La civilisation du Gruyère

L’économie fromagère : c’est après la guerre de Trente Ans, à la faveur d’accords avec la France, que cette industrie d’exportation se développe. Alors que la France, à la recherche de soldats mercenaires de qualité conclut des accords avec les cantons Suisses pour l’engagement de militaires, la Suisse cherche des débouchés économiques pour ses industries et son commerce.

 

C’est dans le cadre d’accords bilatéraux entre les deux pays que les cantons suisses obtiennent en contrepartie des fameux soldats helvétiques une ouverture commerciale d’importance.

C’est au bénéfice de ces accords militaires, dits capitulaires, que la Gruyère se voit autorisée à exporter son fromage dans le royaume de France. Le fromage est une marchandise qui se conserve longtemps. Il est fortement vitaminé, aussi lui prête-t-on, à l’époque, de grandes vertus, en particulier celle de lutter contre le scorbut, maladie provoquée par une carence en vitamine C, hantise des marins du monde entier.

Les manifestations liées à cette pathologie apparaissent sous la forme d’un déchaussement des dents, de gencives purulentes, d’hémorragies multiples qui conduisent à la mort. On comprend dès lors l’utilité pour l’armée française et plus encore pour la marine française. Acquérir des provisions à emmagasiner dans les cales des navires, afin de maintenir les marins en bonne santé, lors des voyages au long cours et des grandes expéditions maritimes. Dans cette perspective, pour les autorités françaises, l’achat de fromages suisses, dont le gruyère, est un intérêt de défense nationale. C’est pourquoi, la ville et la région de Gruyères se développent de manière importante pour satisfaire à la demande française en produits fromagers.

Si la Gruyère bénéficie alors de cette demande, il n’en reste pas moins que cette industrie fromagère ne date aucunement de cette période et remonte à des temps beaucoup plus anciens.

La verte Gruyère

Le château et la ville de Gruyères sont en effet anciens. L’histoire nous relate qu’ils furent fondés par Gruérius, capitaine de la sixième légion des Vandales. Cependant le nom « Gruyère » proviendrait plutôt du terme roman « Grand-Gruye », ou garde forestier, le sepersilvator, l’officier juge des eaux et des forêts, chargé de réprimander les délits. Le Grand-Gruyer administre alors un secteur que l’on nomme la gruerie[1].

 

Le château de Gruyères. Crédit photo : ChiemSeherin

Le mot « gruyère » se décline à la fois au féminin et au masculin, et s’écrit au singulier ou au pluriel, avec ou sans majuscule. Tels sont la Gruyère, la région, Gruyères, la ville, le gruyère, le fromage, et les gruyères, les différentes sortes de fromage salé, mi-salé ou doux ; qu’il soit de laiterie ou d’alpage. La ville médiévale, dont le « s » final est apparu récemment, donne son nom à son produit phare, le fromage à pâte cuite. Celui-ci est sacré « roi des fromages » à l’apogée du siècle des Lumières, avant que le fameux gastronome français, Anthelme Brillat-Savarin, ne scelle définitivement l’expression en 1825[2]. L’orthographe est aujourd’hui fixée. Elle ne l’a pas toujours été. Le « y » surtout fait problème.

Le Gruyérien et la Gruyérienne de jadis font place, au cours du XXème siècle, au Gruérien et à la Gruérienne, qu’Henri Naef (1889-1967) historien et conservateur du Musée Gruérien, considère comme la forme ancienne correcte. Elle renvoie, dit-on, à la grue, ce grand échassier dont l’allure est géométrique et semblable à un « Y », et à sa longévité légendaire puisqu’elle était réputée vivre jusqu’à mille ans. Cette prétendue longévité explique peut-être pourquoi le bel oiseau est devenu un emblème héraldique[3]. Le premier sceau, portant le symbole de la grue, remonte à 1221, sur celui du comte Rodolphe III.

Des temps médiévaux à nos jours, les limites frontalières du pays varient fortement. Celles-ci se déplacent d’est en ouest. Du XIIème au XVIème siècle, le comté de Gruyère englobe ce qui est actuellement le Pays-d’Enhaut vaudois et bernois, le Gessenay. Après le partage du comté de Gruyère (1554-1555) jusqu’au XVIIIème siècle, ce que nous appelons aujourd’hui la Gruyère se résume à un patchwork de sept bailliages. Ceux de Gruyères, Jaun ou Bellegarde, Bulle, Corbières, Everdes-Vuippens, Pont et Vaulruz. Un seul pourtant est véritablement gruérien, celui dont le chef-lieu est précisément la ville de Gruyères, fondée par les comtes du même nom[4].

Par contre, la ville de Bulle reste sous la dépendance et le contrôle de l’évêque de Lausanne. La cité de Bulle est finalement rattachée à la Gruyère à l’occasion de son assimilation au territoire fribourgeois en 1537[5]. Elle devient le chef-lieu de la Gruyère en 1848.

Même si récemment le juge fédéral américain T.S. Ellis. a décrété que

“l’appellation gruyère était devenu un terme générique, puisque les Etats-Unis en produisent depuis les années 80 et que des décennies d’import, de production et de vente de fromages sous le terme ‘gruyère’ sans qu’ils viennent des régions dédiées en Suisse ou en France ont érodé le terme, qui est devenu générique”,

ce Monsieur a certainement fait fi de la véritable origine du gruyère. Pour vous Monsieur Ellis, qu’est-ce que des décennies au regard de siècles ?

Mais que dis-je, que peut-on attendre de la justice humaine !?

 

[1] Jean Joseph Hisely, Histoire du comté de Gruyères, Mémoires et documents publiés par la Société d’histoire de la Suisse romande, Tome IX, Éditeur librairie de Georges Bridel, 1854, p. 44.

[2] Georges Andrey, Qu’est-ce que la Gruyère, La Gruyère dans le miroir de son patrimoine, tome 5, « Une région en représentation », Éditions Alphil, 2011, p. 91.

[3] Ibid.

[4] Ibid., p. 92.

[5] Ibid.

Serge Kurschat

Historien diplômé de l'Université de Franche-Comté, multientrepreneur, chroniqueur sur le blog du journal Le Temps.

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