Spécificités du discours complotiste (1/4)

Depuis la campagne de Donald Trump, durant sa présidence, au moment de l’assaut du Capitole par les adeptes du mouvement QAnon, et plus encore depuis le début de la pandémie de Covid-19, beaucoup a été dit sur le phénomène complotiste. Peut-être même trop. Mais la diversité des émissions, des articles et des ouvrages consacrés à ce sujet a au moins permis de comprendre une chose : il s’agit d’un phénomène complexe et multiforme, aux multiples causes, que l’on ne saurait réduire à un défaut de culture ou à un QI limité chez les adeptes de ses “théories”.

Phénomène social bien plus que psychologique ou cognitif, le développement du complotisme mérite dès lors que l’on s’interroge non seulement sur ce qu’il est et sur la manière dont il se manifeste, mais également sur ce qu’il traduit. Sur ce qu’il dit de notre monde, des inégalités économiques, sociales et cognitives qui traversent nos sociétés, comme autant de forces d’éclatement tristement révélées à la faveur des crises politiques et sanitaires récentes.

C’est pour cette raison qu’il nous a semblé utile de rassembler la diversité des points de vue et des travaux académiques sur la question, de les digérer et de les condenser dans une série de vidéos dont la description figure en bas de cet article et dont le premier épisode vous est présenté ici (consultez ici les articles relatifs aux épisodes 2 et 3).

 

 

Spécificités du discours complotiste

Est-il possible d’isoler des traits caractéristiques de ce phénomène ?

Le complotisme (ou conspirationnisme), c’est d’abord une attitude, une certaine manière d’interpréter le monde, plus qu’un état mental global. On préférera donc parler de “tendance” ou de “pensée” complotiste chez un individu, plutôt que d’utiliser ce terme pour l’enfermer dans une identité spécifique en disant par exemple que c’est “un” ou “une” complotiste.

Pourquoi ? Parce qu’il serait un peu trop simple de considérer le complotisme comme une maladie mentale. Comme les fake news, le “fait complotiste” est d’abord un phénomène politique et social. Cela signifie que même si on peut le rencontrer dans toutes les catégories de la population, il n’arrive pas n’importe quand et dans n’importe quel contexte.

Et c’est peut-être la raison pour laquelle on en entend tellement parler ces temps-ci, ceci bien que le concept de “théorie du complot” ait été défini au milieu du 20ème siècle déjà.

Mais comment le reconnaître au milieu d’autres discours critiques ?

  • En premier lieu, le complotisme consiste toujours à attribuer la responsabilité d’un fait politique ou social, a priori désagréable pour une catégorie de la population, à un petit groupe de puissants supposés comploter secrètement dans leur propre intérêt.
  • Ensuite, il existe un vocabulaire spécifique au discours complotiste. Parmi les expressions les plus courantes, on retrouve invariablement “pensée unique”, “mouton”, “réveillez-vous” ou “médias mainstream”.
  • Enfin et surtout, le complotisme, c’est l’exact contraire de la démarche scientifique. Il consiste à supposer vraie une conclusion donnée et à chercher ensuite tous les faits qui sont susceptibles de la renforcer. Avec ce genre de démarche, on peut prouver n’importe quoi, même que la Terre est plate !

On pourrait toutefois se demander si, malgré tout le battage qui est fait autour de ce terme, les conséquences réelles de ses manifestations sont si graves que cela…

Hélas oui. Car même si l’on parvient à comprendre le phénomène, à reconnaître ses manifestations et à en identifier les causes, il n’est globalement pas sain pour la démocratie et le vivre ensemble.

Non seulement il polarise la société et jette un discrédit indifférencié sur les élites et les institutions économiques, politiques et intellectuelles, mais il nuit aussi profondément à notre capacité à nous mettre d’accord collectivement sur ce que l’on peut considérer comme “vrai”.

Comment, dans ces conditions, résoudre ensemble les problèmes du monde, de la pandémie de Covid-19 à la catastrophe climatique en cours ?

……

“Les complotistes n’ont jamais raison de l’être, mais ils ont parfois de bonnes raisons de l’être”.

Sans cautionner pour autant leur attitude, cette série de vidéos ne constitue ni un procès à charge, ni une attaque en règle contre les personnes qui peuvent être amenées à défendre des thèses non vérifiables et incriminant des puissants, accusant ces derniers de conspirer pour leur intérêt et contre celui de citoyen·nes opprimé·es. Elle constitue encore moins une tentative de faire passer pour du complotisme, en vue de les dénigrer, les discours critiques envers les médias ou les gouvernements. Elle prétend au contraire qu’il est possible d’exercer son esprit critique sans être complotiste, thème qui fait spécifiquement l’objet de l’une des 4 vidéos de la série.

Par ce travail, nous tentons toutefois de montrer en quoi ces discours critiques, souvent portés par des préoccupations légitimes, ne sont intellectuellement pas acceptables lorsqu’ils prennent certaines formes et adoptent certaines méthodes. Lesquelles ? Celles-là même que nous nous sommes efforcés de caractériser aussi finement que possible, pour permettre à tout un chacun de comprendre ce que désignent vraiment les termes “complotisme” et “conspirationnisme”.

Une dernière précaution encore : même si le mouvement dit “antivax” se nourrit de nombreux argumentaires complotistes, alimentés eux-mêmes par un raz-de-marée de désinformation sur les réseaux sociaux, il n’est pas réductible à ce phénomène, qu’il dépasse très largement. On peut en effet être contre la vaccination (ou contre le pass sanitaire) et invoquer pour cela des arguments qui ne relèvent pas du complotisme.

“REVEILLEZ-VOUS !” – Une playlist de la chaîne Savoirs en Société

Nourrie par de nombreuses références à la littérature scientifique, cette série de 8 vidéos de la chaîne www.savoirs-en-societe.ch aborde la thématique du phénomène complotiste en 4 temps :

  1. Spécificités du discours complotiste
  2. Aux origines du phénomène complotiste
  3. Pensée complotiste et pensée critique
  4. Réagir aux argumentaires complotistes

Les internautes y sont successivement invité·es à :

  1. Reconnaître les éléments de langage et les biais argumentatifs propres aux discours complotistes
  2. Comprendre les origines historiques et sociologiques du phénomène
  3. Analyser la nature et les spécificités de la pensée complotiste, et ce qui la distingue de la pensée critique
  4. Concevoir des stratégies de réaction aux argumentaires complotistes et de résistance à leur développement.

Chacun des thèmes traité est constitué systématiquement d’une présentation détaillée, suivie d’un résumé sous la forme d’un court film d’animation. Dans la description de chacune des vidéos thématiques se trouve également un texte résumé du sujet traité.

A nos ami·es lecteurs·trices

La question du complotisme, parce qu’elle fait référence à des questions socialement vives qui nourrissent des clivages désormais profonds dans notre société, a tendance à susciter facilement des réactions épidermiques. Ce texte et les vidéos associées constituent certes une tentative argumentée de tracer une ligne rouge entre un discours crédible et un argumentaire inacceptable, mais ils tentent surtout d’expliciter les rouages et les fondements du phénomène, et en aucun cas d’en dénigrer les représentants (du moins lorsque leurs “théories” ne sont pas objectivement abracadabrantesques).

Les idées présentées ici sont issues de réflexions personnelles nourries par la littérature académique mais, bien entendu, chacun est invité à les commenter et à les critiquer. L’espace de commentaires de cet article est prévu pour cela. Toutefois, afin de préserver un dialogue constructif et des échanges sereins, nous précisons d’emblée qu’aucun commentaire agressif, irrespectueux ou contraire aux règles de la bienséance ne sera validé lors du processus de modération. Nous vous demandons également de bien vouloir éviter les commentaires anonymes ; nous nous réservons le droit de bloquer tout propos rédigé sous pseudo ou avec une fausse adresse e-mail.

Richard-Emmanuel Eastes

Responsable du Service d'Appui et de Développement Académique et Pédagogique (SADAP) de la Haute Ecole spécialisée de Suisse Occidentale (HES-SO, Delémont)   //   Membre associé du Laboratoire d'Etude des Sciences et des Techniques (STS Lab) de la Faculté des Sciences Sociales et Politiques de l'Université de Lausanne (UNIL)   //   Lead scientist chez Gjosa SA (Bienne) // Consultant en Communication scientifique & Ingénierie cognitive, CEO de la société SEGALLIS (Sorvilier)   // Partenaire académique de la société Creaholic (Bienne)   //   Président de l'association de médiation culturelle musicale Usinesonore (Bienne)

16 réponses à “Spécificités du discours complotiste (1/4)

  1. En Suisse romande, Genève, Lausanne, Neuchâtel, la gauche encourage l’installation de populations étrangères qui bénéficient du droit de vote au niveau municipal. C’est la gauche qui a fait adopter le vote des étrangers au niveau municipal et même cantonal (Neuchâtel) dans ces cantons ou elle est forte. Comme ces personnes étrangères sont généralement dépendantes de l’aide sociale, elles ont intérêt à voter pour la gauche rose verte qui leur garantit le maintien d’une rente, au dépens de la population suisse de souche. Ainsi, on constate que cette politique de la gauche lui pemet de se créer un électorat captif qui réélit toujours les municipalités rose vertes, et même souvent les gouvernements cantonaux grâce au vote des naturalisés (à la va vite) . D’autre part, au niveau fédéral la gauche rose verte pèse de tout son poids pour qu’on facilite la naturalisation des étrangers.

    Jusqu’ici, je n’ai énoncé que des faits objectifs constatables et vérifiables.

    De ces faits, je tire des conclusions : je pense qu’il existe une volonté politique de la gauche d’ouvrir les vannes à l’immigration, d’encourager le droit de vote des étrangers au moins au niveau municipal, et cantonal, siboissible même fédéral, ainsi que de faciliter la naturalisation des étrangers. Et cette volonté politique (qui est d’ailleurs elle aussi vérifiable en lisant les programmes des partis de gauche: PS, Verts et extrême gauche), s’explique pratiquement par le fait que cette politique a pour résultat de permettre à la gauche de créer de toutes pièces une majorité électorale en sa faveur, par l’existence d’un électorat captif dépendant de l’aide sociale et donc de se maintenir facilement au pouvoir ce qu’on constate à Lausanne et à Genève, notamment.

    Question: suis-je complotiste ?

    1. Non, pas complotiste.
      Un complot est par essence secret, or personne n’est dupe de la volonté de la gauche d’élargir son électorat.

    2. Bonjour et merci pour votre commentaire. Je suppose que votre question est de pure forme mais je vais tout de même vous donner mon opinion, qui n’engage que moi bien entendu.

      A moins que vous ne soyez un tenant de la “théorie du grand remplacement” popularisée par Renaud Camus, qui me semble prolonger d’assez près votre réflexion, il est clair que le fait de soupçonner un parti politique de s’attirer des voix ne fait pas de vous un complotiste.

      Mais cela ne signifie évidemment pas pour autant que vous ayez raison ; ce serait un peu facile.

      En premier lieu, par exemple, peut-être que donner le droit de vote aux citoyens étrangers qui paient leurs impôts dans leur commune relève (au moins partiellement) d’autres valeurs que d’un simple calcul électoraliste.

      En second lieu, il me semble assez contestable que la gauche se maintienne au pouvoir à la simple faveur du vote des “étrangers” dans les villes que vous citez. Comparez simplement les effectifs des personnes concernées d’une part, et les écarts de suffrages en termes de voix d’autre part : vous constaterez que votre argument ne tient pas.

      Il ne tient pas non plus dans d’autres pays comme les Etats-Unis, où nombre de personnes originaires des pays du sud de l’Amérique disposant du droit de vote ont voté pour D. Trump aux dernières élections.

      Et tant que nous sommes en Amérique, je ne peux pas imaginer que vous ne soyez pas au courant des manœuvres conduites par les Républicains depuis des décennies pour réorganiser le découpage des zones électorales à leur avantage. Voir par exemple cet article de recherche sur la question : https://www.cairn.info/revue-herodote-2013-2-page-129.htm

      Ou les tentatives de ce même parti pour limiter l’accès aux urnes aux électeurs prétendument démocrates lors des dernières élections toujours. Voir par exemple cet article publié par un journal français plutôt de droite : https://www.lexpress.fr/actualite/monde/amerique-nord/aux-etats-unis-une-loi-electorale-republicaine-provoque-un-tolle_2147765.html

      Je ne parle pas, bien entendu, du forcing conduit par ce même parti pour empêcher Barack Obama de nommer un juge à la Cour Suprême dans les derniers mois de son mandat, Donald Trump n’ayant eu aucun scrupule à non seulement le faire, mais à rompre sans vergogne l’équilibre des forces au sein de cette noble assemblée. Au profit de l’idéologie républicaine bien entendu.

      Certes, tout ceci est parfaitement légal et passe par les voies (et les voix) démocratiques. Mais ainsi en va-t-il également des propositions de “la gauche” suisse pour proposer ce vote des étrangers que vous honnissez.

      Alors, quand bien même “la gauche” serait à ce point dévoyée pour correspondre à la caricature que vous en faite, je crois bien qu’elle ne serait pas la seule dans ce cas. Je crois même qu’il existe, de l’autre côté de l’échiquier politique, de bien pires exemples de malversations électoralistes. A tel point que si j’étais de droite, je ne la ramènerais pas trop sur cette question-là.

      Parce que, bien entendu, le parti responsable de l’initiative sur l’immigration de masse n’a lui, jamais au grand jamais, tenté d’influencer l’opinion par des campagnes de communication anxiogènes et nauséabondes
      financées à coup de millions de francs, jusque dans nos boîtes aux lettres.

      Pour en revenir à votre question, donc : non, vous n’êtes probablement pas complotiste. Mais cela ne vous donne par pour autant l’assurance que votre pensée ne soit pas biaisée par votre haine de “la gauche” et vos préjugés sur 1/ les “étrangers”, 2/ les bénéficiaires de l’aide sociale et 3/ les modalités d’accès à la nationalité suisse qui figurent pourtant, et de très loin, parmi les plus exclusives de tous les pays du monde.

  2. Il n’y a vraiment rien de plus troublant et étrange que le discours complotiste. “Légitimé” par l’élection de Donald Trump, puis aggravé par les réseaux sociaux, le phénomène complotiste, qui se perdaient jadis dans le bruit de fond, sort des USA et nous tartine désormais de partout.
    Comment des gens supposés intelligents peuvent-ils adhérer à des discours si grossièrement insensés? C’en est même à se demander s’ils y adhèrent vraiment, tant ces théories relèvent de l’irrationnel. Les psychiatres auraient-ils une explication?

  3. “Un petit groupe de puissants complotent secrètement contre notre propre intérêt”

    Tel est donc l’objet du délit actuel. Il est devenu mal vu de penser que, quelque part dans le monde, des gens s’organisent pour mener des affaires dans leurs propres intérêts. Je devrais donc penser que toutes les entreprises, quelque soit leur taille et tous les humains du monde font passer mon bien-être personnel à moi avant le leurs ? Ou alors est-ce qu’il faudrait penser que toutes les entités du monde s’appliquent à ne faire aucun préférence entre leurs propres intérêts et mon intérêt à moi ? Ça ne tient pas la route non plus.

    N’est-il pas bien plus raisonnable de partir du principe, pourtant simple et communément admis, qui veut que chacun agit d’abord dans son propre intérêt ? Certes, cela ne fait pas les affaires des tenants de la théorie du complotisme en tant que danger sociétal, dont vous faîtes partie, mais c’est indépassable et évident: les gens, les entreprises, les politiciens et les institutions agissent d’abord dans leur propre intérêts, et ensuite dans celui des autres.

    Quand vous lisez une publicité d’un opérateur téléphonique ou d’une compagnie d’assurance qui communique avec un slogan du style “ce qui compte pour nous, c’est vous” est-ce que, selon vous, cela signifie vraiment que les clients passent avant tout pour cette entreprise, ou n’est-ce qu’un message publicitaire pour se faire bien voir ?

    Donc, oui, il y a toujours eu et il y aura toujours des gens et diverses entités qui s’organisent dans leurs propres intérêts et pas dans mon intérêt à moi. C’est tout à fait normal et dans l’ordre des choses. Ce qui l’est moins, en revanche, c’est que certains stigmatisent ceux qui ont cette pensée toute simple et basique.

    En vérité, que cache cette tentative de stigmatisation ?

    Il est clair que ceux qui sont visés par les critiques dites complotistes font partie des élites (personnes physiques, politiciens, médias, industrie, institutions..). Notre société devenant de plus en plus inégalitaire, les élites, pour faire face à ces critiques, ont le choix. Soit elles répondent factuellement à ces critiques et établissent un dialogue, au risque de réduire leur domination, soit elles nient tout en bloc et essaient de faire passer les voix critiques pour des illuminés.

    Dans une démocratie saine, les élites auraient préféré la première option. Dans la nôtre, elles préfèrent conserver et renforcer leur position dominante, s’exonérer de leur responsabilité sociale et diffuser l’idée que toute critique des élites relève d’un délire proche de la maladie mentale. Il s’agit donc en réalité de la lutte des classes, ni plus ni moins. Avec cette fois-ci une tentative de manipulation mentale.

    “Pensez par vous-même”

    L’explication que vous en faîtes est spécieuse: une personne qui pense par elle-même ne va pas, comme vous le décrivez, rester seule et penser sans support de réflexion. Elle va au contraire lire ou écouter des médias, des blogs, des avis d’experts, etc., et ensuite se faire son propre avis sur un sujet donné en faisant la synthèse. Le contraire d’une personne qui pense par elle-même, c’est quelqu’un qui ne lit qu’un journal ou ne regarde que les informations à la télévision et qui croira ce qu’elle y a lu ou entendu.

    1. Bonjour et merci pour votre commentaire fort intéressant et constructif.

      Comme vous pourrez le constater dans les vidéos suivantes, si l’envie vous vient de les visionner, je suis globalement d’accord avec vous. Les personnes qui soutiennent des thèses complotistes ont souvent de bonnes raisons de le faire, et c’est ce que j’essaie d’expliquer pour que, justement, elles ne soient pas systématiquement tournées en ridicule. En effet, les leviers du complotisme sont sociaux avant d’être cognitifs. Certains sociologues considèrent même qu’il s’agit d’un proto-engagement politique.

      Le problème, et c’est ce qu’il est également très important d’expliquer, c’est que la pensée complotiste, aussi légitime qu’elle soit parfois (parfois seulement, il ne faut pas non plus exagérer et supporter n’importe quelle élucubration platiste ou sataniste), non seulement cible rarement les bonnes personnes mais se trompe en outre totalement de méthode.

      Sur les personnes : les complots existent, certes. Une discipline académique (l’agnotologie) a été inventée pour étudier la fabrication du doute et de l’ignorance. Les consortium internationaux de journalistes dévoilent sans arrêt des scandales d’évasion fiscale. Les associations comme Public Eye ou Oxfam dénoncent quotidiennement les abus des puissants. Mais elles le font avec des moyens bien différents de la plupart des gens qui vous parlent de “médias mainstream” ou vous traitent de mouton alors que vous êtes justement (c’est bête) spécialiste de la question. Ces gens qui se nourrissent, comme vous le dites, de blogs (dans le meilleur des cas), de vidéos youtube et de posts Facebook. Et qui croient penser par eux-mêmes alors qu’ils pensent en rond dans leur cage-bulle de filtrage.

      Sur la méthode : le complotisme, ce n’est pas avoir conscience que “quelque part, quelqu’un agit dans son propre intérêt et pas dans mon intérêt à moi”. C’est vous qui caricaturez le concept qui a un peu plus d’épaisseur que ce que vous semblez sous-entendre (et qui a été forgé dans les années 40 par le philosophe Karl Popper lui-même) : le complotisme, c’est l’inverse de la démarche d’investigation de la science, de la police ou du journalisme. Il consiste à antéposer la thèse en laquelle on a décidé a priori de croire et chercher ensuite dans le réel tous les éléments susceptibles de l’attester. Or de telles “preuves”, on en trouve toujours. Pour simplifier, le complotiste porte un regard sur absolument tout, sauf sur l’hypothèse du complot. Ceci sera détaillé dans la vidéo n°3.

      Ainsi donc, si je fais ces vidéos, c’est non seulement pour aider mes concitoyens à comprendre les origines psychosociales du phénomène (vidéo n°2), mais aussi pour permettre à tout un chacun d’apprendre à exercer son esprit critique sans verser dans un complotisme contre-productif et absurde. La vidéo n°4 donnera des pistes pour soutenir ses proches dans cette voie. Je rejette dès lors totalement l’accusation de stigmatisation. Vous avez mal lu ou mal écouté.

      Oui, le complotisme est dangereux. Pas nécessairement les complotistes eux-mêmes. Il est dangereux autant pour ceux qui le manifestent (parce qu’il est stérile et les enferme) que pour l’ensemble de la société. Car comme l’écrivait Annah Arendt dans « Vérité et politique » (La crise de la culture, folio poche, 1972) : « Le résultat d’une substitution cohérente et totale de mensonges à la vérité de fait n’est pas que les mensonges seront maintenant acceptés comme vérité, ni que la vérité sera diffamée comme mensonge, mais que le sens par lequel nous nous orientons dans le monde réel sera détruit ».

      1. Merci pour votre réponse et ce dialogue.

        Concernant la stigmatisation: vous êtes vous-même effectivement modéré dans votre approche, néanmoins, votre explication du complotisme comprend bel et bien la stigmatisation des discours dits complotistes et donc, indirectement, de leurs auteurs. Etant donné que vous pensez que le complotisme est un danger pour la société dans son ensemble, vous êtes cohérent et cette stigmatisation – ou mise en cause, si vous préférez – est légitime.

        Pourtant, j’ai l’impression que votre théorie sur le complotisme est elle-même complotiste si on en croit les indicateurs, et particulièrement la démarche scientifique. Vous partez de la thèse que le complotisme existe en tant que tel et cherchez des faits susceptibles de confirmer cette thèse. Vous ne formulez pas une hypothèse pour essayer de la mettre en défaut.

        Je pense que ce concept de complotisme est une théorie qui permet de mettre dans le même panier des critiques légitimes et des théories loufoques dans le but de décrédibiliser les premières. Ainsi, les critiques sur la gestion de la crise sanitaire (pour prendre l’exemple actuel) sont amalgamées aux théories de la Terre plate, etc. et peuvent être facilement bottées en touche par le gouvernement et les médias.

        “Ces gens qui se nourrissent, comme vous le dites, de blogs (dans le meilleur des cas), de vidéos youtube et de posts Facebook. Et qui croient penser par eux-mêmes alors qu’ils pensent en rond dans leur cage-bulle de filtrage.”

        Chacun pense dans sa cage-bulle de filtrage. La société est ainsi faite: nous sommes des êtes sociaux et répondons à une multitudes de stimuli sociaux et de réflexes conditionnés.

        Cette théorie selon laquelle il y aurait d’un côté des gens qui savent penser, parce qu’ils ont des titres universitaires, des diplômes, des postes importants, etc. et de l’autre des gens qui ne savent pas penser parce qu’ils n’en ont pas est dangereuse sociétalement et pas du tout fondée scientifiquement. C’est l’exact opposé à la philosophie des Lumières.

        1. Merci pour votre commentaire très intéressant, auquel je vais tenter de répondre de manière constructive.

          Concernant la stigmatisation. Je stigmatise en effet (et bien évidemment) la pensée complotiste, ou du moins une certaine manière d’aborder les problèmes de la société qui relève de ce phénomène (nous parlerons de son existence et de sa définition plus loin). Cela ne signifie pas pour autant que je stigmatise ses auteurs. Je répète ce que je dis dans mes vidéos : ces personnes ont de bonnes raisons de l’être, mais elles n’ont pas raison de l’être. Elles remettent en cause le système parce qu’elles estiment qu’il les opprime, elles posent parfois les bonnes questions, mais y répondent extrêmement mal (et ce, autant à leur détriment qu’à celui de ceux qu’elles prétendent attaquer car le complotisme est non seulement contreproductif mais il isole encore un peu plus les personnes qui en sont dès lors à la fois les actrices et les victimes – Voir par exemple l’excellent film “Behind the curve” sur le mouvement platiste, traité de manière absolument pas caricaturale). Dit autrement : on peut stigmatiser la drogue sans stigmatiser ceux et celles qui en consomment. C’est pareil pour le complotisme.

          Sur la nature complotiste de la dénonciation du complotisme. Votre remarque est très intéressante. Mais elle ne tient pas. Rappelons-nous que le complotisme 1/ désigne la croyance en l’action secrète de puissants pour justifier des phénomènes politiques ou sociaux, 2/ utilise cette caractéristique pour rendre ses thèses “non falsifiables” au sens de Popper, c’est-à-dire pour prétendre que s’il n’y a pas de preuves du complot, c’est justement parce qu’il y a un complot des puissants pour dissimuler ces preuves, et 3/ antépose la thèse du complot et recherche dans le réel des traces susceptibles d’être compatibles avec cette thèse (le complotisme consiste à exercer son esprit critique sur tout sauf sur l’existence du complot qu’il prétend dénoncer).
          La dénonciation du complotisme correspond-elle à ces caractéristiques ? A la première, assurément non : ceux qui dénoncent le complotisme ne pensent pas qu’il est le fait d’un groupe de puissants agissant en secret. A la seconde, pas davantage et il faut un peu plus de temps pour le montrer.
          Prenons pour commencer la phrase “Dieu existe”. Est-elle falsifiable ? Non, car ne pas être en mesure de prouver l’existence de Dieu n’indique pas nécessairement qu’il n’existe pas : il a peut-être simplement fait en sorte que ce ne soit pas possible (comme les “puissants” des complotistes). Conclusion : la religion n’est pas falsifiable au sens de Popper, ce n’est donc pas une science (cela n’implique d’ailleurs pas nécessairement que Dieu n’existe pas, de même qu’il peut arriver qu’une thèse complotiste dénonce par hasard un complot véritable, mais c’est une autre histoire).
          Prenons à présent la phrase “Le complotisme existe”. La proposition est cette fois tout à fait falsifiable. En effet, sur la base de sa définition très précise, tentons de la faire mentir et cherchons partout où nous pensons que le complotisme pourrait exister : si nous n’en trouvons pas, la proposition sera mise en défaut. Elle est donc falsifiable car je peux essayer de la mettre en doute avec la certitude d’y arriver si elle est fausse : elle peut être considérée comme une hypothèse scientifique. Contrairement au complotisme.
          Venons-en à présent à la troisième de ces caractéristiques, puisque c’est sur elle que vous m’attaquez. Les sociologues antéposent-ils la thèse selon laquelle le complotisme existe ? La question n’a guère de sens puisqu’il ne s’agit pas d’une thèse mais d’une définition. C’est comme si vous disiez que, parce que j’antépose la thèse de l’existence du chômage et que je cherche ensuite dans la société des gens à nommer “chômeurs”, j’adopte une démarche complotiste. Non : je décris un phénomène visible et objectivable qui est le chômage, puis je regarde la société et, si je trouve des personnes qui vérifient cette définition, j’en déduis que le chômage existe.
          Ceci étant dit, je vous remercie pour l’argument car il m’a obligé à réfléchir : lorsqu’on pose une définition, on le fait effectivement “a priori”. Mais puisqu’il s’agit d’une définition, il suffit d’un exemple pour valider le fait qu’elle désigne quelque chose de réel. Ce n’est pas tout à fait pareil que de décider que le gouvernement français a organisé les attentats du Bataclan et d’aller ensuite dénicher une vidéo dans laquelle, deux jours avant, on voit des policiers marcher sur le toit d’une maison adjacente.
          Reste que si la définition est mal construite (comme par exemple celle de “catégorie socio-culturelle”), il est possible qu’on croit en trouver la manifestation réelle mais que ce qu’on observe désigne pourtant autre chose. Est-ce le cas du complotisme ? J’en doute fort. La définition est précise et les manifestations si nombreuses et modélisables (voir le schéma CONSPIRE de ma 1ère vidéo) qu’il y a tout lieu de penser qu’il désigne quelque chose de bien réel.

          En réponse à votre troisième paragraphe, il n’est donc pas possible de dire que “le concept de complotisme est une théorie”. Un concept n’est pas une théorie. C’est un concept. La théorie, c’est justement l’explication que l’on peut développer à partir de ce concept, pour expliciter la manière dont il survient, dont il s’exprime. Et à ce stade, nulle part dans mes écrits et mes vidéos vous ne trouverez de “théorie” assimilant toute critique à du complotisme. Bien au contraire, il est très facile de montrer en quoi le complotisme est certes une forme de critique, mais une critique qui est justement NON légitime ; et ce en argumentant avec des éléments très concrets. Ainsi, pour revenir à votre exemple, il y a d’une part des critiques de la gestion de la crise sanitaire qui sont complotistes et s’expriment sur la même base argumentaire farfelue que le platisme. Mais il existe d’autres critiques de la gestion de la crise sanitaire qui s’expriment de manière tout à fait construite, argumentée et légitime, sans verser dans le mode complotiste. Le complotisme n’est pas une question de sujet, c’est une question d’approche et de démarche intellectuelle. A l’inverse, je vois beaucoup de personnes qui avancent des arguments faibles et qui, face aux contradictions qui leur sont opposées, se réfugient derrière le “on ne peut plus être critique sans être accusés de complotisme”. Si, on peut. Mais ça se mérite. Et il y a des critiques complotistes quand-même.

          Pour terminer, oui, nous pensons tous dans un cadre qui modèle (ou biaise) notre vision du monde. Lorsque l’on parle de “bulle de filtrage”, on parle toutefois à nouveau d’un phénomène bien précis : le fait de tourner en rond dans son cercle “d’amis” FB, dans un cadre non seulement de plus en plus étriqué au fur et à mesure que l’on “bloque” ses contradicteurs et que les algorithmes nous dirigent vers ce que nous aimons pour nous faire visionner plus de pub (voir par exemple l’excellent reportage “The social dilemma”), mais surtout dans un cadre de plus en plus imperméable à toute influence contradictoire. Lorsqu’on accepte de lire ce qui nous dérange, de débattre avec quelqu’un qui n’est pas d’accord, on sort de sa bulle de filtrage. C’est ce que nous sommes tous deux en train de faire en conduisant cette conversation. Parce que nous tentons de comprendre nos arguments réciproques, nous ne pensons pas “par nous-mêmes”. Parce que vous lisez un blog du Temps, parce que je fais intervenir sur ce même blog un Nicolas Casaux dont je ne partage pas la visino du monde tout en la trouvant intéressante, nous ne pensons pas “par nous-mêmes”. Connaissez-vous des gens qui prétendent ne plus lire les journaux et ne consomment de médias que sur CNews, consacrant le reste de leur instruction aux réseaux sociaux ? J’en connais ; dans mon village, dans ma famille. Je peux vous dire que je parle d’expérience et que ce que je décris existe bel et bien.

          Quant à votre dernière phrase, je ne suis pas sûr de partager votre point de vue. Penser convenablement, cela s’apprend. Il est donc possible que certaines personnes pensent mieux et plus efficacement que d’autres. Cela ne signifie évidemment pas qu’il ne faille laisser penser que ceux-là, bien évidemment. C’est même l’idée fondamentale de la démocratie que de donner le même poids décisionnel à chaque personne. Quant à la philosophie des lumières, elle ne consiste pas, non, à démagogiquement faire croire que n’importe quel·le analphabète est capable de la même analyse de l’efficacité et des effets du vaccin à ARNm qu’un·e épidémiologue qui a consacré sa carrière à cette question. Elle consiste en revanche à considérer 1/ qu’avec un minimum d’instruction, il·elle en serait tout autant capable et 2/qu’il faut tout faire pour éviter qu’il y ait des analphabètes. Partager avec le plus grand nombre ce que j’ai eu la chance d’apprendre, plutôt que de le conserver pour moi à mon propre profit, voilà ce à quoi je m’emploie depuis 30 ans dans tous les aspects de ma vie professionnelle.

          1. Concernant le dernier paragraphe, vous m’avez mal compris. Je ne parle pas de capacités ou de compétences, mais de capital social et de pouvoir.

            Ce qui s’impose comme vérité établie dans notre société est moins une question de capacités de réflexion et de compétences pointues dans tel ou tel domaine qu’une question de capacité de diffuser cette vérité à large échelle par des canaux bien établis.
            La philosophie des Lumières consiste à considérer le message quelque soit le capital social du messager. On s’en éloigne donc.

      2. Concernant Hannah Arendt, elle parlait des mensonges des gouvernements et du pouvoir en général, pas du bas peuple. Elle a aussi dit:

        “A partir du moment où il n’y a plus de presse libre, tout peut arriver. Ce qui permet à un régime totalitaire ou une dictature de gouverner, c’est le fait que les gens ne soient pas informés. Comment pouvez-vous vous faire une opinion si vous n’êtes pas informés? Si tout le monde ment en permanence, la conséquence n’est pas que vous croyez aux mensonges, mais que plus personne ne croit à rien… Et un peuple qui ne croit plus en rien ne peut pas réfléchir . Il est non seulement privé de sa capacité d.agir mais aussi de sa capacité de penser et de juger. Avec un tel peuple, vous pouvez faire ce qu’il vous plaît.”

        1. Tout à fait. Je sais ce qu’a écrit et dit Annah Arendt.
          Ce ne sont pourtant pas les gouvernements et le pouvoir qui remettent en question la légitimité de la presse ces temps-ci. Et la phrase “Comment pouvez-vous vous faire une opinion si vous n’êtes pas informés ?” résonne particulièrement bien avec l’avalanche de désinformation qui s’est abattue sur la question de la vaccination depuis quelques mois. Et cette désinformation-là, elle n’est pas non plus due aux gouvernements (sauf peut-être au Brésil, en Hongrie ou aux Etats-Unis avant les dernières élections).
          Cela ne signifie évidemment pas que la liberté de la presse n’est pas en même temps menacée par les intérêts des milliardaires avides d’ajouter des médias à leur tableau de chasse…

          1. “Ce ne sont pourtant pas les gouvernements et le pouvoir qui remettent en question la légitimité de la presse ces temps-ci.”

            Ça ne l’était pas non plus pendant la période qu’à vécu et décrit Hannah Arendt.

            Vous pensez avoir été correctement informé par la presse ces 2 dernières années, tant mieux pour vous. Mais on peux aussi être d’avis qu’elle a complètement manqué d’indépendance.

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