L’ultracrépidarianisme, carburant ultime du complotisme

J’ai un problème avec le complotisme. Non pas avec ses origines historiques, ses causes psychosociales ou ses manifestations cognitives, sur lesquelles existe une littérature scientifique foisonnante. Non, j’ai un problème avec la manière dont le concept lui-même est accueilli par ceux et celles qui en présentent les symptômes. Ainsi, aux divers articles de blog et vidéos que nous avons produits ces dernières années en écho à ces nombreux travaux académiques, les réactions négatives, lorsqu’elles s’exprimaient, développaient presque toujours le même argumentaire : “Le complotisme n’existe pas ; c’est un épouvantail imaginé par les élites pour museler la contestation populaire“.

“Le complotisme n’existe pas”

Après des mois d’analyse de ce concept, fondé dans les années 50 par l’éminent philosophe des sciences Karl Popper, et dont les manifestations s’étalent partout où l’on porte son attention, sur les réseaux sociaux, dans les conversation de bistrot et à longueur(s) de repas de familles, une telle phrase pourrait paraître particulièrement stupéfiante. Un peu comme si un xénophobe ou un mari violent venaient respectivement vous expliquer que le racisme et les violences faites aux femmes n’existent pas et sont des inventions des noirs et des femmes pour maintenir un contrôle sur les populations respectivement blanches et masculines.

Pourtant, contrairement au racisme et aux violences faites aux femmes, la phrase “le complotisme n’existe pas” est d’autant plus compréhensible qu’on a justement bien étudié les racines du phénomène ; à savoir de puissants sentiments de déclassement économique, social, culturel, intellectuel et générationnel, entretenus par les crises structurelles successives traversées par notre société occidentale et par la montée d’inégalités de tous ordres.

Ainsi, dès lors que la pensée complotiste entend (souvent à raison) dénoncer le pouvoir démocratiquement incontrôlable des élites, il est difficile pour ceux et celles chez qui cette dénonciation s’exprime de se voir renvoyer à la figure, par certaines de ces mêmes élites, un concept qui rabaisse leur révolte au rang (au mieux) de biais de raisonnement ou (au pire) de maladie mentale.

Il est en outre probable que l’accusation de complotisme soit bien trop souvent utilisée comme argument d’autorité sur les réseaux sociaux, par des débatteurs qui n’ont peut-être pas eux-mêmes bien saisi la signification fine de ce concept. Il est sans doute vrai également que le concept de complotisme contribue à nourrir cette “lutte des classements” dénoncée par Pierre Bourdieu en 1982 dans sa Leçon sur la leçon, comme avatar particulier de la lutte des classes. Il est enfin évident que parmi toutes les théories du complot imaginées pour dénoncer le contrôle des élites sur les événements sociaux dont souffrent les populations les moins favorisées, disposant à la fois de faible pouvoir d’achat et de faible pouvoir d’agir, il en est qui sont plausibles, voire parfois se vérifient. Autant d’éléments qui peuvent légitimement conduire à critiquer cette étiquette dépréciative, trop facilement dégainée.

Dénoncer des complots ne contraint pas pour autant au complotisme

Le complotisme n’est toutefois pas le fait de dénoncer un complot (ce qui en soi est très honorable pour autant qu’il soit avéré) mais de le faire selon une démarche intellectuelle cognitivement biaisée. Celle sur laquelle repose le complotisme consiste à douter de tout sauf de l’existence du complot présupposé, à antéposer la thèse de son existence puis à chercher tous les éléments potentiellement compatibles avec elle, et enfin de les ériger a posteriori en “preuves” dudit complot. Lorsque l’on comprend cela, on comprend également qu’il est possible de dénoncer les actions de n’importe quel gouvernement et de n’importe quel groupe de milliardaires si on le souhaite, mais sans s’empêtrer pour autant dans une argumentation complotiste.

Autrement dit : les complots existent mais ce n’est pas avec une approche complotiste qu’on les dévoile. Et si les complotistes ont souvent de très bonnes raisons de l’être, ils n’ont pas raison de l’être.

Certes, cette position compréhensive doit être modulée par la prise en compte d’un risque sérieux : celui d’une désinformation généralisée par les tombereaux de fake news déversées dans le marigot de la complosphère, jusqu’ici par des armées de trolls (souvent russes) et bientôt par des fermes à trolls nourries par des intelligences artificielles génératives et des chatbots du type de ChatGPT. Jusqu’à il y a peu, lorsque vous étiez confronté·e à des propos complotsites sur les réseaux sociaux, la probabilité qu’ils émanent d’un troll russe était non négligeable. A l’avenir, il y aura de fortes chances que vous ne parliez plus à un humain mais à un algorithme. Ceci est toutefois une autre histoire.

Bref. Du côté des élites éduquées, nous devrions tout de même pouvoir admettre qu’une protestation proto-politique puisse légitimement s’exprimer, même de manière maladroite et complotisante, dès lors qu’elle est issue d’un vécu sincère, entraînant des intuitions souvent moins infondées que la manière dont elles s’extériorisent. Pourtant, là où la maladresse complotiste atteint des limites qu’il devient difficile de justifier, c’est lorsque le mode de pensée correspondant rejoint non pas l’ignorance, mais l’ignorance de son ignorance. Expliquons-nous.

De l’ignorance de l’ignorance…

Il y a des choses que nous savons et des choses que nous ignorons. Même s’il arrive que nous sachions des choses sans savoir que nous les savons (méta-ignorance de la connaissance, ou connaissance inconsciente), nous avons en général une certaine connaissance de ce que nous savons (méta-connaissance de la connaissance, ou connaissance consciente). Je sais par exemple que je sais dériver un polynôme de n’importe quel degré en mathématiques, que je sais réaliser la synthèse expérimentale de l’aspirine en chimie, que je sais expliquer les racines psycho-sociales du complotisme en sociologie des sciences.

Articulations entre connaissance, ignorance, méta-connaissance et méta-ignorance.

Il y a par ailleurs bien des choses que nous ignorons, et dont nous ignorons que nous les ignorons (méta-ignorance de l’ignorance, ou ignorance inconsciente). Je ne sais par exemple pas ce que j’ignore dans le champ de la linguistique chinoise ou de la parapsychologie infantile des poissons rouges du Zimbabwe et je ne sais même pas si de tels champs d’étude existent. Je sais juste qu’il existe probablement des montagnes de connaissances dont je n’ai pas même idée et que je ne découvrirai pas de mon vivant.

Enfin et surtout, il y a des choses dont nous savons que nous les ignorons (méta-connaissance de l’ignorance, ou ignorance consciente) : je sais que je ne sais pas résoudre analytiquement l’équation de Schrödinger, je sais que je ne sais pas réaliser la synthèse de l’héroïne (même si cela me rendrait plus riche que celle de l’aspirine) et je sais que je ne dispose pas des connaissances étendues de Laurence Kaufmann ou de Pascal Wagner-Egger sur la question du complotisme.

Lorsque la connaissance consciente s’étend, elle repousse l’ignorance consciente, qui croît au fur et à mesure que la connaissance progresse. Dans le même temps, l’ignorance inconsciente régresse.

De ces quatre catégories, c’est paradoxalement la dernière (la méta-connaissance de sa propre ignorance) qui est la plus importante lorsque l’on souhaite s’exprimer sur un sujet donné. Car lorsque je souhaite partager mes connaissances ou mes convictions, et que j’entends le faire depuis une posture d’autorité, j’ai le devoir presque moral d’avoir identifié très clairement ce que j’ignorais, au minimum en bordure de mon domaine de connaissances et si possible le plus loin possible au-delà.

Pourquoi ? Parce que c’est la seule manière de ne pas raconter n’importe quoi…

L’exemple de l’origine du Covid-19

Il y a quelques semaines, un cousin me transmet un court article en me demandant mon avis. Le texte est convaincant, l’auteur donne des gages de sincérité et de notoriété mais, saisi d’un doute, le cousin préfère user un peu de son esprit critique (et du mien) avant de prendre le tout pour argent comptant.

“La pandémie sort du puits”, publié par Olivier Cabanel le 15 juin 2021 dans Agoravox, le média citoyen.

Comment lire un tel texte ? La méthode est simple et habituelle : ce qu’il faut faire, cher cousin, c’est regarder : 1/ qui écrit et 2/ dans quoi il écrit. En d’autres termes : identifier l’identité de l’auteur et la nature de la source, pour être en mesure d’évaluer le degré de confiance que l’on souhaite leur accorder.

A la question 1, la réponse se trouve sur le site d’Agoravox lui-même : Olivier Cabanel s’y présente comme un “écologiste de la première heure, à l’origine de la première centrale photovoltaïque reliée au réseau en France“, mais aussi comme un “artiste, chanteur, auteur-compositeur-interprète et peintre“. En recherchant une réponse à la question 2, on apprend par ailleurs qu’Agoravox se définit comme un site web de “journalisme citoyen participatif”. L’initiative, lancée par l’entrepreneur Carlo Revelli avec la caution du scientifique Joël de Rosnay, y apparaît comme sérieuse et sincère.

Du côté d’Olivier Cabanel, certes, point de trace d’une éventuelle expertise en épidémiologie, en santé publique ou en géostratégie ; mais l’absence d’expertise académique et professionnelle sur un sujet est sans doute une condition nécessaire pour pouvoir le traiter en tant que “journaliste citoyen”. Du côté d’Agoravox, on apprend que le média gratuit a été plusieurs fois épinglé par le site ConspiracyWatch ; mais avec des dizaines de milliers de contributrices et contributeurs, la perméabilité aux théories du complot est sans doute un effet secondaire inévitable à ce genre d’entreprises.

Conclusion provisoire : les réponses aux deux questions posées ne disqualifient pas a priori l’article mis en exergue, même si elles invitent à la prudence. De même qu’un “journaliste citoyen” (avec lequel nos partageons apparemment une sensibilité écologiste) est susceptible d’écrire des choses intéressantes, l’idée d’un “média citoyen participatif” est excellente et on peut s’attendre à y trouver des points de vue authentiques et décalés. Mais pour être participatif, Agoravox ne bénéficie pas pour autant d’un blanc-seing inconditionnel quant à l’objectivité des propos qui y sont tenus. On ne peut pas non plus s’attendre à ce que l’avis d’un “auteur-compositeur-interprète” sur une question aussi complexe que celle de l’origine du coronavirus apporte des éléments dont les expert·es des différents domaines concernés n’auraient pas déjà pris connaissance. A moins bien sûr qu’ils ne soient tous écrasés par l’intelligence sidérale du journaliste-citoyen et/ou partie prenante du complot (nous y reviendrons).

Une pensée pseudo-rationnelle cognitivement biaisée

Le lecteur et la lectrice averti·es et habituée·es de ce blog décèleront sans doute une légère pointe d’ironie dans la manière dont nous utilisons jusqu’ici moult pincettes pour aborder ce texte d’Agoravox. Car enfin, il suffit de commencer à le lire pour découvrir une effarante litanie d’imbécilités à tendance ultra-complotiste. A nouveau, le terme “complotiste” n’est pas ici à prendre au sens de “critique du système et des élites” (un auteur-compositeur-interprète a bien le droit de s’offusquer de la politique sanitaire mise en place par le gouvernement de son pays) mais au sens d’une pensée pseudo-rationnelle cognitivement biaisée, c’est-à-dire se donnant l’apparence d’une démarche d’investigation mais ne faisant que renforcer un complot postulé par avance, sans qu’aucun esprit critique ne s’exerce à son égard.

Dans le sillage de cette démarche intellectuelle dévoyée, on retrouve par ailleurs la traditionnelle “inversion de la charge de la preuve”, inhérente aux discours complotistes en raison même de l’inversion du sens de la démarche hypothético-déductive dont ils procèdent par essence. Bien entendu, l’arsenal sémantique propre à la rhétorique complotiste est également déployé, de l’idée initiale selon laquelle les comploteurs seraient désormais “démasqués” (grâce à la sagacité du journaliste citoyen bien sûr), à la conclusion quasi-messianique annonçant l’illumination de la connaissance révélée, suivie de l’injonction à porter la bonne parole tout autour du monde.

Toutefois (nous l’évoquions en préambule de cette analyse), ces procédés, leurs causes et leurs mécanismes ont été parfaitement explicités et documentés. De sorte que la frénésie complotiste de ce type de textes fait désormais davantage sourire qu’elle n’étonne. Ce qui étonne, toutefois, c’est la sidérante ignorance de sa propre ignorance dont témoignent les propos de l’auteur.

Arrogance naïve

Nous l’évoquions plus haut : lorsque l’on écrit sur un sujet, la connaissance de ce que l’on ignore est au moins aussi importance que la connaissance de ce que l’on sait. Car c’est elle qui invite à la prudence, à qualifier les hypothèses que l’on formule selon qu’elles sont plus ou moins audacieuses. C’est elle qui conduit à contacter l’expert·e du domaine pour s’assurer de la plausibilité de ce que l’on écrit. Celle elle encore qui conduit à passer plus de temps à lire qu’à écrire, à sortir de sa zone de confort (et de sa bulle de filtre) en cherchant la remise en question de ce que l’on croit et non sa confirmation.

Or ce à quoi on assiste dans le brûlot d’Olivier Cabanel est tout le contraire de cette indispensable prudence que l’on doit à la connaissance de sa propre ignorance. On peut être ignorant des sujets que l’on traite dans un média citoyen participatif ; mais l’honnêteté la plus élémentaire consisterait au minimum à prendre conscience de cette ignorance avant de prendre la plume. Or l’une des constantes des discours complotistes, c’est justement cette sorte d’arrogance naïve de celles et ceux qui croient avoir découvert des Affaires d’Etat depuis leur salon, leur page FB… et leur bulle de filtre. Pour être franc, on aurait parfois envie de leur dire : “Les gars, le simple fait que vous pensiez l’avoir découvert avec un tel mode opératoire, c’est probablement la preuve que c’est faux“.

Et surtout, comment peut-on imaginer que tous les gens sérieux, tous les experts du monde, tous les scientifiques, les enseignant·es, les médias d’investigation, bref, tous les gens qui sont formés pour faire leur métier, soient ainsi partie prenante d’un tel complot ? Mais un complot au profit de qui ? Parce que cela commence à faire du monde. Et tous ont été confinés, tous autant qu’Olivier Cabanel. Et beaucoup ont perdu de l’argent, du temps, des amis. Là encore, croire à un complot généralisé, c’est ignorer totalement que l’on ignore comment les institutions fonctionnent et qu’en leur sein, il y a des vraies personnes qui ne sont peut-être pas toutes des moutons.

Les “moutons” : autre figure omniprésente du vocabulaire complotiste. Cette arrogance naïve que nous évoquions plus haut ne s’arrête en effet pas à la certitude d’avoir eu l’illumination par soi-même : elle érige sa propre sagacité en intelligence supérieure. Un processus qui, chez les complotistes, opère non seulement dans la négation de la capacité d’analyse de leurs contemporain·es, mais également dans l’ignorance la plus complète de ce que l’organisation d’un complot de l’envergure de celui qui est dénoncé supposerait de ressources et d’ingéniosité. Cette fois, ce que l’on a envie de leur dire, c’est : “Dites encore, les gars, si tout votre baratin était vrai, les artisans de ces méga-complots, ces élites intellectuelles, médiatiques, économiques et politiques dont vous dénoncez la connivence, ne seraient-ils pas les derniers des benêts pour avoir laissé autant de traces derrières eux ?“.

L’ultracrépidarianisme, carburant du complotisme

L’ignorance de son ignorance et la focalisation sur sa propre connaissance, aussi rabougrie soit-elle (et surtout lorsqu’elle l’est), se nomme “ultracrépidarianisme”. Le terme a été popularisé par le physicien et philosophe des sciences Etienne Klein durant la crise du Covid 19 et il peut être rapproché du biais cognitif qui fut étudié à la fin du XXe siècle par les psychologues américains David Dunning et Justin Kruger sous le nom d’effet Dunning-Kruger, et qu’Etienne Klein résume en ces termes : “Il faut être compétent pour se rendre compte que l’on est incompétent“.

Discours sur l’ultracrépidarianisme, par le physicien et philosophe des sciences Etienne Klein.

On représente souvent ce biais cognitif par une courbe satirique illustrant justement l’ignorance de sa propre ignorance au niveau d’un premier maximum nommé “montagne de la stupidité”, qui précède une dépression nommée “vallée de l’humilité”.

Courbe satirique illustrant l’effet Dunning-Kruger.

Dès lors, on comprend bien comment l’ultracrépidarianisme est susceptible de nourrir le discours complotiste, par un double processus d’auto-surévaluation de sa propre sagacité et de sous-estimation de la parole des experts.

Mais quelle est l’origine de ce phénomène qui, en plus de produire des propos incohérents, prive leurs auteurs de l’esprit critique minimal qui leur permettrait de rendre leur contestation audible et crédible auprès de ces mêmes experts qu’ils critiquent et ignorent ? Ce phénomène qui produit du reste tout aussi bien des gourous complotistes tels que Sylvano Trotta sur YouTube que des animateurs indigents se prenant pour d’éminents intellectuels tels que Pascal Praud ou Cyril Hanouna sur les chaînes de télévision du milliardaire d’extrême droite Vincent Bolloré ?

Les médias sociaux et les effets de consolidation des croyances que génèrent les bulles de filtre y ont probablement une responsabilité. La polarisation de la société entre “sachants privilégiés” et “non-sachants exclus” également. L’école, de son côté, devrait peut-être interroger la manière dont elle éduque à la conscience, non seulement de sa connaissance, mais également à celle de son ignorance. Quoi qu’il en soit, il semblerait que depuis peu, jamais autant d’incompétents ne se soient exprimés avec tant d’assurance sur des sujets qu’ils ne maîtrisaient pas. De quoi valider plus qu’ils ne l’avaient sans doute imaginé la théorie de Duning et Kruger.

Le fin mot de l’histoire

Pour en revenir au texte d’Olivier Cabanel, force est de constater que l’origine du Covid n’est pas claire. Il peut provenir d’une chauve-souris, de la promiscuité et de la mondialisation excessive des échanges, d’un laboratoire d’expérimentation biologique chinois, etc. Comme le titrait récemment le media Heidi.news, le mieux serait d’accepter que nous ne le saurons probablement jamais. Parce qu’il est impossible de tout savoir, parce que les enjeux sont tels que toute hypothèse plausible sera longtemps encore remise en question instantanément, et parce qu’il est sain de savoir reconnaître simplement son ignorance.

Si l’hypothèse de la fuite de laboratoire devait être avérée, il est certes assez évident que la Chine ne souhaiterait pas endosser la responsabilité de cette catastrophe mondiale. Mais même dans ce cas, il n’est pas nécessaire d’invoquer un quelconque complot, qui plus est mêlant l’OMS, les médias, Bill Gates et qui sais-je encore. Qui connaît un minimum la Chine et la manière dont, simplement, le monde fonctionne, ne peut pas imaginer qu’une entreprise telle que celles qui sont citées dans l’article d’Olivier Cabanel serait allée organiser une fuite de virus au beau milieu de la deuxième puissance mondiale. C’est grotesque et, s’il en fallait encore une, c’est la preuve que l’ultracrépidarianisme (et l’ignorance de l’ignorance) nourrit bel et bien les théories complotistes les plus absurdes.

Illustration du concept d’ultracrépidarianisme : avec les yeux bandés, chaque personnage perçoit autre chose de l’éléphant et s’exprime totalement à côté de la réalité.

 

A nos ami·es lecteurs et lectrices

La question du complotisme, parce qu’elle fait référence à des questions socialement vives qui nourrissent des clivages désormais profonds dans notre société, a tendance à susciter facilement des réactions épidermiques. Les textes sur le sujet publiés sur ce blog constituent certes une tentative argumentée de tracer une ligne rouge entre un discours crédible et un argumentaire inacceptable, mais ils tentent surtout d’expliciter les rouages et les fondements du phénomène. Les idées présentées ici sont issues de réflexions personnelles nourries par la littérature académique mais, bien entendu, chacun·e est invité·e à les commenter et à les critiquer. L’espace de commentaires de cet article est prévu pour cela. Toutefois, afin de préserver un dialogue constructif et des échanges sereins, nous précisons d’emblée qu’aucun commentaire agressif, irrespectueux ou contraire aux règles de la bienséance ne sera validé lors du processus de modération. Ce blog n’étant pas un réceptacle à théories du complot farfelues, les commentaires qui en font état plutôt que de contribuer à la réflexion sur le phénomène ne seront pas validés. Nous vous demandons également de bien vouloir éviter les commentaires anonymes ; nous nous réservons le droit de bloquer tout propos rédigé sous pseudo ou avec une fausse adresse e-mail.

Sciences critiques – Le conspirationnisme est le symptôme des dérèglements du monde

D’où vient le phénomène complotiste contemporain ? Vitupéré par certains observateurs, qui attribuent son existence essentiellement à des dysfonctionnements cognitifs individuels – voire à une maladie mentale –, il est, au contraire, considéré par d’autres comme un phénomène avant tout social, révélateur d’une sorte de « désenchantement du monde ». Le tour du sujet en 3 questions posées par Sciences Critiques à Richard-Emmanuel Eastes, auteur de ce blog.

 

Ce texte est la reproduction de l’interview que nous avons donnée à la revue Sciences Critiques, publiée le 27 novembre 2022. Nous le reproduisons tel quel en invitant nos lectrices et lecteurs à découvrir le bijou cognitif que constitue ce site d’information dédié aux sciences et traitant tout particulièrement des sciences « en train de se faire », dans les laboratoires comme en-dehors – par opposition aux sciences « déjà faites » que sont les découvertes scientifiques et les innovations technologiques. Un site dont la citation de Carl E. Sagan qui en constitue la devise dit beaucoup :

La science est une chose trop importante pour être laissée entre les mains des seuls savants.

Sciences Critiques − Le complotisme, écrivez-vous, est « un phénomène social bien plus que psychologique et cognitif ». C’est-à-dire ? Que dit la pensée complotiste de notre époque ?

Richard-Emmanuel Eastes – Si le phénomène complotiste existe bel et bien, et ce depuis des siècles, il me semble qu’il est aussi mal compris et interprété qu’il est facile à identifier : à peu près n’importe qui est en mesure de détecter la présence d’une coloration « complotiste » dans un argumentaire, mais peu de gens en fournissent spontanément une analyse pertinente. Les échanges sur les réseaux sociaux en témoignent : au mieux les détracteurs de la pensée complotiste invoquent-ils une « absence d’esprit critique », au pire une « maladie mentale ».

Dans la plus pure tradition du « deficit model », on ne perçoit généralement de ce phénomène que ses dimensions cognitives et psychologiques. Certes, il existe des personnes fragiles psychologiquement qui trouvent dans les théories du complot une consolation à leurs maux – tels les Incels dont le célibat est plus facile à supporter dès lors qu’il est considéré comme le fruit d’un complot des femmes à leur égard. Certes, certaines connaissances permettent-elles d’éviter de gober n’importe quelle interprétation simpliste ou farfelue.

Mais si la pensée complotiste ne touchait que les pauvres et faibles d’esprit, on n’en parlerait sans doute pas autant. Et du reste, comme cela a été montré pour l’adhésion aux croyances pseudo-scientifiques [1], il est probable que l’argumentaire complotiste soit de temps à autre, bien au contraire, nourri par la culture scientifique elle-même [2].

L’argumentaire complotiste est parfois nourri par la culture scientifique elle-même.

Non, pour bien comprendre le genre de phénomènes dont relève le complotisme, il me semble nécessaire de dépasser l’analyse individuelle et d’embrasser une vision plus large, c’est-à-dire sociétale. Certains auteurs [3] parlent ainsi de « leviers psychosociaux » pour expliquer comment l’époque elle-même, et non pas seulement les dispositions individuelles, produit le phénomène complotiste. L’histoire nous montre notamment que les théories complotistes les plus folles se sont souvent développées durant des périodes de troubles et de crises : épidémies de peste, périodes prérévolutionnaires, attentats…


Dessin conspirationniste antisémite et antimaçonnique, montrant la France catholique conduite par les Juifs et les francs-maçons (Achille Lemot pour « Le Pèlerin », 31 août 1902 / Wikicommons).

Ainsi, pour revenir à votre question, il me semble non seulement que le complotisme présente une forte composante sociétale, mais également que, même si son développement ne facilite pas a priori le fonctionnement démocratique, il doit davantage être considéré comme le symptôme et la conséquence des dérèglements du monde que comme une de leurs causes. De la même façon, on l’accuse souvent de générer des polarisations extrêmes sur les réseaux sociaux. Il serait, au contraire, intéressant de se demander s’il n’est pas plutôt la conséquence de la propension des algorithmes à générer de la division en propulsant sur les pages des médias sociaux les contenus les plus clivants.
Mais voilà que nous nous aventurons soudain sur un terrain potentiellement complotiste… avec des idées pourtant bien étayées par de nombreuses analyses. La preuve que le complotisme n’émerge pas sans raison et qu’il dit, en effet, beaucoup sur notre époque. Mais pas ce qu’on lui fait dire en général.

Le complotisme doit davantage être considéré comme le symptôme et la conséquence des dérèglements du monde que comme une de leurs causes.

Le complotisme, vous l’avez rappelé, émaille la longue histoire politique des sociétés modernes. Le phénomène complotiste tel qu’il s’exprime aujourd’hui ne constitue-t-il pas un « retour de bâton » de ce conditionnement séculaire des populations par les élites politiques et économiques ?

Je ne serais pas aussi catégorique et restrictif, mais il me semble qu’il y a de cela, en effet. J’ai tenté de montrer dans les articles et vidéos de vulgarisation que j’ai publiés sur le sujet [4] que les leviers psycho-sociaux évoqués plus haut peuvent être considérés comme étant de trois ordres : existentiel, épistémique et social.

Pour simplifier, on peut dire que la pensée complotiste découle d’abord d’un double sentiment de perte de sens et de perte de contrôle face aux incertitudes et à la complexité du monde, elles-mêmes générées à la fois par sa course folle vers l’inconnu et par l’hyper-sophistication des moyens technologiques auxquels plus personne ne comprend rien [5] si ce n’est la poignée d’individus entre les mains desquels elles se trouvent. Je ne parle pas ici seulement des élites politiques et économiques mais également des élites intellectuelles.

La pensée complotiste découle d’abord d’un double sentiment de perte de sens et de perte de contrôle face aux incertitudes et à la complexité du monde.

On a bien vu durant la crise Covid [6] combien les vaccins à ARN messager pouvaient susciter de craintes et combien les rares voix scientifiques discordantes avaient pu être amplifiées en dépit des messages rassurants émanant de la majorité des experts du domaine.

Pascal Wagner-Egger, enseignant chercheur en psychologie sociale et en statistique à l’Université de Fribourg, écrit ainsi : « Les études sur les croyances montrent que l’humain n’aime pas l’incertitude. Lorsque quelqu’un qui se présente comme une star internationale dans son domaine dit avoir raison contre tous, il sera plus facile de le soutenir, car cela évite d’avoir à penser la complexité, surtout face à un consensus scientifique qui est encore en train de se construire » [7].

Dans ce contexte, que l’on qualifie parfois de VUCA – pour « volatile, uncertain, complex and ambiguous » –, les théories complotistes ont une fonction bien spécifique : celle d’apporter de l’apaisement en réduisant les degrés d’incertitude et de complexité perçus. Ainsi, analyse Samia Hurst-Majno, professeure de bioéthique à l’Université de Genève et vice-présidente de la task force scientifique suisse Covid-19, « selon nos situations, la pandémie entraîne une perte de contrôle plus ou moins forte. Et nous n’avons pas tous la même tolérance à la perte de contrôle. A cet égard, croire que le virus s’est propagé à cause d’une action humaine, même malveillante, est plus simple et paradoxalement plus rassurant que de reconnaître que c’est la nature qui nous a échappé ». [8]


Caricature anti-vaccination, datant de 1802 : « La variole de la vache ou les effets merveilleux de la nouvelle inoculation ! » Mise en scène de la peur des gens de la minotaurisation. (James Gillray – Library of Congress / Wikicommons).

Mais le phénomène complotiste résulte surtout à mon sens d’une impression de déclassement(s), liée au développement d’inégalités de divers types – socio-culturelles, mais aussi intellectuelles, générationnelles, affectives, etc. Lorsqu’on se sent « exclu du système », ne pas croire aux « discours officiels », fussent-ils portés par la communauté scientifique, c’est se redonner la possibilité de croire en son autonomie de pensée, en sa capacité à comprendre le monde et à agir sur lui. C’est aussi, bien sûr, trouver de bonnes raisons à son déclassement en désignant des boucs émissaires.

Pour illustrer cela, on peut cette fois citer Laurence Kaufmann, sociologue à l’Université de Lausanne et spécialiste des rumeurs et de l’opinion publique, lorsqu’elle écrit : « En dotant d’une cause intentionnelle les événements douloureux, injustes ou incompréhensibles dont ils sont victimes, celle de la volonté maléfique d’acteurs qui travaillent dans l’ombre à leur perte, ceux qui sont frappés par le malheur retrouvent leur pouvoir d’agir ». [9]

En ce sens, comme je le disais précédemment, voir le phénomène complotiste se développer doit avant tout nous inquiéter quant à la possibilité de nos sociétés à créer du vivre-ensemble et à générer les conditions d’intégration de chacune et de chacun. Cela a peut-être à voir avec « un conditionnement séculaire des populations par les élites économiques et politiques », comme vous le dites, mais cela a selon moi surtout à voir avec un monde qui déraille et des inégalités qui explosent à tous les niveaux.

Voir le phénomène complotiste se développer doit nous inquiéter quant à la possibilité de nos sociétés à créer du vivre-ensemble.

Finalement, comme le résume bien Thierry Ripoll, professeur en psychologie cognitive à l’Université d’Aix-Marseille, c’est tout à la fois « le sentiment de précarité, d’insécurité, la perte de sens liée à l’effondrement des grandes idéologies, le sentiment croissant d’une société inégalitaire et injuste, l’anxiété vis-à-vis de l’avenir et la défiance vis-à-vis d’un pouvoir politique impuissant [qui] contribuent à générer l’état mental propice à l’apparition de croyances complotistes ». [10]

N’y a-t-il pas un risque politique et démocratique à disqualifier la moindre pensée critique en la qualifiant de « complotiste » ? Au fond, l’esprit critique peut-il vraiment s’enseigner par des méthodes « objectives », via l’éducation ou encore les médias ?

C’est une question très intéressante, qui me préoccupe beaucoup. Au milieu des commentaires majoritairement positifs que j’ai reçus sur mes articles et vidéos, et alors que j’essaie pourtant d’y proposer des justifications à l’existence du phénomène complotiste plutôt que de le dénigrer d’emblée, les retours négatifs que j’ai reçus étaient toujours les mêmes. Ils disaient en substance : « Le complotisme n’existe pas ; c’est une invention des élites qui leur permet de conserver leur pouvoir en disqualifiant toute pensée contestataire ».

Il y a un risque à disqualifier le phénomène complotiste, ou du moins à en négliger les causes profondes.

Face à ce genre de commentaires, on commence par s’agacer avant de se rassurer en réalisant qu’il n’est pas bien étonnant que la pensée complotiste s’exerce sur le terme de complotisme lui-même. Si on décide d’y répondre, on le fait en s’efforçant de montrer que le concept décrit des caractéristiques observables d’un phénomène décrit de longue date, à commencer par Karl Popper lui-même qui, en 1945, définissait les « théories du complot » comme des hypothèses consistant à imputer la survenue de phénomènes sociaux ou politiques à l’action concertée et secrète d’un petit groupe de puissants supposés y trouver leur intérêt.

On se justifie également en invoquant la somme des travaux universitaires existant sur la question ; on invoque le « bon » esprit critique face à l’esprit critique « dévoyé » dont relèverait la pensée complotiste… Et soudain, on se prend en flagrant délit d’application du « deficit model » et d’utilisation d’arguments d’autorité, et on se dit : « Et s’il y avait du vrai dans ces accusations ? ».

Certes, on ne peut soutenir que les « élites » auraient « inventé » la notion de complotisme pour disqualifier toute pensée contestataire. Mais, peut-être, devons-nous tout de même nous demander à quoi ce concept académiquement fondé nous sert lorsque nous l’employons. Peut-être tout de même à préserver un certain ordre établi ? À balayer, au nom de maladresses qui ne sont peut-être que de simples vices de forme, ce que le sociologue Mathias Giry nomme des « proto-mouvements politiques » ? À nier le fait que la « lutte des classements » et aussi une lutte des classes, comme l’écrivait Pierre Bourdieu en 1982 dans sa Leçon sur la leçon lorsqu’il écrivait : « La sociologie doit prendre pour objet, au lieu de s’y laisser prendre, la lutte pour le monopole de la représentation légitime du monde social, cette lutte des classements qui est une dimension de toute espèce de lutte des classes, classes d’âge, classes sexuelles ou classes sociales » ?

Le 6 janvier 2021, des partisans de Donald Trump envahissent le Capitole, à Washington, aux États-Unis. (TapTheForwardAssist / Wikicommons). 

Alors oui, peut-être y a-t-il effectivement un risque à disqualifier le phénomène complotiste, ou du moins à en négliger les causes profondes. Car le malaise et les frustrations qui s’expriment à travers lui, parfois sous des formes contestables mais souvent avec d’excellentes raisons, pourraient fort bien ressurgir sous d’autres formes plus violentes si on les étouffe dans l’œuf.

Ce sont souvent ceux et celles que l’on accuse d’être « des » complotistes qui expriment le plus fort esprit critique.

En ce sens, « éduquer à l’esprit critique » pour lutter contre le complotisme n’a aucun sens, pour autant que cela soit même possible si c’était simplement le sujet. Car, finalement, ce sont souvent ceux et celles que l’on accuse d’être « des » complotistes – en essentialisant le terme, ce que nous nous refusons toujours à faire – qui expriment le plus fort esprit critique – leur seul tort étant de le faire sur tout, sauf sur l’existence même du complot.

J’en suis de plus en plus convaincu : dans la pensée complotiste, l’esprit critique dévoyé est la conséquence du problème, pas le problème lui-même. La solution n’est donc pas dans l’éducation à l’esprit critique mais, comme l’écrit encore Laurence Kaufmann de la manière la plus limpide qui soit : « Le complotisme est la manifestation d’un fossé social qu’il s’agit de combler, notamment en réinstaurant une cascade de médiations entre la société civile et les milieux médiatiques, éducatifs, scientifiques et politiques » [11]. Autrement dit, la réponse au complotisme n’est pas éducative. Elle est sociale et relationnelle.

 

Dans l’article original, ces propos ont été recueillis par Anthony Laurent, rédacteur en chef / Sciences Critiques.

* * *

REFERENCES
1. « A scientific background guarantees only in a quite relative way against the parascientific beliefs, which show, moreover, a strong correlation with the interest for science ». Boy, D. (2002) Les Français et les para-sciences : vingt ans de mesures, Revue Française de Sociologie, 2002, 43:1, pp 35-45.
2. Nous distinguons toutefois la « culture scientifique » qui désigne un ensemble de connaissances scientifiques relevant d’une culture générale en sciences, de la « culture de science » qui désigne un ensemble de connaissances épistémologiques sur la science. Cette seconde forme nous semble plus à même de préserver nos concitoyens des biais de pensée complotistes.
3. Douglas, K. et al. (2019) Understanding Conspiracy Theories, Political Psychology, 40, 51.
4. On peut trouver ces travaux sur le présent blog et sur la chaîne Youtube de Richard-Emmanuel Eastes. A écouter égalemnet : le podcast Pédagoscope “Complotisme et enseignement supérieur” : https://pedagoscope.ch/complotisme-et-enseignement-superieur/
5. Lire à ce sujet la tribune libre de Philippe Godard dans Sciences Critiques : Ce monde qui n’est plus le nôtre, 31 mai 2015.
6. Voir à ce sujet le dossier « Spécial Covid-19 » de Sciences Critiques.
7. Le complotisme tend à nos sociétés un miroir déformant. heidi.news, 6 mai 2021.
8. Face à la pandémie, où tracer la frontière entre propos critiques et complotistes ? heidi.news, 22 février 2021. Lire également le « Grand Entretien » de Sciences Critiques avec Brice Perrier : « L’hypothèse d’un virus augmenté en laboratoire est tout à fait plausible », 27 août 2021. A lire aussi : « Trois questions à » Etienne Decroly : « Un moratoire sur les expériences de virologie dangereuses devrait être mis en place », 2 mars 2021.
9. Kaufmann, L. (2019) Les rouages sociaux de l’imaginaire complotiste, REISO, Revue d’information sociale.
10. Le complotisme : une révolte ratée. The Conversation, 26 mai 2021.
11. Ibid.

Comment réagir aux argumentaires complotistes ? (4/4)

Depuis la campagne de Donald Trump, durant sa présidence, au moment de l’assaut du Capitole par les adeptes du mouvement QAnon, plus encore depuis le début de la pandémie de Covid-19 et aujourd’hui au sujet de la guerre en Ukraine, beaucoup a été dit sur le phénomène complotiste. Peut-être même trop. Mais la diversité des émissions, des articles et des ouvrages consacrés à ce sujet a au moins permis de comprendre une chose : il s’agit d’un phénomène complexe et multiforme, aux multiples causes, que l’on ne saurait réduire à un défaut de culture ou à un QI limité chez les adeptes de ses “théories”.

Phénomène social et psychologique bien plus que cognitif, le développement du complotisme mérite dès lors que l’on s’interroge non seulement sur ce qu’il est et sur la manière dont il se manifeste, mais également sur ce qu’il traduit. Sur ce qu’il dit de notre monde, des inégalités économiques, sociales et cognitives qui traversent nos sociétés, comme autant de forces d’éclatement tristement révélées à la faveur des crises politiques et sanitaires récentes.

C’est pour cette raison qu’il nous a semblé utile de rassembler la diversité des points de vue et des travaux académiques sur la question, de les digérer et de les condenser dans une série de vidéos dont la description figure en bas de cet article et dont le quatrième épisode vous est présenté ici (consultez ici les articles relatifs aux épisodes 1, 2 et 3).

 

Réagir aux argumentaires complotistes

Vous aimeriez pouvoir vous protéger des arguments complotistes ?

Vous avez raison car, comme nous l’avons vu dans notre précédent post, il est parfois difficile d’exercer son esprit critique et de dénoncer les dérives que l’on perçoit dans le fonctionnement de notre monde, sans risquer de céder à la facilité et de se laisser entraîner sur la pente glissante de la pensée complotiste. Il convient dès lors de s’en prémunir soi-même, mais également de savoir y réagir pour en protéger nos proches. Mais parler à une personne qui est enfermée dans ce type de pensée est particulièrement difficile. En effet, face à un système de pensée perverti par la démarche complotiste, toute critique est souvent perçue comme la preuve même de l’existence du complot.

Prenons un exemple. Vous êtes climatologue et vous voulez expliquer à votre voisin climatosceptique que oui, vraiment, l’évolution du climat de la Terre nous met tous en danger. Il vous rétorquera que propager la peur vous permet de conserver vos budgets de recherche et votre salaire. Et cela vous laissera sans voix…

Mais il existe plusieurs leviers pour contrer ce type de discours.

 

Lesquels ?

  • Le levier argumentatif d’abord. Dans certains cas, vous pouvez essayer de démonter les argumentaires complotistes, en expliquant par exemple que le gouvernement n’a pas besoin d’introduire des puces 5G dans notre corps puisque nous sommes tous traçables par nos téléphones portables.
  • Le levier cognitif (et technologique) ensuite. A vos amis et voisins qui font la preuve d’un scepticisme douteux, vous pouvez décrire le fonctionnement des algorithmes des réseaux sociaux. Vous pouvez aussi leur expliquer leurs propres biais cognitifs, ceux qui les poussent à croire des choses qui les empêchent finalement de penser.
  • Le levier épistémologique encore. Plutôt que de dire que vous avez raison « parce que » vous êtes scientifique, ou “parce que” vous avez lu tel livre ou vu telle émission, vous pouvez plutôt essayer d’expliquer “pourquoi” vous avez confiance en votre information. Si votre voisin croit que le GIEC est une officine politique, expliquez-lui par exemple comment cet organisme a été constitué, comment il travaille, et quelles études et méta-analyses il exploite pour rédiger ses scénarios.
  • Le levier psychosocial enfin. En tant qu’acteurs et actrices de la société, chacun peut également agir pour réduire l’importance des ingrédients du développement du phénomène complotiste. En sortant de sa bulle intellectuelle, en partageant son savoir avec le plus grand nombre, en luttant pour la réduction des inégalités sociales, en s’engageant pour la régulation de l’économie numérique… C’est quelque chose que vous pouvez faire au quotidien.

 

A présent, vous vous demandez peut-être quoi faire avec tout cela…

Et bien après avoir lu cet ensemble de textes et visionné les vidéos associées, vous pouvez commencer par les partager, mais aussi tout simplement essayer d’expliquer ce qu’est la pensée complotiste, et en quoi elle s’oppose à la démarche scientifique. Pourquoi elle ne peut pas produire des informations fiables et pourquoi elle menace la stabilité des démocraties.

La tâche est aussi immense que le problème est sérieux… tout le monde est concerné. Car comme l’écrivait la philosophe politique allemande et américaine Annah Arendt (1906-1975) :

« Le résultat d’une substitution cohérente et totale de mensonges à la vérité de fait n’est pas que les mensonges seront maintenant acceptés comme vérité, ni que la vérité sera diffamée comme mensonge, mais que le sens par lequel nous nous orientons dans le monde réel sera détruit. »

Vérité et politique, La crise de la culture, folio poche, 1972.

“Les complotistes n’ont jamais raison de l’être,
mais ils ont parfois de bonnes raisons de l’être”.

Sans cautionner pour autant l’attitude complotiste, cette série de vidéos ne constitue ni un procès à charge, ni une attaque en règle contre les personnes qui peuvent être amenées à défendre des thèses non vérifiables et incriminant des puissants, accusant ces derniers de conspirer pour leur intérêt et contre celui de citoyen·nes opprimé·es. Comme en atteste l’ensemble des vidéos présentées dans cette série de textes, elle constitue encore moins une tentative de faire passer pour du complotisme, en vue de les dénigrer, les discours critiques envers les médias ou les gouvernements. Elle prétend au contraire qu’il est possible d’exercer son esprit critique sans le faire de manière complotiste !

Par ce travail, nous tentons toutefois de montrer en quoi ces discours critiques, souvent portés par des préoccupations légitimes, ne sont intellectuellement pas acceptables lorsqu’ils prennent certaines formes et adoptent certaines méthodes. Lesquelles ? Celles-là même que nous nous sommes efforcés de caractériser aussi finement que possible, pour permettre à tout un chacun de comprendre ce que désignent vraiment les termes “complotisme” et “conspirationnisme”.

Une dernière précaution encore : même si le mouvement dit “antivax” se nourrit de nombreux argumentaires complotistes, alimentés eux-mêmes par un raz-de-marée de désinformation sur les réseaux sociaux, il n’est pas réductible à ce phénomène, qu’il dépasse très largement. On peut en effet être contre la vaccination (ou contre le pass sanitaire) et invoquer pour cela des arguments (plus ou moins pertinents bien sûr) qui ne relèvent pas du complotisme.

“REVEILLEZ-VOUS !” – Une playlist de la chaîne Savoirs en Société

Nourrie par de nombreuses références à la littérature scientifique, cette série de 8 vidéos de la chaîne www.savoirs-en-societe.ch aborde la thématique du phénomène complotiste en 4 temps :

  1. Spécificités du discours complotiste
  2. Aux origines du phénomène complotiste
  3. Pensée complotiste et pensée critique
  4. Réagir aux argumentaires complotistes

Les internautes y sont successivement invité·es à :

  1. Reconnaître les éléments de langage et les biais argumentatifs propres aux discours complotistes
  2. Comprendre les origines historiques et sociologiques du phénomène
  3. Analyser la nature et les spécificités de la pensée complotiste, et ce qui la distingue de la pensée critique
  4. Concevoir des stratégies de réaction aux argumentaires complotistes et de résistance à leur développement.

Chacun des thèmes traité est constitué systématiquement d’une présentation détaillée, suivie d’un résumé sous la forme d’un court film d’animation. Dans la description de chacune des vidéos thématiques se trouve également un texte résumé du sujet traité.

A nos ami·es lecteurs et lectrices

La question du complotisme, parce qu’elle fait référence à des questions socialement vives qui nourrissent des clivages désormais profonds dans notre société, a tendance à susciter facilement des réactions épidermiques. Ce texte et les vidéos associées constituent certes une tentative argumentée de tracer une ligne rouge entre un discours crédible et un argumentaire inacceptable, mais ils tentent surtout d’expliciter les rouages et les fondements du phénomène, et en aucun cas d’en dénigrer les représentants (du moins lorsque leurs “théories” ne sont pas objectivement abracadabrantesques).

Les idées présentées ici sont issues de réflexions personnelles nourries par la littérature académique mais, bien entendu, chacun·e est invité·e à les commenter et à les critiquer. L’espace de commentaires de cet article est prévu pour cela. Toutefois, afin de préserver un dialogue constructif et des échanges sereins, nous précisons d’emblée qu’aucun commentaire agressif, irrespectueux ou contraire aux règles de la bienséance ne sera validé lors du processus de modération. Nous vous demandons également de bien vouloir éviter les commentaires anonymes ; nous nous réservons le droit de bloquer tout propos rédigé sous pseudo ou avec une fausse adresse e-mail.

Pensée complotiste et pensée critique (3/4)

Depuis la campagne de Donald Trump, durant sa présidence, au moment de l’assaut du Capitole par les adeptes du mouvement QAnon, et plus encore depuis le début de la pandémie de Covid-19, beaucoup a été dit sur le phénomène complotiste. Peut-être même trop. Mais la diversité des émissions, des articles et des ouvrages consacrés à ce sujet a au moins permis de comprendre une chose : il s’agit d’un phénomène complexe et multiforme, aux multiples causes, que l’on ne saurait réduire à un défaut de culture ou à un QI limité chez les adeptes de ses “théories”.

Phénomène social et psychologique bien plus que cognitif, le développement du complotisme mérite dès lors que l’on s’interroge non seulement sur ce qu’il est et sur la manière dont il se manifeste, mais également sur ce qu’il traduit. Sur ce qu’il dit de notre monde, des inégalités économiques, sociales et cognitives qui traversent nos sociétés, comme autant de forces d’éclatement tristement révélées à la faveur des crises politiques et sanitaires récentes.

C’est pour cette raison qu’il nous a semblé utile de rassembler la diversité des points de vue et des travaux académiques sur la question, de les digérer et de les condenser dans une série de vidéos dont la description figure en bas de cet article et dont le troisième épisode vous est présenté ici (consultez ici les articles relatifs aux épisodes 1 et 2).

 

Pensée complotiste et pensée critique

Comment savoir si on devient complotiste ?

Si je m’inquiète de la manière dont les décisions politiques sont prises, si je pense que les lobbys ont trop de poids, ou si je crains que les géants du numérique n’exploitent mes données personnelles, cela signifie-t-il que je développe une pensée complotiste ? Bien évidemment non. Ces inquiétude relèvent de préoccupations citoyennes très légitimes et ne sont pas criticables en tant que telles.

On a le droit de se poser des questions ! On a le droit d’avoir un esprit critique ! Même se demander si vraiment la Terre est ronde, c’est bizarre mais c’est intéressant. Et il est bien évidemment sain de ne pas accepter toutes les évidences qui se présentent à nous. Parce que les vrais complots, ça existe. Et les informations erronées aussi.

En revanche, on n’a pas le droit de répondre à ces questions n’importe comment (en décidant de la conclusion au mépris des faits objectifs, par exemple). Ce qui est complotiste, ce ne sont pas les questions qu’on pose, c’est la manière dont on y répond. La méthode qu’on emploie pour élaborer ses certitudes.

On a le droit de se demander si Joe Biden est pédophile, si la CIA n’aurait pas pu organiser les attentats du 11 septembre, si les entreprises pharmaceutiques ont chercher à décrédibiliser des traitements médicamenteux pour pouvoir vendre davantage de vaccins. On a même le droit de se demander si ces vaccins servent à implanter des puces 5G dans nos organismes.

Mais ce qu’on ne peut pas faire, c’est poser cela comme des vérités préétablies, rassembler des faits isolés et, sous prétexte qu’ils ne sont pas en contradiction avec ces “vérités”, considérer ces faits comme des “preuves”. Une image de Joe Biden portant un enfant dans ses bras ne peut pas être la preuve qu’il est pédophile… sauf si on a décidé avant qu’il l’était.

Mais alors, comment faire pour répondre à ces questions ?

Depuis des siècles, les scientifiques et les philosophes des sciences élaborent des critères et des méthodes permettant de considérer qu’une proposition est fiable, qu’elle peut être considérée comme « vraie ». Du moins jusqu’à preuve du contraire. C’est ce que l’on nomme la « méthode scientifique ». Et c’est tout le contraire de la démarche complotiste !

Car ce que fait la démarche scientifique, ce n’est pas essayer d’étayer une conclusion préétablie, c’est poser une hypothèse et essayer de démontrer qu’elle est fausse. Oui oui, qu’elle est fausse ! Comment ? En faisant des expériences, en soumettant l’hypothèse à des collègues scientifiques, en se demandant quelles seraient les conséquences de l’hypothèse si elle était vraie et en vérifiant si ces conséquences sont observables, etc.

Et tant qu’on n’y arrive pas, on considère que l’hypothèse est valide. Si on fait ça avec la Terre plate, eh bien, devinez quoi… l’hypothèse ne tient pas longtemps. Par contre, on n’est encore jamais parvenu à invalider l’hypothèse de sa rotondité : jusqu’à preuve du contraire, elle est ronde.

Comment dès lors développer son esprit critique en ce sens ?

En comprenant tout simplement ceci : l’esprit critique, ce n’est pas remettre tout en question tout le temps. C’est se poser des questions, oui, mais c’est surtout questionner ses propres hypothèses, pour pouvoir les abandonner rapidement si elles sont fausses.

C’est aussi cela, avoir l’esprit scientifique !

“Les complotistes n’ont jamais raison de l’être,
mais ils ont parfois de bonnes raisons de l’être”.

Sans cautionner pour autant l’attitude complotiste, cette série de vidéos ne constitue ni un procès à charge, ni une attaque en règle contre les personnes qui peuvent être amenées à défendre des thèses non vérifiables et incriminant des puissants, accusant ces derniers de conspirer pour leur intérêt et contre celui de citoyen·nes opprimé·es. Comme en atteste la vidéo présentée plus haut, elle constitue encore moins une tentative de faire passer pour du complotisme, en vue de les dénigrer, les discours critiques envers les médias ou les gouvernements. Elle prétend au contraire qu’il est possible d’exercer son esprit critique sans le faire de manière complotiste !

Par ce travail, nous tentons toutefois de montrer en quoi ces discours critiques, souvent portés par des préoccupations légitimes, ne sont intellectuellement pas acceptables lorsqu’ils prennent certaines formes et adoptent certaines méthodes. Lesquelles ? Celles-là même que nous nous sommes efforcés de caractériser aussi finement que possible, pour permettre à tout un chacun de comprendre ce que désignent vraiment les termes “complotisme” et “conspirationnisme”.

Une dernière précaution encore : même si le mouvement dit “antivax” se nourrit de nombreux argumentaires complotistes, alimentés eux-mêmes par un raz-de-marée de désinformation sur les réseaux sociaux, il n’est pas réductible à ce phénomène, qu’il dépasse très largement. On peut en effet être contre la vaccination (ou contre le pass sanitaire) et invoquer pour cela des arguments (plus ou moins pertinents bien sûr) qui ne relèvent pas du complotisme.

“REVEILLEZ-VOUS !” – Une playlist de la chaîne Savoirs en Société

Nourrie par de nombreuses références à la littérature scientifique, cette série de 8 vidéos de la chaîne www.savoirs-en-societe.ch aborde la thématique du phénomène complotiste en 4 temps :

  1. Spécificités du discours complotiste
  2. Aux origines du phénomène complotiste
  3. Pensée complotiste et pensée critique
  4. Réagir aux argumentaires complotistes

Les internautes y sont successivement invité·es à :

  1. Reconnaître les éléments de langage et les biais argumentatifs propres aux discours complotistes
  2. Comprendre les origines historiques et sociologiques du phénomène
  3. Analyser la nature et les spécificités de la pensée complotiste, et ce qui la distingue de la pensée critique
  4. Concevoir des stratégies de réaction aux argumentaires complotistes et de résistance à leur développement.

Chacun des thèmes traité est constitué systématiquement d’une présentation détaillée, suivie d’un résumé sous la forme d’un court film d’animation. Dans la description de chacune des vidéos thématiques se trouve également un texte résumé du sujet traité.

A nos ami·es lecteurs et lectrices

La question du complotisme, parce qu’elle fait référence à des questions socialement vives qui nourrissent des clivages désormais profonds dans notre société, a tendance à susciter facilement des réactions épidermiques. Ce texte et les vidéos associées constituent certes une tentative argumentée de tracer une ligne rouge entre un discours crédible et un argumentaire inacceptable, mais ils tentent surtout d’expliciter les rouages et les fondements du phénomène, et en aucun cas d’en dénigrer les représentants (du moins lorsque leurs “théories” ne sont pas objectivement abracadabrantesques).

Les idées présentées ici sont issues de réflexions personnelles nourries par la littérature académique mais, bien entendu, chacun·e est invité·e à les commenter et à les critiquer. L’espace de commentaires de cet article est prévu pour cela. Toutefois, afin de préserver un dialogue constructif et des échanges sereins, nous précisons d’emblée qu’aucun commentaire agressif, irrespectueux ou contraire aux règles de la bienséance ne sera validé lors du processus de modération. Nous vous demandons également de bien vouloir éviter les commentaires anonymes ; nous nous réservons le droit de bloquer tout propos rédigé sous pseudo ou avec une fausse adresse e-mail.

Aux origines du phénomène complotiste (2/4)

Depuis la campagne de Donald Trump, durant sa présidence, au moment de l’assaut du Capitole par les adeptes du mouvement QAnon, et plus encore depuis le début de la pandémie de Covid-19, beaucoup a été dit sur le phénomène complotiste. Peut-être même trop. Mais la diversité des émissions, des articles et des ouvrages consacrés à ce sujet a au moins permis de comprendre une chose : il s’agit d’un phénomène complexe et multiforme, aux multiples causes, que l’on ne saurait réduire à un défaut de culture ou à un QI limité chez les adeptes de ses “théories”.

Phénomène social bien plus que psychologique ou cognitif, le développement du complotisme mérite dès lors que l’on s’interroge non seulement sur ce qu’il est et sur la manière dont il se manifeste, mais également sur ce qu’il traduit. Sur ce qu’il dit de notre monde, des inégalités économiques, sociales et cognitives qui traversent nos sociétés, comme autant de forces d’éclatement tristement révélées à la faveur des crises politiques et sanitaires récentes.

C’est pour cette raison qu’il nous a semblé utile de rassembler la diversité des points de vue et des travaux académiques sur la question, de les digérer et de les condenser dans une série de vidéos dont la description figure en bas de cet article et dont le second épisode vous est présenté ici (consultez ici l’article relatif au 1er épisode).

 

Aux origines du phénomène complotiste

Contrairement aux idées reçues, le complotisme est loin d’être un phénomène récent.

On trouve en effet des exemples de théories du complot tout au long de l’histoire, du Moyen-Âge à l’attentat du World Trade Center en passant par la Révolution française.

Les exemples en sont extrêmement variés mais, dans tous les cas, les supposés artisans du complot sont désignés : ce sont des individus, comme Bill Gates ou les Rockefeller, des organismes étatiques, comme l’ONU ou la CIA, des organisations secrètes, comme la franc-maçonnerie, et même parfois des groupes humains entiers, comme les juifs, les communistes ou, plus récemment, “les” écologistes. Ils sont accusés d’avoir volontairement déclenché des catastrophes ou d’avoir l’intention de le faire, dans leur intérêt propre.

Ces accusations sont portées sans preuves et même souvent à contrecourant des preuves, mais elles s’appuient sur des collections de faits isolés qui semblent donner du crédit à la théorie du complot. Dans certains cas, il n’y a même aucune preuve de catastrophe, aucun fait objectif. Comme lorsque le mouvement QAnon a récemment accusé le parti démocrate américain d’entretenir un réseau pédophile sous-terrain aux Etats-Unis.

Pour autant, il n’est pas aisé d’associer le complotisme à une cause unique.

Parce que des leviers de la pensée complotiste, il y en a beaucoup. Au contraire, à l’origine, il y a souvent des questionnements et des préoccupations très légitimes. Elles s’expriment simplement d’une mauvaise manière.

Il y a d’abord ceux et celles qui voient la marche du monde leur échapper et à qui cela fait peur, parce que cela se fait à l’encontre de leurs valeurs. Ils ont l’impression que la politique, l’économie et la science décident pour eux, ou plutôt contre eux, et ils n’ont pas toujours tort.

D’autres se sentent déclassé·es ou marginalisé·es et réalisent que leur sort est aux mains des élites, ce qui n’est pas toujours faux non plus. Les transformations du monde leur apparaissent comme un rouleau compresseur et ils ont besoin de désigner des boucs émissaires responsables de leurs maux. D’ailleurs, l’existence de vrais complots leur donne parfois raison !

Le terreau du complotisme est donc avant tout créé par le contexte social.

Les thèses complotistes apparaissent souvent absurdes à la plupart des gens. Pourquoi alors se propagent-elles si bien ?

Si les rumeurs ont toujours été véhiculées par de multiples canaux, les théories du complot du 21e siècle bénéficie de l’existence d’un accélérateur et d’une caisse de résonnance inédite : les réseaux sociaux. Par le truchement d’algorithmes perfectionnés, ils cherchent à tout prix à capter l’attention des internautes.

Certes, ils ne sont pas volontairement conçus pour encourager le complotisme, bien sûr. Mais comme ils propagent plus facilement les publications les plus partagées et les plus commentées, ils favorisent les interprétations les plus simples, et celles qui parlent directement aux gens. Ce faisant, ils enferment ces derniers dans des bulles d’informations concordantes.

Pourtant, les interprétations les plus parlantes ne sont pas toujours les plus justes… Et si on pouvait déjouer un complot mondial simplement en surfant sur Internet, ça se saurait !

“Les complotistes n’ont jamais raison de l’être,
mais ils ont parfois de bonnes raisons de l’être”.

Sans cautionner pour autant leur attitude, cette série de vidéos ne constitue ni un procès à charge, ni une attaque en règle contre les personnes qui peuvent être amenées à défendre des thèses non vérifiables et incriminant des puissants, accusant ces derniers de conspirer pour leur intérêt et contre celui de citoyen·nes opprimé·es. Elle constitue encore moins une tentative de faire passer pour du complotisme, en vue de les dénigrer, les discours critiques envers les médias ou les gouvernements. Elle prétend au contraire qu’il est possible d’exercer son esprit critique sans être complotiste, thème qui fait spécifiquement l’objet de l’une des 4 vidéos de la série.

Par ce travail, nous tentons toutefois de montrer en quoi ces discours critiques, souvent portés par des préoccupations légitimes, ne sont intellectuellement pas acceptables lorsqu’ils prennent certaines formes et adoptent certaines méthodes. Lesquelles ? Celles-là même que nous nous sommes efforcés de caractériser aussi finement que possible, pour permettre à tout un chacun de comprendre ce que désignent vraiment les termes “complotisme” et “conspirationnisme”.

Une dernière précaution encore : même si le mouvement dit “antivax” se nourrit de nombreux argumentaires complotistes, alimentés eux-mêmes par un raz-de-marée de désinformation sur les réseaux sociaux, il n’est pas réductible à ce phénomène, qu’il dépasse très largement. On peut en effet être contre la vaccination (ou contre le pass sanitaire) et invoquer pour cela des arguments qui ne relèvent pas du complotisme.

“REVEILLEZ-VOUS !” – Une playlist de la chaîne Savoirs en Société

Nourrie par de nombreuses références à la littérature scientifique, cette série de 8 vidéos de la chaîne www.savoirs-en-societe.ch aborde la thématique du phénomène complotiste en 4 temps :

  1. Spécificités du discours complotiste
  2. Aux origines du phénomène complotiste
  3. Pensée complotiste et pensée critique
  4. Réagir aux argumentaires complotistes

Les internautes y sont successivement invité·es à :

  1. Reconnaître les éléments de langage et les biais argumentatifs propres aux discours complotistes
  2. Comprendre les origines historiques et sociologiques du phénomène
  3. Analyser la nature et les spécificités de la pensée complotiste, et ce qui la distingue de la pensée critique
  4. Concevoir des stratégies de réaction aux argumentaires complotistes et de résistance à leur développement.

Chacun des thèmes traité est constitué systématiquement d’une présentation détaillée, suivie d’un résumé sous la forme d’un court film d’animation. Dans la description de chacune des vidéos thématiques se trouve également un texte résumé du sujet traité.

A nos ami·es lecteurs et lectrices

La question du complotisme, parce qu’elle fait référence à des questions socialement vives qui nourrissent des clivages désormais profonds dans notre société, a tendance à susciter facilement des réactions épidermiques. Ce texte et les vidéos associées constituent certes une tentative argumentée de tracer une ligne rouge entre un discours crédible et un argumentaire inacceptable, mais ils tentent surtout d’expliciter les rouages et les fondements du phénomène, et en aucun cas d’en dénigrer les représentants (du moins lorsque leurs “théories” ne sont pas objectivement abracadabrantesques).

Les idées présentées ici sont issues de réflexions personnelles nourries par la littérature académique mais, bien entendu, chacun·e est invité·e à les commenter et à les critiquer. L’espace de commentaires de cet article est prévu pour cela. Toutefois, afin de préserver un dialogue constructif et des échanges sereins, nous précisons d’emblée qu’aucun commentaire agressif, irrespectueux ou contraire aux règles de la bienséance ne sera validé lors du processus de modération. Nous vous demandons également de bien vouloir éviter les commentaires anonymes ; nous nous réservons le droit de bloquer tout propos rédigé sous pseudo ou avec une fausse adresse e-mail.

Spécificités du discours complotiste (1/4)

Depuis la campagne de Donald Trump, durant sa présidence, au moment de l’assaut du Capitole par les adeptes du mouvement QAnon, et plus encore depuis le début de la pandémie de Covid-19, beaucoup a été dit sur le phénomène complotiste. Peut-être même trop. Mais la diversité des émissions, des articles et des ouvrages consacrés à ce sujet a au moins permis de comprendre une chose : il s’agit d’un phénomène complexe et multiforme, aux multiples causes, que l’on ne saurait réduire à un défaut de culture ou à un QI limité chez les adeptes de ses “théories”.

Phénomène social bien plus que psychologique ou cognitif, le développement du complotisme mérite dès lors que l’on s’interroge non seulement sur ce qu’il est et sur la manière dont il se manifeste, mais également sur ce qu’il traduit. Sur ce qu’il dit de notre monde, des inégalités économiques, sociales et cognitives qui traversent nos sociétés, comme autant de forces d’éclatement tristement révélées à la faveur des crises politiques et sanitaires récentes.

C’est pour cette raison qu’il nous a semblé utile de rassembler la diversité des points de vue et des travaux académiques sur la question, de les digérer et de les condenser dans une série de vidéos dont la description figure en bas de cet article et dont le premier épisode vous est présenté ici (consultez ici les articles relatifs aux épisodes 2 et 3).

 

 

Spécificités du discours complotiste

Est-il possible d’isoler des traits caractéristiques de ce phénomène ?

Le complotisme (ou conspirationnisme), c’est d’abord une attitude, une certaine manière d’interpréter le monde, plus qu’un état mental global. On préférera donc parler de “tendance” ou de “pensée” complotiste chez un individu, plutôt que d’utiliser ce terme pour l’enfermer dans une identité spécifique en disant par exemple que c’est “un” ou “une” complotiste.

Pourquoi ? Parce qu’il serait un peu trop simple de considérer le complotisme comme une maladie mentale. Comme les fake news, le “fait complotiste” est d’abord un phénomène politique et social. Cela signifie que même si on peut le rencontrer dans toutes les catégories de la population, il n’arrive pas n’importe quand et dans n’importe quel contexte.

Et c’est peut-être la raison pour laquelle on en entend tellement parler ces temps-ci, ceci bien que le concept de “théorie du complot” ait été défini au milieu du 20ème siècle déjà.

Mais comment le reconnaître au milieu d’autres discours critiques ?

  • En premier lieu, le complotisme consiste toujours à attribuer la responsabilité d’un fait politique ou social, a priori désagréable pour une catégorie de la population, à un petit groupe de puissants supposés comploter secrètement dans leur propre intérêt.
  • Ensuite, il existe un vocabulaire spécifique au discours complotiste. Parmi les expressions les plus courantes, on retrouve invariablement “pensée unique”, “mouton”, “réveillez-vous” ou “médias mainstream”.
  • Enfin et surtout, le complotisme, c’est l’exact contraire de la démarche scientifique. Il consiste à supposer vraie une conclusion donnée et à chercher ensuite tous les faits qui sont susceptibles de la renforcer. Avec ce genre de démarche, on peut prouver n’importe quoi, même que la Terre est plate !

On pourrait toutefois se demander si, malgré tout le battage qui est fait autour de ce terme, les conséquences réelles de ses manifestations sont si graves que cela…

Hélas oui. Car même si l’on parvient à comprendre le phénomène, à reconnaître ses manifestations et à en identifier les causes, il n’est globalement pas sain pour la démocratie et le vivre ensemble.

Non seulement il polarise la société et jette un discrédit indifférencié sur les élites et les institutions économiques, politiques et intellectuelles, mais il nuit aussi profondément à notre capacité à nous mettre d’accord collectivement sur ce que l’on peut considérer comme “vrai”.

Comment, dans ces conditions, résoudre ensemble les problèmes du monde, de la pandémie de Covid-19 à la catastrophe climatique en cours ?

……

“Les complotistes n’ont jamais raison de l’être, mais ils ont parfois de bonnes raisons de l’être”.

Sans cautionner pour autant leur attitude, cette série de vidéos ne constitue ni un procès à charge, ni une attaque en règle contre les personnes qui peuvent être amenées à défendre des thèses non vérifiables et incriminant des puissants, accusant ces derniers de conspirer pour leur intérêt et contre celui de citoyen·nes opprimé·es. Elle constitue encore moins une tentative de faire passer pour du complotisme, en vue de les dénigrer, les discours critiques envers les médias ou les gouvernements. Elle prétend au contraire qu’il est possible d’exercer son esprit critique sans être complotiste, thème qui fait spécifiquement l’objet de l’une des 4 vidéos de la série.

Par ce travail, nous tentons toutefois de montrer en quoi ces discours critiques, souvent portés par des préoccupations légitimes, ne sont intellectuellement pas acceptables lorsqu’ils prennent certaines formes et adoptent certaines méthodes. Lesquelles ? Celles-là même que nous nous sommes efforcés de caractériser aussi finement que possible, pour permettre à tout un chacun de comprendre ce que désignent vraiment les termes “complotisme” et “conspirationnisme”.

Une dernière précaution encore : même si le mouvement dit “antivax” se nourrit de nombreux argumentaires complotistes, alimentés eux-mêmes par un raz-de-marée de désinformation sur les réseaux sociaux, il n’est pas réductible à ce phénomène, qu’il dépasse très largement. On peut en effet être contre la vaccination (ou contre le pass sanitaire) et invoquer pour cela des arguments qui ne relèvent pas du complotisme.

“REVEILLEZ-VOUS !” – Une playlist de la chaîne Savoirs en Société

Nourrie par de nombreuses références à la littérature scientifique, cette série de 8 vidéos de la chaîne www.savoirs-en-societe.ch aborde la thématique du phénomène complotiste en 4 temps :

  1. Spécificités du discours complotiste
  2. Aux origines du phénomène complotiste
  3. Pensée complotiste et pensée critique
  4. Réagir aux argumentaires complotistes

Les internautes y sont successivement invité·es à :

  1. Reconnaître les éléments de langage et les biais argumentatifs propres aux discours complotistes
  2. Comprendre les origines historiques et sociologiques du phénomène
  3. Analyser la nature et les spécificités de la pensée complotiste, et ce qui la distingue de la pensée critique
  4. Concevoir des stratégies de réaction aux argumentaires complotistes et de résistance à leur développement.

Chacun des thèmes traité est constitué systématiquement d’une présentation détaillée, suivie d’un résumé sous la forme d’un court film d’animation. Dans la description de chacune des vidéos thématiques se trouve également un texte résumé du sujet traité.

A nos ami·es lecteurs·trices

La question du complotisme, parce qu’elle fait référence à des questions socialement vives qui nourrissent des clivages désormais profonds dans notre société, a tendance à susciter facilement des réactions épidermiques. Ce texte et les vidéos associées constituent certes une tentative argumentée de tracer une ligne rouge entre un discours crédible et un argumentaire inacceptable, mais ils tentent surtout d’expliciter les rouages et les fondements du phénomène, et en aucun cas d’en dénigrer les représentants (du moins lorsque leurs “théories” ne sont pas objectivement abracadabrantesques).

Les idées présentées ici sont issues de réflexions personnelles nourries par la littérature académique mais, bien entendu, chacun est invité à les commenter et à les critiquer. L’espace de commentaires de cet article est prévu pour cela. Toutefois, afin de préserver un dialogue constructif et des échanges sereins, nous précisons d’emblée qu’aucun commentaire agressif, irrespectueux ou contraire aux règles de la bienséance ne sera validé lors du processus de modération. Nous vous demandons également de bien vouloir éviter les commentaires anonymes ; nous nous réservons le droit de bloquer tout propos rédigé sous pseudo ou avec une fausse adresse e-mail.