de la banque d’affaires Lehman Brothers aux États-Unis).

Si ce débat permettait vraiment à l’ensemble des parties prenantes de comprendre la nature purement numérique de la monnaie, on pourrait alors élaborer les réformes monétaires dont le système financier (tant national qu’international) a urgemment besoin pour éviter de nouvelles crises d’ordre macroéconomique. Il faut craindre, toutefois, que cela ne soit pas le cas, parce que, comme l’écrivit John Maynard Keynes dans sa Théorie générale, «les esprits pratiques, qui se croient totalement à l’abri de toute influence intellectuelle, sont généralement les esclaves de quelque économiste défunt».

Si cette citation tombe à point nommé pour la journée des morts, c’est aussi parce que, en général, «une vérité nouvelle, en science, n’arrive jamais à triompher en convainquant les adversaires et en les amenant à voir la lumière, mais plutôt parce que finalement ces adversaires meurent et qu’une nouvelle génération grandit à qui cette vérité est familière» (Max Planck, Autobiographie scientifique, 1960, pp. 84–85).

Sergio Rossi

Sergio Rossi est professeur ordinaire à l’Université de Fribourg, où il dirige la Chaire de macroéconomie et d’économie monétaire, et Senior Research Associate à l’International Economic Policy Institute de la Laurentian University au Canada.