Comment réagir aux argumentaires complotistes ? (4/4)

Depuis la campagne de Donald Trump, durant sa présidence, au moment de l’assaut du Capitole par les adeptes du mouvement QAnon, plus encore depuis le début de la pandémie de Covid-19 et aujourd’hui au sujet de la guerre en Ukraine, beaucoup a été dit sur le phénomène complotiste. Peut-être même trop. Mais la diversité des émissions, des articles et des ouvrages consacrés à ce sujet a au moins permis de comprendre une chose : il s’agit d’un phénomène complexe et multiforme, aux multiples causes, que l’on ne saurait réduire à un défaut de culture ou à un QI limité chez les adeptes de ses “théories”.

Phénomène social et psychologique bien plus que cognitif, le développement du complotisme mérite dès lors que l’on s’interroge non seulement sur ce qu’il est et sur la manière dont il se manifeste, mais également sur ce qu’il traduit. Sur ce qu’il dit de notre monde, des inégalités économiques, sociales et cognitives qui traversent nos sociétés, comme autant de forces d’éclatement tristement révélées à la faveur des crises politiques et sanitaires récentes.

C’est pour cette raison qu’il nous a semblé utile de rassembler la diversité des points de vue et des travaux académiques sur la question, de les digérer et de les condenser dans une série de vidéos dont la description figure en bas de cet article et dont le quatrième épisode vous est présenté ici (consultez ici les articles relatifs aux épisodes 1, 2 et 3).

 

Réagir aux argumentaires complotistes

Vous aimeriez pouvoir vous protéger des arguments complotistes ?

Vous avez raison car, comme nous l’avons vu dans notre précédent post, il est parfois difficile d’exercer son esprit critique et de dénoncer les dérives que l’on perçoit dans le fonctionnement de notre monde, sans risquer de céder à la facilité et de se laisser entraîner sur la pente glissante de la pensée complotiste. Il convient dès lors de s’en prémunir soi-même, mais également de savoir y réagir pour en protéger nos proches. Mais parler à une personne qui est enfermée dans ce type de pensée est particulièrement difficile. En effet, face à un système de pensée perverti par la démarche complotiste, toute critique est souvent perçue comme la preuve même de l’existence du complot.

Prenons un exemple. Vous êtes climatologue et vous voulez expliquer à votre voisin climatosceptique que oui, vraiment, l’évolution du climat de la Terre nous met tous en danger. Il vous rétorquera que propager la peur vous permet de conserver vos budgets de recherche et votre salaire. Et cela vous laissera sans voix…

Mais il existe plusieurs leviers pour contrer ce type de discours.

 

Lesquels ?

  • Le levier argumentatif d’abord. Dans certains cas, vous pouvez essayer de démonter les argumentaires complotistes, en expliquant par exemple que le gouvernement n’a pas besoin d’introduire des puces 5G dans notre corps puisque nous sommes tous traçables par nos téléphones portables.
  • Le levier cognitif (et technologique) ensuite. A vos amis et voisins qui font la preuve d’un scepticisme douteux, vous pouvez décrire le fonctionnement des algorithmes des réseaux sociaux. Vous pouvez aussi leur expliquer leurs propres biais cognitifs, ceux qui les poussent à croire des choses qui les empêchent finalement de penser.
  • Le levier épistémologique encore. Plutôt que de dire que vous avez raison « parce que » vous êtes scientifique, ou “parce que” vous avez lu tel livre ou vu telle émission, vous pouvez plutôt essayer d’expliquer “pourquoi” vous avez confiance en votre information. Si votre voisin croit que le GIEC est une officine politique, expliquez-lui par exemple comment cet organisme a été constitué, comment il travaille, et quelles études et méta-analyses il exploite pour rédiger ses scénarios.
  • Le levier psychosocial enfin. En tant qu’acteurs et actrices de la société, chacun peut également agir pour réduire l’importance des ingrédients du développement du phénomène complotiste. En sortant de sa bulle intellectuelle, en partageant son savoir avec le plus grand nombre, en luttant pour la réduction des inégalités sociales, en s’engageant pour la régulation de l’économie numérique… C’est quelque chose que vous pouvez faire au quotidien.

 

A présent, vous vous demandez peut-être quoi faire avec tout cela…

Et bien après avoir lu cet ensemble de textes et visionné les vidéos associées, vous pouvez commencer par les partager, mais aussi tout simplement essayer d’expliquer ce qu’est la pensée complotiste, et en quoi elle s’oppose à la démarche scientifique. Pourquoi elle ne peut pas produire des informations fiables et pourquoi elle menace la stabilité des démocraties.

La tâche est aussi immense que le problème est sérieux… tout le monde est concerné. Car comme l’écrivait la philosophe politique allemande et américaine Annah Arendt (1906-1975) :

« Le résultat d’une substitution cohérente et totale de mensonges à la vérité de fait n’est pas que les mensonges seront maintenant acceptés comme vérité, ni que la vérité sera diffamée comme mensonge, mais que le sens par lequel nous nous orientons dans le monde réel sera détruit. »

Vérité et politique, La crise de la culture, folio poche, 1972.

“Les complotistes n’ont jamais raison de l’être,
mais ils ont parfois de bonnes raisons de l’être”.

Sans cautionner pour autant l’attitude complotiste, cette série de vidéos ne constitue ni un procès à charge, ni une attaque en règle contre les personnes qui peuvent être amenées à défendre des thèses non vérifiables et incriminant des puissants, accusant ces derniers de conspirer pour leur intérêt et contre celui de citoyen·nes opprimé·es. Comme en atteste l’ensemble des vidéos présentées dans cette série de textes, elle constitue encore moins une tentative de faire passer pour du complotisme, en vue de les dénigrer, les discours critiques envers les médias ou les gouvernements. Elle prétend au contraire qu’il est possible d’exercer son esprit critique sans le faire de manière complotiste !

Par ce travail, nous tentons toutefois de montrer en quoi ces discours critiques, souvent portés par des préoccupations légitimes, ne sont intellectuellement pas acceptables lorsqu’ils prennent certaines formes et adoptent certaines méthodes. Lesquelles ? Celles-là même que nous nous sommes efforcés de caractériser aussi finement que possible, pour permettre à tout un chacun de comprendre ce que désignent vraiment les termes “complotisme” et “conspirationnisme”.

Une dernière précaution encore : même si le mouvement dit “antivax” se nourrit de nombreux argumentaires complotistes, alimentés eux-mêmes par un raz-de-marée de désinformation sur les réseaux sociaux, il n’est pas réductible à ce phénomène, qu’il dépasse très largement. On peut en effet être contre la vaccination (ou contre le pass sanitaire) et invoquer pour cela des arguments (plus ou moins pertinents bien sûr) qui ne relèvent pas du complotisme.

“REVEILLEZ-VOUS !” – Une playlist de la chaîne Savoirs en Société

Nourrie par de nombreuses références à la littérature scientifique, cette série de 8 vidéos de la chaîne www.savoirs-en-societe.ch aborde la thématique du phénomène complotiste en 4 temps :

  1. Spécificités du discours complotiste
  2. Aux origines du phénomène complotiste
  3. Pensée complotiste et pensée critique
  4. Réagir aux argumentaires complotistes

Les internautes y sont successivement invité·es à :

  1. Reconnaître les éléments de langage et les biais argumentatifs propres aux discours complotistes
  2. Comprendre les origines historiques et sociologiques du phénomène
  3. Analyser la nature et les spécificités de la pensée complotiste, et ce qui la distingue de la pensée critique
  4. Concevoir des stratégies de réaction aux argumentaires complotistes et de résistance à leur développement.

Chacun des thèmes traité est constitué systématiquement d’une présentation détaillée, suivie d’un résumé sous la forme d’un court film d’animation. Dans la description de chacune des vidéos thématiques se trouve également un texte résumé du sujet traité.

A nos ami·es lecteurs et lectrices

La question du complotisme, parce qu’elle fait référence à des questions socialement vives qui nourrissent des clivages désormais profonds dans notre société, a tendance à susciter facilement des réactions épidermiques. Ce texte et les vidéos associées constituent certes une tentative argumentée de tracer une ligne rouge entre un discours crédible et un argumentaire inacceptable, mais ils tentent surtout d’expliciter les rouages et les fondements du phénomène, et en aucun cas d’en dénigrer les représentants (du moins lorsque leurs “théories” ne sont pas objectivement abracadabrantesques).

Les idées présentées ici sont issues de réflexions personnelles nourries par la littérature académique mais, bien entendu, chacun·e est invité·e à les commenter et à les critiquer. L’espace de commentaires de cet article est prévu pour cela. Toutefois, afin de préserver un dialogue constructif et des échanges sereins, nous précisons d’emblée qu’aucun commentaire agressif, irrespectueux ou contraire aux règles de la bienséance ne sera validé lors du processus de modération. Nous vous demandons également de bien vouloir éviter les commentaires anonymes ; nous nous réservons le droit de bloquer tout propos rédigé sous pseudo ou avec une fausse adresse e-mail.

Richard-Emmanuel Eastes

Responsable du Service d'Appui et de Développement Académique et Pédagogique (SADAP) de la Haute Ecole spécialisée de Suisse Occidentale (HES-SO, Delémont)   //   Membre associé du Laboratoire d'Etude des Sciences et des Techniques (STS Lab) de la Faculté des Sciences Sociales et Politiques de l'Université de Lausanne (UNIL)   //   Lead scientist chez Gjosa SA (Bienne) // Consultant en Communication scientifique & Ingénierie cognitive, CEO de la société SEGALLIS (Sorvilier)   // Partenaire académique de la société Creaholic (Bienne)   //   Président de l'association de médiation culturelle musicale Usinesonore (Bienne)

4 réponses à “Comment réagir aux argumentaires complotistes ? (4/4)

  1. Merci pour cette saine reflexion et la qualité de vos propos. C’est un sujet complexe.

    Peut-être est-il utile de rappeler ce que nous entendons par “complotiste” ? Ce mot est apparu soudain durant la crise puis est devenu un “buzz word”.

    La définition a été adaptée par Larousse (l’ancienne se trouve sous “conspirationniste”):

    “Se dit de quelqu’un qui récuse la version communément admise d’un événement et cherche à démontrer que celui-ci résulte d’un complot fomenté par une minorité active.”

    Si l’on s’en tient à cette définition, il y a très peu de complotistes. Un jeune de 25 ans qui a décidé de ne pas se faire vacciner à cause des effets secondaires n’entre, par exemple, pas dans cette catégorie.

    Par contre, que penser de l’attitude de l’industrie de la cigarette, de l’amiante qui a “enrobé” des faits durant des années en réponse aux associations de consommateurs ? Sont-ils complotistes ?

    Que penser des lanceurs d’alerte ? Edward Snowden est-il complotiste ou alors, au contraire, ce sont ses cibles qui devraient être questionnées ?

    Que penser de l’employé du sous-traitant de Pfizer qui a dénoncé des biais et des “négligeances” dans les essais cliniques ? Attitude complotiste ou réelle tentative d’alerter l’opinion sur un problème ?

    Que penser de la “fausse” étude publiée par “The Lancet” qui a dû être retirée avec excuses. Même si l’intention était louable de décrédibiliser un traitement qui n’en était pas un, la manière de le faire ne fait-elle pas partie des pratiques que nous souhaitons éviter ?

    Que penser des gestionnaires de fortune un mois avant la crise financière des subprimes ? Malchance ou complot ? Miret Zaki, qui travaille aujourd’hui pour Bilan a écrit un livre admirable sur le sujet. Et pourtant, quand on le lit, on pourrait passer pour un “complotiste” tellement les révélations (factuelles) sont hallucinantes.

    Les exemples de “complotisme” sont donc potentiellement très nombreux (armes de destruction massive, etc).

    De plus, “la version communément admise d’un événement” est difficile à appliquer à la science qui évolue sans cesse dans sa connaissance. Ainsi les plus brillants savants comme Einstein, Semmelweis et Galilée étaient-ils des complotistes car en décalage avec la pensée dominante du moment ?

    Les scientifiques qui dénonçaient déjà les problèmes climatiques il a y 25 ans étaient-ils complotistes ? L’étaient-ils pour certains politiciens à l’époque ?

    D’ailleurs, n’y a t’il pas forcément et, par définition, un soupçon de “complotisme” dans le discours politique ?

    Là où je vous rejoins, c’est que face à un sujet aussi complexe, il n’y pas de réponse simple. Je pense que la recette passe par l’éducation, le développement de la pensée critique et de bonnes bases scientifiques.

    Comme vous le suggérez, savoir écouter et poser les bonnes question est souvent plus efficace que d’affirmer car il y a plus de chance que votre interlocuteur fasse alors une partie du chemin par lui-même.

    Finalement, nous savons que la nature à horreur du vide. Donc si la presse ne fait pas son travail de manière satisfaisante (enquêtes approfondies, interview contradictoires, équilibrer/modérer les débats, etc) pour répondre aux attentes, le public cherche la vérité ailleurs sur les sites complotistes. La censure et la propagande sont donc de trés mauvais alliés. Car le mensonge se construit souvent sur une base de vérité qu’il vaut alors mieux admettre et expliquer plutôt que la réfuter.

    Dans ce domaine, je pense que la votation récente sur l’aide à la presse démontre un certain malaise et que c’est un vide qu’il faut absolument combler.

    1. Bonjour et merci pour votre intérêt. Le voici :

      Bonjour et bienvenue dans cette série d’enregistrements en Micro Learning consacré au complotisme !
      Après 3 vidéos sur le sujet, nous commençons à bien comprendre ce qu’est le complotisme, ses origines et ses rouages psychosociaux, les biais cognitifs et épistémologiques qui le caractérisent. Dans notre précédente vidéo, nous avons même appris à nous en défier pour éviter de céder à ses sirènes.
      Reste peut-être le plus difficile : savoir comment réagir face à quelqu’un qui soutient des thèses complotistes et qui use d’arguments horripilants de mauvaise foi. Je veux dire… comment réagir sans perdre son calme et surtout, sans polariser la discussion et risquer d’enferrer encore plus son interlocuteur dans son système de pensée et dans sa révolte envers les institutions ! Je ne suis sûrement pas le seul à m’être éloigné d’amis ou de connaissances à cause de la pandémie, à un moment où nous avons pourtant plus besoin que jamais de relations saines et de cohésion sociale.
      Le jeu en vaut vraiment la chandelle, c’est pourquoi j’ai fait de cette question la dernière thématique de cette série de vidéos.
      Vous êtes prêts ?
      Pour commencer, un petit rappel sur ce que nous avons appris. Dans les trois précédentes vidéos, nous avons vu :
      – Que la rhétorique complotiste se traduit par de nombreuses failles argumentatives (ça, c’est ce que l’on constate le plus facilement)
      – Que la pensée complotiste repose sur de nombreux biais cognitifs (ça, ce sont plutôt les recherches en sciences cognitives qui le montrent)
      – Que le complotisme est un scepticisme dévoyé, tombé dans le piège d’obstacles épistémologiques tels que la non-réfutabilité des hypothèses (on est là sur le terrain de la philosophie des sciences)
      – Et enfin et surtout, qu’à l’origine de l’attitude complotiste, on trouve de puissants fondements psychosociaux (des leviers révélés cette fois par les sociologues)
      Nous avons surtout compris que les failles argumentatives en étaient le symptôme, les biais cognitifs et les obstacles épistémologiques les rouages, mais que pour traiter véritablement le mal, il fallait le faire à la racine, c’est-à-dire au niveau de ce qui génère la pensée complotiste et pas au niveau de la manière dont elle se manifeste.
      Ceci va nous fournir quelques pistes pour bien répondre à la question posée et, à cette fin, nous allons reprendre l’un après l’autre chacun de ces leviers. Sébastian Dieguez, chercheur en sciences cognitives à l’Université de Fribourg, considère en effet qu’il n’y a pas de méthode unique et universelle pour bien réagir. Il préconise plutôt une forme de pluralisme en proposant de réagir aux argumentaires complotistes sur tous les terrains et par diverses méthodes.
      Mais bien entendu, ces méthodes dépendront de si vous cherchez à convaincre quelqu’un qui erre dans les limbes de la pensée complotiste ou si vous voulez simplement résister à quelqu’un qui tente de vous convaincre de sa vision complotiste du monde.
      Dans tous les cas, vous ne devrez jamais oublier que la rhétorique complotiste provient d’un malaise vis-à-vis de la connaissance « officielle », des informations dites « mainstream », d’une frustration à l’égard des « élites », ce qui nécessitera de votre part un minimum d’écoute et de respect.
      En aucun cas, dès lors, si vous souhaitez obtenir le moindre résultat, vous ne devrez entrer dans une confrontation avec votre interlocuteur. Car le risque, en cherchant à débattre avec une personne adepte d’une telle thèse, c’est de diaboliser ou de ridiculiser sa pensée et, ce faisant, de l’enfermer encore un peu plus dans ses croyances. Et donc de polariser encore un peu plus le débat.
      La première stratégie pour réagir à un argumentaire complotiste consiste à intervenir directement sur le fond du sujet concerné par la thèse complotiste. Si vous êtes expert ou experte de la question traitée, cela fonctionnera soit mieux, soit moins bien : mieux si vous échangez avec un ami qui reconnaît votre expertise et vous fait confiance ; moins bien si votre échange se déroule sur Twitter avec un inconnu qui, par principe, vous considérera comme aveuglé par la pensée unique, si ce n’est pas comme faisant partie intégrante du complot.
      A cette réserve près, la voie directe et argumentative qui consiste à se lancer dans une
      joute oratoire sur le fond est possible à tenter, mais avec quelques précautions. Ces dernières sont rassemblées sous l’expression «d’effet boomerang» et suggérées par les auteurs d’un petit fascicule édité par l’université de Queensland en Australie : le précis de réfutation (ou debunking handbook en anglais). Cette ressource décrit des techniques de réfutation des mythes et fausses croyances en général, qui s’appliquent également aux théories du complot.
      L’effet boomerang désigne trois types de risques :
      1. En premier lieu, le risque de l’excès d’information. Celui-ci consiste à noyer notre interlocuteur sous une somme d’éléments qui entraînent une charge cognitive contreproductive. Le risque est particulièrement élevé lorsque le mythe concerné est complotiste, au sens où, comme nous l’avons vu, les tendances conspirationnistes sont renforcées par les impressions de complexité, de perte de contrôle et de déclassement intellectuel et social. La solution proposée pour éviter ce risque est de se focaliser sur les faits que l’on souhaite communiquer et pas sur la dénonciation du mythe que l’on cherche à réfuter.
      2. Deuxièmement, le risque de la consolidation. Celui-ci consiste à renforcer le mythe chez notre interlocuteur en l’amenant à en parler et à le défendre, ce qui peut le conduire à développer de nouveaux arguments et à s’en convaincre un peu plus. La solution proposée consiste à réfuter le mythe problématique en lui opposant un autre mythe mais présenté de manière simple, plus attractive d’un point de vue cognitif, sans nécessairement chercher à l’étayer avec force détails.
      3. Troisième risque, la vision du monde. Il s’agit du même risque de renforcement que la consolidation, mais cette fois sur le plan des valeurs et du système de croyances, qui sont également bousculées par la contradiction que vous apportez à votre interlocuteur. Là encore, une réaction de défense normale sera de se retrancher dans cette vision du monde, ce qui aura pour effet de la consolider. La solution proposée consiste dès lors à tenter de comprendre le système de valeurs et de croyances de la personne avec laquelle vous échangez, d’essayer d’y entrer (à défaut de pouvoir le partager), pour pouvoir argumenter depuis ce point de vue et non pas depuis le vôtre.
      Par exemple : si votre belle-sœur essaie de vous convaincre que le rejet de l’hydroxychloroquine par votre système de santé est le signe de la collusion de votre gouvernement avec l’industrie pharmaceutique, commencez par exemple par déplorer avec elle les liens entre les mondes politique et économique qui régissent une partie de la vie publique. Acceptez de critiquer avec elle l’influence des lobbies sur les décisions politiques. Puis abandonnez le terrain des valeurs et des opinions politiques pour vous concentrer sur ce qui rend l’approche de votre belle-sœur complotiste : la question de l’efficacité thérapeutique de l’hydroxychloroquine. Vous ne parviendrez peut-être pas à la convaincre, mais si elle sent que vous comprenez ses valeurs, elle acceptera peut-être au moins d’écouter vos arguments.
      Mais dans tous les cas, n’oubliez pas de fournir une explication alternative en même temps que vous tentez de réfuter le mythe ! C’est un autre conseil prodigué par le guide. Car supprimer un mythe laisse une lacune qu’il est nécessaire de combler avec une autre interprétation, sans quoi la précédente y reprendra sa place aussi tôt.
      En dépit de ces conseils, la voie directe est peu encline à réussir si on n’emprunte que celle-là.
      C’est pourquoi j’aimerais suggérer une voie plus méta. Celle-ci reste argumentative, mais plutôt que d’expliquer à votre interlocuteur pourquoi le mythe est faux, elle consiste à lui expliquer comment le mythe faux a pu s’installer dans son esprit. Et pour ce faire, vous n’avez qu’à recycler ce que vous avez appris dans cette série de vidéos. Vous pouvez ainsi indifféremment :
      – Lui expliquer le fonctionnement des algorithmes des réseaux sociaux
      – Lui présenter la notion de bulle de filtre
      – L’initier au principe de « l’économie de l’attention », etc. etc.
      Cette voie argumentative méta est également conseillée par Sylvain Delouvée, chercheur en psychologie sociale à l’Université de Rennes. Selon lui,
      « Ce qu’il faut faire, c’est prendre au mot la défense de l’esprit critique invoquée par la personne : penser par soi-même, ne pas être un mouton, s’informer par soi-même. Et l’amener à s’interroger sur ce mode».
      Et il ajoute : «si tous les scientifiques sont soi-disant corrompus, pourquoi ceux présentés dans les films tels que Hold Up le seraient moins ? Si Big Pharma gagne de l’argent avec la vaccination, pourquoi le film échapperait-il lui-même à cette logique lucrative ? »
      Olivier Klein, professeur en psychologie sociale à l’Université Libre de Bruxelles, renchérit avec une autre idée : « Les médias sont des contre-pouvoirs. Je ne sais pas si les complotistes réalisent qu’en les mettant dans le même sac que le gouvernement, ils sapent un peu plus ces contre-pouvoirs… ce qui mécaniquement renforce le pouvoir ».
      Le résultat n’est pas garanti, et surtout pas instantané, mais il peut avoir des effets ultérieurs. Car même chez les adeptes les plus convaincus des thèses complotistes les plus dures, les reconversions existent. Elles sont pour la plupart mentionnées par les cercles dits « zététiques » : ces personnes qui se sont donné pour mission de combattre les mythes et les fausses croyances, sur la base d’un scepticisme théorisé et mis en pratique dans des ressources et des vidéos telles que Hygiène mentale ou La tronche en biais. Une démarche certes un peu hygiéniste, quand elle ne contribue pas à accroître la polarisation entre groupes sociaux, mais parfois efficace.
      Sylvain Delouvée en témoigne : « Souvent, le complotiste se cache derrière un esprit critique dont il serait le seul détenteur, sauf que cet esprit critique porte sur tout, sauf sur sa propre théorie du complot. Mais cet esprit critique, il peut arriver qu’il se porte sur l’existence du complot. Et là commence la désescalade. »
      Hélas, certaines des failles présentes dans les discours complotistes ne résultent pas d’un manque de logique, de rationalité, de recul ou de connaissance, mais proviennent de réflexes de pensée qui font littéralement « penser faux ». Ce sont ces fameux biais cognitifs dont nous avons déjà parlé. Dans ce cas, inutile d’attaquer le sujet de manière frontale : mieux vaut là encore tenter une voie moins directe, plus méta.
      Si votre interlocuteur est enclin à vous écouter, vous pourrez par exemple lui expliquer :
      – Pourquoi les statistiques sont souvent trompeuses et la lecture de leurs représentations graphiques souvent contre-intuitive
      – Comment le sens commun nous induit en erreur et comment la science se construit en tension avec lui
      – Ce que signifie l’expression « corrélation n’est pas causalité »
      – Que notre cerveau, qui n’a pas évolué biologiquement depuis que nous étions des chasseurs-cueilleurs, nous amène assez naturellement à présupposer des intentions malfaisantes auprès de tiers
      – Ou, comme nous l’avons vu, que le stress et le sentiment de perte de contrôle est propre à nous prédisposer à adhérer à des croyances infondées.
      A ce sujet, Thierry Ripoll que nous avons déjà cité est très explicite : «Les états mentaux induits par le sentiment de perte de contrôle ou de perte de sens conduisent en réalité à percevoir des significations, des relations causales et du sens y compris lorsqu’il n’y en a pas : Le cortex singulaire antérieur est alors comme une sonnette d’alarme qui informe l’individu que quelque chose ne va pas. Une manière de surmonter cet état psychique douloureux est précisément de rétablir une cohérence, fût-elle factice, au travers de croyances dont la fonction première est de rendre intelligible un monde qui ne l’est pas. Ainsi, le simple fait d’évoquer Dieu pour un croyant, ou une croyance complotiste pour un complotiste, suffit à réduire l’activité du cortex cingulaire antérieur.»
      Bref : pour aider votre belle-sœur à se débarrasser de ses croyances complotistes, vous pouvez tout simplement lui expliquer les rouages du complotisme.
      Après les failles argumentatives et les biais cognitifs, le troisième niveau d’action est celui des obstacles épistémologiques.
      Une première voie directe et argumentative est possible. Elle consiste tout simplement à demander à l’adepte de la thèse complotiste de prouver qu’il a raison.
      Comme l’écrit Sylvain Delouvée : « Le problème de la pensée complotiste, c’est qu’elle confond hypothèse et postulat, et a tendance à inverser la charge de la preuve. Or, ce n’est pas à vous de prouver au complotiste qu’il a tort, c’est à lui de vous prouver qu’il a raison. »
      Mais il s’agit évidement ici de ne pas accepter n’importe quel type de démonstration. Et de refuser les preuves qui n’en sont pas.
      Si par exemple votre voisin croit dur comme fer que Joe Biden est pédophile et qu’il vous présente cette image, répondez-lui simplement : « Non, ça, c’est une photo de Biden qui embrasse un enfant lors d’un meeting ». Et ajoutez : « Donald Trump le fait également très souvent ».
      Il existe toutefois, là aussi, une voie plus méta qui, comme pour les biais cognitifs, consiste à tenter d’expliquer la nature des biais épistémologiques en cause dans la croyance complotiste de votre belle-sœur ou de votre voisin.
      Le philosophe Raphaël Enthoven, que nous avons déjà rencontré, écrit ainsi : « Essayez de réfuter celui qui pense que le gouvernement Français est derrière les attentats de 2015, ou que les Américains ne sont jamais allés sur la Lune, que les traînées blanches dans le ciel contiennent des substances toxiques, ou que la Terre est plate… Bon courage !» Et il ajoute :
      « Le point commun à toutes ces hypothèses qui se prennent pour des vérités, c’est qu’étant arbitraires et indémontrables, elles sont irréfutables.
      On ne peut pas donner tort à celui qui pense que les Américains ne sont jamais allés sur la Lune ! Les « preuves » qu’on lui présentera s’estomperont devant ses propres « preuves », et prouveront surtout, à ses yeux, qu’on bosse pour les Américains.
      C’est sur la méthode qu’il faut attaquer le complotisme. Car c’est le contraire de la science ! »
      Mais comment attaquer le complotisme sur la méthode ?
      Et bien en expliquant ce qui fait qu’une méthode est fiable et ce qui fait qu’elle ne l’est pas.
      Si on vous traite de « croyant » parce que vous pensez que des américains ont effectivement marché sur la Lune, expliquez ce qu’est une croyance et comment s’élabore une théorie scientifique. Expliquez ce qu’est une hypothèse réfutable et pourquoi les thèses complotistes ne le sont pas.
      Et si c’est trop théorique, donnez des exemples. Imaginez que je vous dise que le monde a été créé hier, vous y compris, mais avec dans votre tête tout ce que vous croyez tenir pour des souvenirs réels. Difficile à croire, n’est-ce pas ? Oui, mais également impossible à contredire. Car si tel est le cas, votre vie maintenant ne sera pas différente de ce qu’elle est si c’est faux.
      Y croyez-vous pour autant ? Non. Pourquoi ? Parce que cela ne vous semble pas fiable. Pas fiable, parce que non réfutable, tout simplement. Il n’est pas possible d’imaginer une expérience destinée à mettre en défaut l’hypothèse d’un monde créé hier avec dans nos têtes tout ce que nous prenons pour des souvenirs. L’hypothèse n’est donc pas scientifique au sens de Karl Popper. Si elle est fausse, il n’y a pas moyen de s’en rendre compte. Si on y adhère, ce sera donc comme on le ferait de toute autre croyance.
      Si cet exemple vous parle, peut-être pourrez-vous l’utiliser également pour convaincre vos proches ?
      Le problème dans toutes les stratégies que nous venons de décrire, c’est que la voie directe ne marche généralement pas et que la voie méta vous place nécessairement en position de sachant, si ce n’est de donneur de leçon. Or le propre du complotisme, c’est justement de ce défier du « savoir académique », de l’arrogance des sachants, de ceux qui pensent mieux savoir parce qu’ils appartiennent au monde des élites. Autant dire que jusqu’à présent, s’il y a une recette miracle, nous ne l’avons pas encore décrite. La raison en est simple, et c’est la sociologue Laurence Kaufmann qui nous la rappelle avec cette phrase très forte :
      « C’est précisément parce que les rumeurs de complots manifestent non pas la vérité des faits mais la réalité d’un rapport social et de sa « trahison » qu’elles résistent aux démentis factuels et aux démonstrations de vérité qui leur sont opposés ».
      Il s’agirait donc de sortir de ce que le sociologue Bruno Latour nomme le «faitichisme», à savoir la focalisation sur l’objectivité des faits, sur le rôle des biais cognitifs, dont d’autres sociologues comme Gerald Bronner font l’alpha et l’oméga de toutes leurs analyses. Et Laurence Kaufmann d’ajouter une idée fondamentale : « [La rhétorique complotiste] ne peut guère être désamorcée par une argumentation visant à réhabiliter la vérité et la raison envers et contre les « crédules ». La réponse ne peut être que relationnelle. »
      Nous en arrivons donc à notre quatrième et dernier niveau d’action : celui des fondements psychosociaux. Agir sur ce plan, ce n’est ni argumenter ni expliquer.
      C’est identifier et reconnaître les sources du mal-être exprimé, accepter l’existence des problèmes, des inégalités sociales, des sentiments de perte de sens, de perte de contrôle, de déclassement.
      Selon Laurence Kaufmann toujours : « Il faudrait tout d’abord en finir avec le mépris social et épistémique qui conduit à expliquer le conspirationnisme par des traits de personnalité faibles et peu critiques ».
      « Le conspirationnisme n’est pas le symptôme des biais cognitifs et des origines socio-économiques qui conduiraient certains individus à être plus crédules que d’autres et à s’immerger dans une réalité parallèle, rigide et imperméable au doute ».
      « Le complotisme est la manifestation d’un fossé social qu’il s’agit de combler, notamment en réinstaurant une cascade de médiations entre la société civile et les milieux médiatiques, éducatifs, scientifiques et politiques ».
      Et pour ce faire, elle en appelle à revenir à l’idée sociale de la démocratie comme un registre d’expérience, notamment celui de l’échange libre et symétrique.
      Comment ? « En sortant de sa bulle intellectuelle, en partageant son savoir avec le plus grand nombre, en luttant pour la réduction des inégalités sociales, en s’engageant pour la régulation de l’économie numérique…»
      Et ça, non seulement c’est la meilleure parade au développement du complotisme, mais c’est également quelque chose que chacun peut faire au quotidien. Peut-être même la recette miracle que nous recherchions fièvreusement jusqu’ici.
      Résumons. Après avoir identifié les 4 niveaux responsables du développement de la pensée complotiste, nous avons tenté d’identifier, pour chacun d’eux, les meilleures stratégies pour réagir et tenter de convaincre.
      Ces différentes stratégies, il me semble que nous pouvons les répartir en quatre catégories distinctes, qui s’appliquent a priori a chacun des 4 niveaux.
      D’où le tableau récapitulatif que je vous présente ici.
      Le premier type de stratégie est celui de l’argumentation : nous l’avons vu, il s’agit ici d’essayer de démonter les arguments complotistes par le biais du seul raisonnement.
      Hélas, si c’est une stratégie séduisante (et aussi celle qui nous est la plus naturelle et spontanée), elle est aussi très peu efficace.
      La seconde stratégie est l’explication méta : elle consiste à essayer d’expliquer les biais cognitifs et épistémologiques qui nous amènent parfois à penser de travers, en espérant que notre interlocuteur y soit sensible et s’y reconnaisse. Cette stratégie peut fonctionner dans certains cas mais elle est un peu trop top-down pour le traitement d’une controverse teintée de complotisme.
      La troisième est l’argument d’autorité : nous l’avons seulement évoqué au tout début de la vidéo : il consiste à imposer ses vues en invoquant une formation, un parcours professionnel ou une expertise avérée, qui nous donnerait suffisamment de légitimité pour que notre interlocuteur accepte d’avoir tort. Inutile de dire que cela ne marche pas très bien avec les adeptes du complotisme, sauf peut-être lorsque ce sont nos amis… Encore faut-il d’ailleurs disposer de ladite expertise.
      Dernière stratégie enfin : l’empathie. Au niveau individuel, elle consiste à essayer de remonter aux origines de l’argumentation de votre interlocuteur.
      Au niveau collectif, elle consiste plus généralement à œuvrer pour la remise en état notre démocratie et la restauration de la confiance dans nos institutions.
      Comment remplir les cases du tableau ?
      Avec plus ou moins de succès, il apparaît que chacune des 4 stratégies est susceptibles de fonctionner pour agir sur les 3 premiers niveaux que nous avons identifiés comme étant responsables du développement de la pensée complotiste.
      Mais pour ce qui concerne le dernier niveau, c’est plus délicat : nous l’avons vu, il est ici impossible d’employer la stratégie de l’argumentation. Il est par ailleurs peu probable que celle de l’explication méta fonctionne ; difficile d’aller expliquer à quelqu’un qu’il adhère à une théorie du complot parce qu’il éprouve un sentiment de déclassement.
      La troisième stratégie est bien entendu interdite : cela reviendrait à dire : « j’ai raison parce que vous êtes un exclu du système ». Si on veut renforcer le phénomène complotiste, il n’y a pas mieux.
      Seule la dernière stratégie, celle de l’empathie, est susceptible de fonctionner, et même très bien, si l’on souhaite agir au niveau des fondements psycho-sociaux.
      Et heureusement qu’il y en a au moins une puisque, comme nous l’avons vu, ce niveau est à la racine du problème.
      Arrivé au terme de cette série de vidéos, c’est à Hanna Arendt que j’ai choisi de confier la conclusion. Car comme le récit développé par George Orwell dans son roman 1984, la pensée de cette philosophe politique est un phare dans les ténèbres dont nous menace l’ère de la post-vérité qui s’est ouverte en ce début de 21e siècle.
      Il y a un demi-siècle, dans un texte intemporel mais pour nous Ô combien prémonitoire, elle écrivait ainsi : « Le résultat d’une substitution cohérente et totale de mensonges à la vérité de fait n’est pas que les mensonges seront maintenant acceptés comme vérité, ni que la vérité sera diffamée comme mensonge, mais que le sens par lequel nous nous orientons dans le monde réel sera détruit. »
      Par cette phrase, elle nous rappelle à quel point nous avons besoin de repères et de critères pour donner collectivement du sens au monde. Or comme le font les autres avatars de la post-vérité que sont la désinformation, le populisme et la fabrication de l’ignorance, le complotisme érode ces critères et détruit ces repères.
      Avant que la post-vérité ne se substitue à la vérité, ce qui constitue la marque de tout totalitarisme, nous devons relire Hanna Arendt et nous empresser de refermer au plus vite cette parenthèse.
      J’espère que ces quelques vidéos vous en auront donné l’envie et les moyens. Quoi qu’il en soit, ne l’oubliez pas : la réponse au complotisme ne peut être que sociale et relationnelle !

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